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Témoignage de la descente en enfer de Nina Delacroix
« Cela ne me dérangeait pas de vendre mon corps. Je n’avais que l’idée de l’argent en tête ».
Dans un livre bouleversant, un père et sa fille témoignent de l’impuissance de l’un face à la descente aux enfers de l’autre.
Cheveux en bataille et verbe abondant, Thierry Delcroix nous invite à prendre place dans le fouillis de son salon. Il faut dire que lui et sa femme, Muriel, sortent à peine de deux ans passés dans une lessiveuse existentielle, où la fée domestique, cadet de leurs soucis, avait déserté.
Leur fille aînée, Nina, 17 ans, fait son apparition.
Chevelure noire, sourcils redessinés au crayon, manucure impeccable, elle prend place à côté de ses parents, qui quitteront bientôt la pièce « pour qu’elle se sente totalement libre de vous parler », précise le père de famille.
Elle est bien métisse, mais eurasienne et non pas noire de peau, contrairement à ce qu’a tenté de faire croire l’émission de reportages « Sept à huit » sur TF 1, diffusée le 16 février.
Prétextant vouloir protéger son anonymat, la production a assombri la peau de la jeune fille et lui a mis une perruque afro, provoquant la colère de nombreux téléspectateurs qui y ont vu un nouveau scandale de « blackface ».
La jeune mineure se serait bien passée de cette polémique qui n’a rien à voir avec le sujet de son livre et qui n’a pas encore eu lieu quand on la rencontre, le 6 février.
« J’ai toujours eu du mal à m’exprimer par oral, souffle-t-elle, une fois seule. Je préfère écrire ».
C’est donc en jetant ses mots sur le papier que la jeune fille a remonté le fil d’un cauchemar qui a duré plus de deux ans.
Au bout de la pelote, un livre, « Papa, viens me chercher ! »*, partition à deux voix qu’elle signe avec son père, récit croisé de la descente aux enfers de Nina, adolescente à l’allure sage et radieuse en apparence, qui, en quelques mois, a vu son existence basculer dans la drogue et la prostitution.
Elle confie, dans une voix aussi fragile qu’affirmée :
« Écrire ce livre, c’est mettre fin à cette histoire ».
Dès son entrée au collège, Nina n’est, en réalité, pas bien dans sa peau. Dans son établissement catholique, où elle est bonne élève et championne de natation, elle est très vite la cible de camarades.
On se moque de ses origines asiatiques – sa maman est d’ascendance chinoise –, de son poids, du fait qu’elle ne porte pas de vêtements de marque.
« Un jour, en cinquième, j’étais indisposée et j’avais une tache à l’arrière de mon pantalon. Des filles l’ont remarquée et, quand je me suis retournée, tous les troisièmes du collège étaient en train de me regarder et de se moquer. Je me suis enfermée dans les toilettes jusqu’à ce que quelqu’un vienne me chercher pour me ramener chez moi ».
Isolée à l’école, très (trop ?) couvée à la maison, elle se lie d’amitié avec une camarade elle aussi un peu à la marge.
« On a commencé à sécher les cours, à aller en ville, au café, à fumer et à boire de l’alcool. Ensuite, j’ai volé de l’argent à mes parents, à mes petits frères. On réservait des chambres d’hôtel pour se poser. Je me prenais pour une grande et c’était exaltant ».
Elle échange aussi avec des inconnus en jouant à Tetris en ligne. Les réseaux sociaux lui offrent l’illusion d’une existence à laquelle elle n’a pas accès dans la vie réelle.
« Je m’exhibais pour montrer aux autres que j’avais réussi, que j’avais un train de vie supérieur au leur ».
Le jour de ses 15 ans, elle sort pour la première fois en boîte de nuit. Droguée, elle est violée par des inconnus.
Ses parents ne le découvriront qu’en lisant les chapitres du livre.
« Nous avons écrit nos témoignages chacun de notre côté, explique le père. Et nous ne les avons découverts qu’une fois le livre terminé ».
Le choc est immense pour ce couple qui pensait que l’amour et l’attention suffisaient pour faire grandir un enfant.
À la naissance de leur fille, ils avaient d’ailleurs quitté l’Afrique de l’Ouest, où Thierry travaillait dans l’hôtellerie, pour créer leur propre société et pouvoir organiser leur temps en fonction d’elle et, bientôt, de ses deux frères, âgés de 14 et 12 ans aujourd’hui.
Sur la dérive de Nina, Muriel et Thierry Delcroix ont mis du temps à ouvrir les yeux.
« Ses premiers mensonges, on les a mis sur le compte de la crise d’adolescence, explique le père. Mais, quand on s’est aperçus qu’elle nous volait de l’argent, qu’elle ne respectait plus les horaires qu’on lui fixait, et qu’elle avait été virée de son collège, là, on a commencé à se demander où on s’était trompés. »
Thierry Delcroix, son père, confie :
« Nina a toujours conservé, grâce à son téléphone, un fil d’Ariane qui nous reliait à elle, comme une bouée de sauvetage. À l’exception de quatre mois de silence radio total où l’on s’est rongé les sangs ».
Après le viol, la situation devient incontrôlable et Nina décroche définitivement de son quotidien de collégienne. Elle découche de plus en plus souvent.
