La victime oubliée

La victime oubliée

Jonathan Delay, dans un village de l'Essone où il vit, le 30 avril 2015.
Jonathan Delay, dans un village de l’Essone où il vit, le 30 avril 2015.

Dos au mur, ce jeune homme de 20 ans va de nouveau affronter son passé. Quatorze ans plus tôt, avec ses frères, le garçon dénonçait les actes pédophiles de dizaines d’adultes, dont ses parents, Myriam Badaoui et Thierry Delay. Entre 2004 et 2005, au procès de Saint-Omer puis en appel à Paris, 13 des 17 accusés sont acquittés. « Un désastre judiciaire sans précédent », déclare alors le président Jacques Chirac. Jonathan fait partie des douze enfants reconnus comme victimes, autant de vies cassées. Depuis, il a connu les foyers et la rue. Mais sa plus grande blessure, c’est qu’on ait pu douter de sa parole d’enfant. Il s’est porté partie civile dans le procès qui s’ouvrira le 19 mai à Rennes et qui jugera cette fois Daniel Legrand – disculpé en 2005 – pour des viols commis avant sa majorité.

Il traverse le restaurant, puis se fige : à droite de notre table, une mère vient de poser son nouveau-né sur la banquette et de le lâcher quelques secondes pour attraper de quoi le changer. « J’ai eu peur qu’il tombe », explique Jonathan. Une semaine plus tôt, dans un supermarché, il a failli en venir aux mains avec un homme qui relevait avec brutalité son gosse tombé du chariot : « Tu n’as pas à lever la main sur un enfant, dit-il. Tu dois lui expliquer les choses, pas le frapper. »

A MOINS DE 1 AN, JONATHAN A DÉJÀ ÉTÉ HOSPITALISÉ DIX-SEPT FOIS

A presque 21 ans, avec ses joues rondes, Jonathan porte encore sur le visage les stigmates de ses jeunes années. De cette enfance fracassée, qu’une vie entière ne suffira peut-être pas à réparer, il n’a que peu de bons souvenirs. Quelques parenthèses enchantées où lui et ses frères, Chérif, Dimitri et Dylan, jouaient en bas des immeubles, loin des quatre murs entre lesquels se déroulait leur calvaire. Parfois, leurs parents les couvrent de cadeaux, mais les enfants savent qu’ils sont « achetés avec l’argent donné par les autres pour nous abuser », raconte Jonathan. A moins de 1 an, Jonathan a déjà été hospitalisé dix-sept fois. Suivi par les services sociaux, il est placé une première fois dans une famille d’accueil à 2 ans, durant quelques mois. A 6 ans, il est seul dans l’appartement avec son père, Thierry Delay, qui a envoyé l’un de ses frères lui chercher de l’alcool. L’enfant revient sans la bouteille demandée et croise sa mère, Myriam, qui anticipe la fureur de son mari et le retient au pied des escaliers. Thierry Delay s’en aperçoit. Pour la pousser à bout, il s’empare de Jonathan, le suspend au balcon du cinquième étage, de l’autre côté du garde-fou, et l’abandonne là. « Je n’avais que la force de mes petits bras pour tenir, se souvient-il. Ma mère a couru pour venir me remonter. Les policiers sont arrivés et c’est là qu’elle a demandé à ce qu’on soit placés définitivement. Pour une fois, elle a agi. »

CHEZ LUI, TOUS LES FILMS VISIONNÉS PAR SES PARENTS AVEC LEURS ENFANTS SONT CLASSÉS X

A son arrivée dans la nouvelle famille d’accueil, Jonathan porte encore des couches, mange avec les doigts, n’est jamais allé à l’école. « On n’avait pas l’âge pour discerner le bien du mal, explique-t-il. Chez nous, l’amour et l’affection n’existaient pas. » L’enfant sent tout de même qu’il ne doit pas parler des sévices qu’il continue de subir lors des week-ends où ses parents exercent leur droit de visite et d’hébergement. Des coups et des viols répétés. Pour expliquer les bleus dont son corps est couvert, il prétexte des bagarres avec ses frères. Mais peu à peu, sa parole se libère, innocemment, justement parce qu’il n’a pas conscience des limites. Devant l’alignement de cassettes vidéo près de la télé, il demande : « Où sont les films pornos ? » Chez lui, tous les films visionnés par Myriam Badaoui et Thierry Delay avec leurs enfants sont classés X.

