France | La violence sous protection institutionnelle : enquête et recueils de jeunes

non

Expériences et parcours des jeunes récemment sortis de placement
photo d'une peluche tenue tristement par un enfant seul sur un banc
Un tiers des Canadiens affirme avoir subi des violences sexuelles ou physiques lorsqu'ils étaient enfants ou adolescents
Ces dernières années, de nombreux rapports et témoignages ont interpellé les pouvoirs publics sur les violences au sein d’institutions de la protection de l’enfance. Voici les types de violence subis et repérés par les interviewés et les contextes dans lesquels les jeunes y ont été confrontés.

Les violences entre jeunes et adultes semblent particulièrement prégnantes dans certaines familles d’accueil, les violences entre pairs sont
plus fréquemment dénoncées dans les établissements de la protection de l’enfance comme les foyers.

Les orientations des politiques publiques et le manque de moyens alloués à la protection de l’enfance sont eux-mêmes à l’origine de violences.

Certains moments apparaissent particulièrement critiques du point de vue des jeunes

L’entrée en placement, les changements de lieux de prise en charge et la sortie de l’ASE.

Deux récents documentaires ( Louvet S., Pièce à conviction, « Enfants placés, les sacrifiés de la République », France 3, 16 janvier 2019 et
Pièces à conviction, « Enfants placés : que fait la République ? », 27 janvier 2021 ) et plusieurs livres autobiographiques ( le plus médiatique est celui de Lyes Louffok, Dans l’enfer des foyers, en 2014 ), ont mis à l’ordre du jour les violences que peuvent subir les enfants et les jeunes dans les institutions relevant de la protection de l’enfance.

Dans les réseaux sociaux, des témoignages de violences physiques, d’abus sexuels et d’atteintes aux droits vécues par des mineurs sur les lieux de placement émergent régulièrement.

En 2015, le gouvernement a proposé une feuille de route de la protection de l’enfance dans laquelle l’une des préconisations est intitulée : « Renforcer les contrôles et prévenir les violences institutionnelles ». C’est également l’un des axes du plan 2020-2022 du secrétaire d’État à la protection de l’enfance, Adrien Taquet.

La question de la violence dans les structures de protection de l’enfance, un problème mit sur la table depuis les années 1950

La sociologie s’est fortement interrogée sur les institutions asilaires totales (Goffman, 1968) et sur ce qu’elles produisent sur les individus. Rares sont les travaux qui s’appuient sur l’expérience des victimes de violence.

Les jeunes qu’ y ont été interrogés nous ont révélé de nombreux faits douloureux dans leur parcours de protection

Relayer la parole portée par les anciens placés nous est apparu d’autant plus important qu’elle est longtemps restée inaudible dans l’espace public. Les dossiers des jeunes placés laissent très peu de traces de ces évènements. Cette voix continue d’avoir du mal à se faire entendre en raison de l’invisibilité de cette population disqualifiée.

La violence institutionnelle :

« Toute action commise dans ou par une institution, ou toute absence d’action, qui cause à l’enfant une souffrance physique ou psychologique inutile et/ou entrave son évolution ultérieure »,

S. Tomkiewicz et P. Vivet (1991).

« Tout ce qui contredit ou contrevient aux lois du développement, tout ce qui donne prééminence aux intérêts de l’institution sur les intérêts de l’enfant »,

Corbet (2000).

L’étude menée s’est focalisée sur la perception des jeunes ayant subi des violences de leur parcours, des interactions avec les travailleurs sociaux et de l’institution en général.

Présentation de l’enquête et du recueil de la parole des jeunes

L’étude ELAP comporte 2 vagues d’enquête par questionnaire et 2 vagues d’entretiens. Son objectif est de mieux connaître les conditions de vie et de sortie des jeunes en fin de parcours en protection de l’enfance. A la suite de ces 2 passations de questionnaire, une équipe de chercheuses a mené plus d’une
centaine d’entretiens auprès d’une partie de ces jeunes qui étaient alors quasiment tous sortis du dispositif de protection de l’enfance.

Il est apparu que les révélations de violences au cours des entretiens étaient récurrentes :

des violences physiques, psychologiques (y compris le racisme), les violences sexuelles, les changements de lieux de placement sans tenir compte des attaches affectives et enfin les violences ou discriminations à l’école liées au statut d’enfant placé.

