France | Chauffeurs de bus scolaires pédocriminels en liberté et en exercice

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Enquête sur un fléau facilité par l’absence de contrôle des employeurs et des autorités
Chaque jour, des chauffeurs de bus condamnés pour violences sexuelles prennent le volant, malgré les risques de récidive. D’après l’enquête de Disclose, les trois-quarts de leurs victimes étaient mineures au moment des faits.

En novembre 2021, l’ensemble de la presse française a suivi le procès de David Ramault. Trois ans plus tôt, l’homme de 45 ans avait violé et tué Angélique Six à Wambrechies, une commune située à 10 km de Lille. Elle avait 13 ans. Durant des jours, la personnalité de « ce bon père de famille » a été décortiquée par la Cour d’assises du Nord. Mais un élément n’a jamais été abordé : sa carrière de conducteur de bus. Bien qu’il n’ait pas rencontré Angélique dans le cadre de sa fonction — ils étaient voisins —, David Ramault a assuré les lignes régulières ou scolaires de la région lilloise pendant huit ans pour le compte de trois sociétés de transport. Sans que personne ne s’inquiète de son passé judiciaire. Pourtant, avant de s’en prendre à Angélique Six, David Ramault avait été condamné à neuf ans de prison pour le viol d’une mineure et l’agression de trois autres femmes ; il était même inscrit au fichier des délinquants sexuels (Fijais).

Pour comprendre comment le meurtrier d’Angélique a pu mener sa carrière de chauffeur de bus sans éveiller de soupçons, Disclose a voulu interroger ses principaux employeurs. À commencer par la société privée Delahoutre, qui l’a salarié un peu plus d’un an entre 2005 et 2007. Le responsable d’exploitation de l’entreprise ouvre le parapluie, renvoyant vers sa direction, qui n’a pas retourné nos questions. De fait, aucun texte n’oblige un dirigeant d’entreprise de transport à contrôler les antécédents judiciaires de ses salariés. Rien n’interdit non plus de recruter un chauffeur de bus scolaire condamné pour viol sur mineur, alors que près d’un quart des délinquants sexuels récidivent, selon le ministère de la justice. Au mieux, le patron peut demander à son futur salarié de lui fournir un extrait du casier judiciaire n°3, où figurent seulement les peines supérieures à deux ans de prison. Mais il peut tout à fait choisir d’ignorer les risques.

C’est précisément ce qu’il s’est passé, en 2008, avec le deuxième employeur de David Ramault : Nord Keolis, une filiale locale du groupe Keolis, détenu à 70 % par la SNCF. Selon l’enquête judiciaire liée au meurtre d’Angélique Six, la direction de l’entreprise lui a demandé un extrait de casier. Mais personne n’a tenu compte de sa condamnation pour viol. « C’est très étonnant parce qu’on fait quand même du transport collectif de personnes et notamment des lignes desservant les établissements scolaires, donc avec des mineurs », témoigne un ancien collègue, interrogé par les enquêteurs. Keolis n’a pas souhaité faire de commentaires.

Même chose en janvier 2015, au moment de son embauche dans une autre filiale de Keolis : Transpole (actuel Ilévia), le réseau de transports en commun lillois. Malgré un examen de son casier judiciaire, le profil de David Ramault n’a suscité aucune inquiétude. C’est l’ex-femme du chauffeur qui raconte le mieux l’absurdité de la situation : « Quand on leur a donné [l’extrait de casier sur lequel figurait la condamnation pour viol], David m’a dit : “Je pense que c’est mort”. Puis finalement tout s’est bien passé et ils lui ont fait signer un CDI », confie-t-elle aux enquêteurs. Sollicitée, Ilévia n’a pas souhaité réagir.

Aujourd’hui, la sœur d’Angélique Six demande des comptes. « Les casiers judiciaires des chauffeurs devraient être beaucoup plus contrôlés, explique-t-elle à Disclose. C’est un métier où l’on est constamment au contact d’enfants ». Elle est d’autant plus déterminée que la profession de David Ramault, à ses yeux et ceux de ses parents, le rendait « insoupçonnable ». Un alibi que le meurtrier de sa sœur a pu construire en partie grâce à l’inaction des pouvoirs publics.

En poste malgré une interdiction d’exercer

Les graves manquements qui ont jalonné le parcours de David Ramault sont loin d’être isolés. Notre enquête, basée sur l’analyse de plusieurs centaines de documents judiciaires et les témoignages de victimes à travers la France, révèle qu’au moins 27 conducteurs de bus et d’autocars sont restés en poste malgré une condamnation, une plainte ou un signalement à leur employeur, depuis 2005. Parmi eux, 21 avaient déjà commis des violences sexuelles.

Le cas de Jean* est lui aussi emblématique. Ce jeune homme de 22 ans a travaillé, entre 2008 et 2013, pour Veolia Transports, devenue Transdev, alors qu’il avait interdiction d’exercer une activité en contact avec des enfants. Sollicitée, Transdev a refusé de s’exprimer sur « un cas qui date de plus de 15 ans ». Dont acte. Reste qu’entre 2013 et 2014, après avoir trouvé un nouveau point de chute dans les Alpes-Maritimes, il a récidivé à deux reprises. La première fois, une mère signale à son employeur d’alors, la société d’autocars Colluccini, un « comportement malsain » rapporté par son fils : il lui aurait touché les fesses. La seconde est liée à l’alerte de la directrice d’un organisme social : Jean avait échangé son numéro de téléphone avec un adolescent de 15 ans et tenu des propos déplacés devant des mineurs. Il écope de simples avertissements de la part de son employeur. Sollicité, ce dernier n’a pas donné suite.