Ses nuits blanches se transforment en fugues. Elle fume de plus en plus de joints, se met à dealer, puis cède aux sirènes de l’argent facile de la prostitution en s’inscrivant sur des sites d’escort.
Elle raconte :
« J’étais déjà sale avec ce qui s’était passé le jour de mon anniversaire. Cela ne me dérangeait pas de vendre mon corps. Je n’avais que l’idée de l’argent en tête ».
Elle, « Eurasienne, grand tour de poitrine, 21 ans, 300 euros l’heure, 2 000 la nuit », enchaîne les passes.
À partir de là se succèdent les allers-retours entre le domicile de ses parents, où elle revient toujours chercher l’illusion d’un réconfort possible, et l’attrait pour une vie de grande, cette autre illusion de liberté et d’indépendance.
Plusieurs fois, elle se dit qu’elle va tout arrêter, rechausser ses chaussons de petite fille.
Mais, à chaque tentative, elle craint d’étouffer :
« Je me barricadais toute seule. Je voyais l’échec avant même d’essayer. Et je n’ai réalisé qu’après coup à quel point mes parents ont tout tenté pour me récupérer. Pour eux, c’était comme un deuil. Ils étaient impuissants face à leur enfant en pleine autodestruction ».
Le père reconnait :
« Il y a eu des moments d’abattement. Des moments d’emportement où l’on s’est dit : après tout, si elle ne veut pas qu’on l’aide, tant pis pour elle ! Mais on revenait vite à la raison. Il fallait tout faire pour notre enfant. ».
Tenir. Rester debout. D’autant plus avec deux jeunes garçons qui peinent à comprendre l’attitude de leur grande sœur.
« L’aîné des deux a été plus durement impacté par ses allées et venues. Il ne comprenait ni n’acceptait ces départs à répétition, cette façon de nous faire du mal », dit Thierry.
Se sentant aussi coupable qu’impuissant, le couple Delcroix va chercher de l’aide : déclaration des fugues à la police (« C’est le weekend, revenez lundi ! s’entend-il répondre), rendez-vous chez le psychologue, signalement aux services sociaux, à la brigade de protection des mineurs…
« Malgré toutes nos alertes, nous avons passé ces deux années dans une grande solitude, se désole le père. Les services sociaux sont très doués pour l’urgence. Mais c’est beaucoup plus compliqué quand il s’agit d’un problème qui dure. Et encore davantage quand les parents ne sont pas, a priori, défaillants, négligents ou violents ».
Dans l’impasse relationnelle avec leur fille, les Delcroix auraient aimé qu’un tiers leur tende la main, « avant qu’on ne la retrouve dans le coffre d’une voiture », glisse Thierry, dans une provocation désespérée.
Heureusement, ce n’est pas du coffre d’une voiture mais dans le huis-clos d’une chambre de banlieue parisienne que Nina sera délivrée, en février 2019.
« J’ai bloqué le numéro de téléphone de celui dont je pensais être amoureuse, mais qui, en fait, me séquestrait, et j’ai arrêté la cocaïne du jour au lendemain », raconte-t-elle.
Ses parents n’arrivant pas à la retenir, elle est placée dans une famille d’accueil avec leur accord et celui d’une juge des enfants.
Là, elle commence lentement sa convalescence.
« Le livre en fait partie, poursuit-elle. C’est une façon pour moi de me libérer de mon passé ».
Ce que confirme son papa :
« En écrivant ce livre, elle s’est rendu compte qu’elle n’était pas toujours maîtresse de ses décisions. Qu’elle a été embarquée dans un système de mauvaises rencontres, que les réseaux sociaux ont facilitées. Sans eux, elle serait tombée beaucoup moins facilement dans la toxicomanie et la prostitution ».
Après plusieurs mois en famille d’accueil, Nina est revenue vivre avec ses parents et ses deux petits frères en décembre 2019.
Son livre vient de sortir.
Une résilience express, très rapide.
« On a pu faire cet ouvrage parce que l’histoire se termine bien, confie Thierry. Mais je suis lucide. Le plus dur n’est pas forcément derrière nous. Nina est encore fragile. Un jour ou l’autre, il faudra aussi engager des poursuites judiciaires contre les auteurs des violences qu’elle a subies. Aujourd’hui, elle en est sortie, mais je suis plus inquiet pour l’avenir. Elle porte ce qu’elle a vécu et risque de replonger si un obstacle se présente sur sa route ».
En attendant, Nina a repris ses études.
Avec l’aisance de la bonne élève et dans l’anonymat d’un nouveau lycée où personne ne connaît son passé. Elle a jeté sa garde-robe d’escort et ses talons hauts.
« J’ai réussi à reconstruire un cercle social. Il est restreint, mais ça me va. Je fais des efforts pour ne pas me tenir à la marge, même si, bien souvent, je ne parviens pas à entrer dans les conversations, je n’ai pas les mêmes centres d’intérêt que mes camarades. Mais la solitude ne me dérange pas. Je préfère être seule que mal accompagnée », conclut, dans un murmure, la jeune fille dont l’apparente maturité peine à dissimuler la persistante vulnérabilité.
* « Papa, viens me chercher ! », de Thierry Delcroix et Nina avec Jacqueline Remy (Éditions de L’Observatoire).
Source : elle.fr
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