Mais aussi les violences psychologiques liées aux suspicions lors de l’évaluation des Mineurs isolés Étrangers (MIE) et celles résultant de la pénurie de places en protection de l’enfance : elles font écho à la fin de parcours en protection de l’enfance. La stigmatisation de l’enfant placé, une image violente que différentes sphères extérieures leur renvoient notamment à l’école, est aussi ressortie.

Parmi les 107 entretiens réalisés, nous avons retenu le témoignage de 37 jeunes qui ont évoqué une ou plusieurs périodes de placement particulièrement éprouvantes.

Celles et ceux qui ont témoigné de violences ont connu des parcours de placement plus heurtés, marqués par les ruptures et les sorties précoces. Ils ont plus fréquemment connu plusieurs lieux de placement, la moitié ayant connu 4 lieux et plus. Leur premier placement se situe pour la moitié d’entre eux entre 4 et 13 ans.

Ils ont aussi été plus nombreux à dire avoir dû quitter un lieu d’accueil où ils voulaient rester. De même, ils ont plus souvent dû rester dans un lieu d’accueil qu’ils voulaient quitter. Au total, cette absence de prise sur les décisions les concernant touche 8 jeunes sur 10 ayant abordé des formes de violences.

Les mineurs non accompagnés sont soumis à une prise en charge spécifique, fréquemment à l’hôtel19, s’apparentant à une simple mise à l’abri, de type “115 jeunes”. Cette prise en charge minimaliste, cumulée à un parcours migratoire éprouvant, peut les conduire à supporter sans protester, en attendant des jours meilleurs et l’intégration d’un foyer. Nombreux sont les MNA interviewés qui minimisent les souffrances vécues au cours du placement.

Un deuxième constat est que les jeunes confrontés à des violences avant le placement tendent à relativiser celles subies dans l’institution, attitude particulièrement fréquente chez les garçons.

Les jeunes qui ont grandi dans un climat de violence placent donc le curseur très haut avant d’identifier une situation comme relevant de la violence.

La chape de plomb autour des violences sexuelles

En France, 21% des jeunes filles victimes de violences sexuelles ont connu un placement, On estime que 31 % des filles et 12 % des garçons placés ont été victimes de violences sexuelles.

Quels que soient l’auteur et le moment et, parmi l’ensemble des types de violence, ce sont celles dont la révélation tarde le plus.

Les violences sexuelles subies sur un lieu de placement ont été difficiles à repérer. 5 jeunes les ont néanmoins évoquées, le plus souvent à la fin de l’entretien.

Justine attend le second entretien pour expliquer son choix de ne plus être accueillie en famille d’accueil après un placement long de 10 à 16 ans, se séparant ainsi de sa petite sœur dirigée comme elle dans un autre lieu d’accueil :

“J’ai failli être touchée par le mari de l’assistante maternelle, donc le lendemain je suis allée porter plainte avec le
CPE .”

Ce fait et l’attitude de son référent éclairent la fracture dans son parcours :

“En fait, ils croyaient que je mentais… Mais c’était dur, oui. Après le foyer où j’ai été pendant un an, eux [équipe éducative du foyer] me croyaient mais mon éducateur [référent] ne me croyait pas. Il croyait que je mentais juste pour quitter le truc. Donc, je lui ai dit clairement : « Vous croyez vraiment que j’aurais menti déjà pour être séparée de ma sœur ? Non. Deuxièmement, c’est pas parce que je m’entendais mal avec la famille d’accueil que c’était une raison pour mentir. Et troisièmement, vous croyez vraiment que j’aime me retrouver dans une structure où je ne me sens pas du tout à l’aise, où je ne suis pas en adéquation avec le reste de cette communauté qui est autour de moi ?”

La mise en question de l’institution de protection de l’enfance entraine alors un défaut de soutien dans les démarches pour porter plainte et une absence d’accompagnement de la victime.

Le recueil de la parole de l’enfant dans les situations de violences sexuelles s’avère complexe. Les jeunes victimes, principalement les filles, restent fréquemment perçues comme fragiles psychologiquement, pouvant élaborer de fausses histoires pour mettre à mal l’institution.