Commence alors « l’affaire d’Outreau ». Une plongée dans l’horreur et, finalement, la mise en accusation de dix-sept personnes soupçonnées d’avoir abusé de douze enfants. Jonathan a encore en tête les visages de certains inspecteurs. Leur écoute l’a soulagé « même s’ils avaient du mal à concevoir ce qu’on racontait, tellement c’était dur, dit-il. L’arrestation de mes parents a marqué la fin d’un cauchemar ». Ces semaines de procès en première instance, puis en appel, le petit garçon, alors âgé d’une dizaine d’années, les vit comme un énième coup. Trop nombreux, les accusés sont installés sur les bancs des victimes et les enfants à la place des accusés. Les avocats de la défense, plus d’une vingtaine, décident de faire front commun et les accusés de se soutenir entre eux plutôt que de se mettre en cause les uns les autres, comme ils l’avaient d’abord fait. « Tout le monde hurlait et j’étais sous le regard de ma mère, juste en face, se souvient Jonathan. On n’avait jamais le temps de répondre. On était déstabilisés, notre parole mise en doute. »

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Daniel Legrand et son fils Daniel, à droite, acquittés tous les deux le 1er décembre 2005.© Thierry Esch

Lorsque Myriam Badaoui déclare avoir accusé à tort la plupart des personnes mises en cause, c’est pour Jonathan « une double peine » : « On a considéré que parce qu’elle avait menti, nous aussi, dit-il. C’était comme si l’on passait de victime à coupable de nos propres sévices, comme si les rôles s’étaient inversés. » Sur les dix-sept accusés, quatre, dont Myriam Badaoui et Thierry Delay, sont reconnus coupables.Treize sont innocentés et indemnisés entre 200 000 et 2 millions d’euros, contre 30 000 euros en moyenne pour les douze enfants reconnus victimes. Ce procès, qui aurait dû se révéler salvateur pour Jonathan, n’a fait qu’accroître son sentiment d’injustice.

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Le juge Fabrice Burgaud, entouré de ses deux avocats, Me Maisonneue et Me Dupeux, entendu au cours de l’enquête parlementaire sur l’instruction de l’affaire.© Bruno Bachelet

Jonathan entend mal du côté gauche. Les séquelles d’« un truc que mon père m’a enfoncé dans l’oreille », explique-t-il. Depuis, il a des problèmes d’équilibre et ses nuits, quand il parvient à trouver le sommeil, sont peuplées des fantômes de ceux qu’il accuse de l’avoir abusé. Parmi eux, l’un des acquittés revient en boucle. « Pendant des années, j’ai fait ce cauchemar où il m’étranglait. J’étais la tête en bas, face à un miroir, son visage était flou mais je savais que c’était lui. » De quoi le conforter dans ses certitudes, même s’il a accepté, un temps, de se confronter au doute pour finalement mieux le rejeter. Jonathan traîne sa souffrance de famille d’accueil en foyer. Il passe six ans dans un centre, en Belgique, avant d’être renvoyé en France, quelques mois avant sa majorité. « Le soir de mes 18 ans, raconte-t-il, je me suis retrouvé avec mon sac devant la porte du foyer. Ma première nuit d’adulte, je l’ai passée dehors, sur des cartons, contre la baie vitrée de la gare de Boulogne-sur-Mer. » Une ancienne assistante maternelle, Laurence, qui vit à Saint-Etienne, l’héberge pendant un an. Jonathan touche l’argent de ses indemnités, mais le flambe en quelques mois. « Quand tu as eu toute ta vie moins de 5 euros par semaine et que tu te retrouves avec plus de 30 000 euros, c’est impossible à gérer, explique-t-il. Très vite, je suis tombé à la rue. »