Une enquête est néanmoins ouverte en 2015. À cette occasion, les policiers mettent au jour un stratagème bien rodé : Jean repérait les adolescents fragiles qui empruntaient régulièrement sa ligne. Il leur montrait notamment des vidéos pornographiques, les initiant « à des pratiques sexuelles qu’ils ne sollicitaient pas », selon les enquêteurs. L’accusé a contesté les faits, évoquant « une drague maladroite ». En 2021, le conducteur de bus est condamné par le tribunal de Montluçon à un an de prison pour corruption de mineur.

Dans cette affaire, la justice a également failli. Pendant les deux premières années de l’enquête judiciaire, entre 2015 et 2017, Jean a eu l’autorisation de poursuivre son métier de chauffeur de transports scolaires dans la Creuse, ainsi que sur des lignes régulières à Bayonne, dans les Pyrénées-Atlantiques. Et ce, malgré sa condamnation pour des faits à caractères sexuels et « le risque de récidive », pointé par un rapport d’expertise psychiatrique.

La responsabilité des pouvoirs publics en question

Transdev, Keolis, Ilévia… Ces sociétés de transport ont en commun d’assurer un service public pour le compte de métropoles, de départements ou de régions. On pourrait donc s’attendre à un contrôle étroit des pouvoirs publics afin d’assurer la sécurité de leurs usagers. Pourtant, là encore, notre enquête révèle de graves manquements. Exemple avec ADS Transports, une société qui s’occupe de transporter des enfants handicapés pour le compte d’île-de-France Mobilités, l’établissement public qui organise le déplacement des Francilien·nes.

Le 13 mai 2022, Anna* a peut-être échappé au pire. Ce jour-là, comme tous les après-midi, la fillette de 10 ans sort de l’école et se dirige, à pied, vers son domicile parisien. En la voyant, Robert* baisse la vitre de sa voiture portant l’inscription « transports d’enfants » et lui propose de monter à bord. Anna prend peur et s’enfuit. Le soir même, ses parents déposent plainte pour tentative d’enlèvement. La police prend l’affaire au sérieux, fouille le véhicule et trouve des préservatifs et du gel lubrifiant dans la boîte à gants. Les fonctionnaires mettent également la main sur des images pédopornographiques conservées dans son téléphone.

Robert n’était pas stationné devant l’école d’Anna par hasard : il est le chauffeur attitré d’une jeune fille handicapée de 11 ans prénommée Nesrine. Dans la foulée de la première plainte, les parents de Nesrine se rendent au commissariat pour dénoncer, cette fois, une agression sexuelle. « Elle ne distingue pas les intentions des gens, s’alarme sa mère auprès de Disclose. Elle ne sait pas poser les limites de son intimité, il a pu l’agresser sans qu’elle en ait eu conscience ». Deux enquêtes sont alors ouvertes à Créteil (Val-de-Marne). L’une pour agression sexuelle et l’autre pour détention d’images pédopornographiques.

Dans ce cas, comme dans tous les précédents, le chauffeur avait des antécédents judiciaires : il a été condamné, en 2017, pour agression sexuelle sur mineure de moins 15 ans et détention d’images pédopornographiques. Circonstance aggravante, il avait interdiction d’exercer un métier au contact de mineurs et, selon nos informations, était inscrit au fichier des délinquants sexuels, le Fijais. Une aberration pouvant en cacher une autre : l’homme roulait sans permis depuis deux ans. Joint par Disclose, son employeur admet qu’il n’a pas vérifié son casier judiciaire. « Il m’a dit qu’il me le passerait plus tard », témoigne Alexandre Danicourt, le patron d’ADS Transports. « Comme je n’avais aucun souci avec lui, je ne lui ai pas redemandé ». Quant au réseau Île-de-France Mobilités, il se défausse sur son prestataire : « Le contrat précise […] qu’il doit tout mettre en œuvre pour contrôler la conformité de ses conducteurs, et prendre les mesures nécessaires s’il s’apercevait que ce n’est pas le cas ». L’établissement public assure par ailleurs que « les 6 000 conducteurs [du réseau] sont très professionnels et bénéficient de formations adéquates ». Fin 2022, Robert a été condamné pour violences volontaires contre Anna. L’enquête sur les accusations d’agression sexuelle sur Nesrine est toujours en cours.

Pour Marie Grimaud, l’avocate des parents de Nesrine, il ne fait aucun doute que la responsabilité d’Île-de-France Mobilités est engagée. Elle songe d’ailleurs à déposer un recours contre l’établissement public qui, selon elle, aurait dû « s’assurer de l’honorabilité des chauffeurs au nom du principe de précaution et de l’état de vulnérabilité des usagers », explique-t-elle à Disclose. Aujourd’hui, seuls les élus locaux qui président une autorité de transport sur leur territoire (région, département, métropole ou commune), peuvent en effet effectuer ce contrôle d’honorabilité, en consultant le Fijais et le casier judiciaire n°2, plus complet que le n°3. Mais ce n’est pas obligatoire.

Les choses pourraient bientôt changer.

À la suite d’un entretien effectué dans le cadre de cette enquête, en janvier dernier, la sénatrice (LR) Marie Mercier a fait adopter un amendement pour que les gérants de sociétés d’autocar et de bus puissent enfin consulter le fichier national des auteurs de violences sexuelles.

Une avancée notable qui doit encore être confirmée lors d’un vote prévu à l’Assemblée nationale d’ici l’été.

*Les prénoms ont été modifiés

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