Les familles d’accueil : un huis-clos propice aux violences psychologiques

Les violences psychologiques sont fréquemment apparues dans les entretiens. Les familles d’accueil semblent le lieu de prédilection de la violence psychologique. Ceux qui ont quitté leur famille d’accueil au moment de l’enquête (en première vague, alors qu’ils sont toujours placés) ont souvent entretenu des liens tendus avec cette dernière, ou en tous cas de moins bonne qualité que ceux qui y demeurent. C’est donc au travers du récit des ruptures de prise en charge que nous avons pu mesurer les violences psychologiques vécues parfois durant de longues années.

L‘ambiguïté des relations enfants/accueillant liée au fait que l’accueil est un service rémunéré, et le sentiment de discrimination, particulièrement fort parmi les jeunes issus de l’immigration.

Alors que ces derniers attendent un investissement affectif de leur part, ils s’aperçoivent parfois que leur accueil repose sur une transaction financière, ce qui peut être très mal vécu.

Les jeunes accueillis se plaignent fréquemment du fait que les éducateurs ou les familles d’accueil ne font ce métier que pour l’argent. Des tensions peuvent aussi naître lors de la distribution de l’argent de poche ou de l’argent de vêture. Parfois, l’enjeu de l’argent devient une “arme” pour une famille d’accueil en mal d’autorité ou de soutien éducatif.

En plus du sentiment d’être accueillis pour de l’argent, certains enfants ont souffert de pratiques d’exploitation de la part de leur famille d’accueil. Le plus souvent, il s’agit de filles qui ont dû assumer de nombreuses tâches domestiques.

Les normes éducatives sont difficiles à appréhender par certains jeunes, surtout pour ceux ayant connu des carences éducatives familiales ou qui viennent d’arriver dans un pays dont ils ne connaissent pas les pratiques et encore moins leurs droits dans les lieux d’accueil. Ces traitements dégradants vécus durant l’enfance contribuent à la naissance d’un sentiment d’exclusion qui reste vivace des années plus tard, quand les enquêtés sont devenus de jeunes adultes. Dans le cas particulier des jeunes issus de l’immigration, ces situations se doublent parfois du sentiment d’être discriminé, le stigmate de la situation d’enfants placés se cumulant à celui lié à une origine étrangère.

Le cumul des discriminations

Le sentiment d’être déconsidéré et exploité est particulièrement fort chez les jeunes filles issues de l’immigration ou celles récemment arrivées en France dont certaines ont souffert de racisme.

Lorsque Rosie arrive à 15 ans de la République Démocratique du Congo, elle est placée en famille d’accueil d’urgence. Elle vit un enfer mais n’ose pas parler à sa référente ASE, ne connaissant pas le système et ayant peur de passer pour une menteuse.

“ On se lève à 7 heures du matin. On commence à faire le ménage, on fait, on
était comme des servantes quoi. Enfin… ”, Rosie.

D’accord. Vous dites « on » parce qu’il y avait eu d’autres…

“ D’autres jeunes filles du même âge que moi. Enfin comme moi. Et on était les 2 à s’occuper de la maison.

Elle était là à donner des ordres “Faites cela, faites ceci, faites ça !” Le matin on déjeunait pas, à midi on attendait le reste de ses enfants pour manger, quand il pleuvait elle nous mettait dehors. Elle m’a fait faire le lit au moins 10 fois. Avant elle a dit : « Si tu fais pas très bien ton lit, ben il faut que tu laves tout avec de l’eau de javel parce que ça va laisser vos microbes ici, vous les africaines on sait pas si vous avez le sida ou des trucs comme ça, faut bien nettoyer ».

Même pendant le repas, ce qu’on mange, parce qu’on mangeait des restes de ses enfants qu’elle ramassait comme ça des fois dans la chaise, après elle met sur la table à manger parce qu’il faut pas gaspiller la nourriture. C’était vraiment difficile. Même le sel « Non vous  touchez pas à mon sel ». Sur le canapé, on n’a pas le droit de s’asseoir dessus, on passait toute la journée debout. Toute la journée on était debout. « Non, restez loin de mon canapé, restez debout ! » Même la télé, pas le droit de regarder la télé. On était toujours à la terrasse, on pliait les vêtements, on triait les vêtements de ses enfants, enfin les femmes de ménage quoi, toujours H24.

Une fois placés dans une famille, les jeunes ont le sentiment d’être devenus invisibles aux yeux de l’institution censée veiller sur eux.