L’ALCOOL ET LA DROGUE SONT À PORTÉE DE MAIN. MAIS JONATHAN N’Y TOUCHE PAS

Il expérimente les foyers d’urgence, « avec l’alcool et la drogue à portée de main ». Il n’y touche pas et affirme : « Je voulais rester moi-même, ne pas perdre la face. » La nuit, il marche ; le jour, il se débrouille pour dormir quelques heures et prendre une douche chez des amis dont les parents sont au travail. Lorsqu’il rencontre Homayra Sellier, fondatrice et présidente de l’association Innocence en danger*, qui l’a toujours soutenu depuis, le jeune homme vit dehors depuis plusieurs mois, une jambe infectée. Bénéficiaire de la CMU (couverture maladie universelle), il n’a droit à aucun soutien psychologique particulier. Pour tenter de faire taire sa douleur morale, Jonathan prend des médicaments, puis fait plusieurs tentatives de suicide avant de passer trois semaines en psychiatrie.

Pour lui, ses parents « n’existent plus ». Lors des premiers placements, « quand je n’arrivais pas à faire la part des choses, ils me manquaient, c’est obligatoire, c’est l’instinct. C’est après que j’ai réalisé le mal qu’ils m’avaient fait ». Depuis sa cellule, son père lui écrit seulement « deux ou trois fois » pour les anniversaires, mais Jonathan ne répond pas. A sa mère non plus, d’ailleurs. Myriam Badaoui lui demande s’il pourra lui pardonner un jour, si la vie reprendra « comme avant ». En 2011, elle est libérée. Jonathan a 17 ans et accepte de la revoir. Mère et fils se retrouvent dans la gare d’une ville de Bretagne. Elle veut le prendre dans ses bras, mais il repousse cette femme qui n’a pas su le protéger et qu’il a vue, dit-il, « plus souvent nue qu’habillée ». « Elle m’a mis au monde et c’est peut-être la seule chose que je lui dois… ajoute-t-il. Pourquoi n’est-elle jamais revenue vers nous ? Pourquoi n’a-t-elle jamais répondu à nos questions ? »

POUR EXORCISER SES DÉMONS, JONATHAN ÉCRIT, MAIS IL SAIT QU’IL NE S’EN DÉBARRASSERA PAS

Jonathan est retourné à Outreau. La première fois, il remonte au cinquième étage, sans oser frapper à la porte de l’appartement reloué. Des voisins le reconnaissent et lui demandent comment il a « l’audace de revenir ». La dernière fois, c’était il y a quelques mois, pour les 18 ans de son petit frère, Dylan, qui vit toujours dans le quartier, dans un studio loué par un foyer. La tour du Renard n’existe plus. « J’ai marché sur le parking où on jouait quand on était mômes, raconte-t-il. Il y avait toujours la même vieille salle de sport, les mêmes poteaux de basket… » Jonathan a renoué avec une amie d’enfance, Brenda. Une des seules dont il ne se rappelle que les rires. Ceux qui ont été reconnus victimes lors du procès, comme lui, ne veulent plus en entendre parler. Aujourd’hui, Jonathan « commence à être bien ». Hébergé par Christian, médico-sociologue, il aimerait reprendre un bac pro commerce et continuer en ingénierie technico-commerciale. A défaut de pouvoir travailler avec des enfants, son désir initial. Il sait que beaucoup de théories « veulent qu’on viole ses enfants quand on a été violé ». Son père comme sa mère, abusés dans leur enfance, en sont l’exemple type. « On m’a fait comprendre que je pourrais passer mon diplôme, mais jamais travailler », déplore-t-il. Jonathan a appris à se mesurer à ce qu’il nomme « cette peur de soi-même ». Pour exorciser ses démons, il écrit. « Même si je parle, je ne me débarrasse pas de tout ça, ça existera toujours », dit-il avant de concéder : « J’avoue avoir compris que la vie en valait la peine. C’est une certitude encore fragile, mais je la consolide chaque jour. »

Source: http://www.parismatch.com/

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