Des violences physiques entre pairs plus prégnantes dans les foyers et hébergements autonomes

Cumulées aux violences subies dans la famille de naissance, les violences au sein des familles d’accueil ou émanant des institutions ont “abîmé” les jeunes et engendré chez eux de la colère. Lorsque le placement en famille d’accueil échoue, l’orientation en foyer est souvent préconisée. Les rapports de genre peuvent être particulièrement violents, notamment au sein des foyers mixtes.

Des pratiques dysfonctionnelles d’un professionnel ou de l’ensemble d’une équipe peuvent augmenter le niveau de violence entre adultes et jeunes et entre jeunes pairs.

Si les jeunes peuvent mal vivre la violence ambiante de certaines institutions, celle-ci peut aussi être ressentie par le personnel, entrainant une escalade de la violence liée à des modes d’accompagnement par les professionnels de plus en plus répressifs.

Les violences structurelles, liées aux politiques et au fonctionnement de l’institution

Contrairement aux violences interactionnelles, les violences structurelles sont généralement le fait d’agents moins identifiables par les jeunes, dits “de seconde ligne”. Les juges des enfants, les inspecteurs de l’enfance et les référents ASE, chacun à leur niveau, prennent des décisions dans la vie de l’enfant qui peuvent être lourdes de conséquences.

Plusieurs moments apparaissent particulièrement propices à la naissance d’une souffrance s’apparentant à de la violence : l’entrée en placement, les changements de lieux de prise en charge et la sortie de l’ASE.

Les âges d’entrée en protection de l’enfance sont très variables. Les témoignages montrent combien les enfants et les jeunes se sentent peu associés aux
décisions qui les concernent.

Les premiers contacts avec l’institution ou le premier placement affectent et teintent les conditions dans lesquelles vont s’exprimer ensuite les relations entre l’enfant, les parents et les professionnels.

L’enfant, objet de décision plutôt que sujet de droit

Le corps professionnel privilégie des pratiques qu’il considère être les meilleures pour l’enfant plutôt que la parole et le souhait de ce dernier. Ces décisions, qui tiennent compte à la fois de l’exigence du maintien des liens familiaux mais aussi des disponibilités de places dans les différentes formes de prises en charge, sont parfois prises sans tenir compte des besoins de l’enfant.

Si le maintien du lien avec les parents est au cœur d’un grand nombre de décisions, le maintien des liens avec la fratrie est souvent rendu impossible en raison de la faible capacité des accueils. La rupture des liens avec les frères et sœurs contre le gré de l’enfant amène alors une série de rejets difficiles à rattraper.

La saturation des lieux d’accueil, un défaut d’évaluation des souffrances des jeunes, empêchent les professionnels d’orienter les enfants dans le lieu le plus adéquat le plus rapidement possible.

Les nombreux référents rencontrés dans leurs parcours et le turn-over fort des équipes sont des faits relevés par les jeunes que nous avons interviewés et qu’ils considèrent comme créant une forte instabilité et, pour certains d’entre eux, des difficultés à s’attacher à une figure de référence.

Les violences générées par la pression à la sortie de placement

La perspective de la sortie de l’ASE constitue le dernier moment suscitant chez les jeunes une grande inquiétude, et souvent une véritable souffrance. Ce sentiment peut naître de façon précoce, tellement l’institution leur rappelle avec insistance que cette perspective est inéluctable.

Ceux qui ne parviennent pas à construire un projet d’insertion réaliste aux yeux des travailleurs sociaux s’exposent au risque de se retrouver poussés vers la sortie. C’est le cas des jeunes qui abandonnent les études ou n’ont pas de projet professionnel, mais aussi de ceux dont les ambitions sont jugées incompatibles avec les délais imposés par l’institution.

Les extraits d’entretien témoignent de la violence ressentie face à la mise à la porte, faisant écho au caractère traumatisant des expulsions. Ainsi, pour certains, la fin de leur séjour à l’ASE est à nouveau marquée par le sceau de la violence, parachevant des parcours où ils ont le plus souvent déjà été malmenés.

La violence la plus difficile à vivre est celle qui se heurte à des portes fermées, sans possibilité de partage avec un tiers ou sans aucune réponse adéquate à celle-ci.

Source(s):

INED Institut National d'Etudes Démographiques - JUIN 2021
Isabelle Lacroix, Sarra Chaïeb, Pascale Dietrich-Ragon, Isabelle Frechon
La violence sous protection. Expériences et parcours des jeunes récemment sortis de placement, Paris, Ined, Document de travail, 263