Témoignage | Légiste, j’examine les enfants victimes de violences. Ce tabou n’a plus lieu d’être

Caroline Rey-Salmon est pédiatre et médecin légiste. Fondatrice de la première unité médico-judiciaire pédiatrique de France en 2003. Elle reçoit depuis 2010 à l’Hôtel-Dieu des victimes mineures de violences physiques, sexuelles ou encore de harcèlement scolaire. Alors que le gouvernement vient de lancer un plan de lutte contre les violences faites aux enfants, elle nous raconte son quotidien.

J’ai commencé mon parcours de médecin par la pédiatrie. D’abord interne des hôpitaux, je suis devenue chef de clinique en médecine pour adolescents. Là-bas, je me suis découvert une passion pour les adolescents : ce sont des individus extrêmement intéressants et authentiques.

En commençant à travailler avec eux, j’ai découvert qu’ils étaient régulièrement victimes de mauvais traitements, de violences physiques, d’humiliations, de violences sexuelles et d’inceste. À l’époque, je connaissais très mal les rouages judiciaires.

Concrètement, je ne savais pas ce qu’il était possible de faire pour les protéger de tout ça. Démunie, je suis allée voir mon patron en lui disant que je souhaitais m’investir dans ce domaine et essayer de comprendre.

 

Travailler pour les mineurs avec la police

Je me suis donc lancée dans des études de droit pénal avant d’en venir à la médecine légale. En tant que médecin, on a la possibilité de consacrer deux demi-journées par semaine à un travail d’intérêt général au sein d’une autre institution. J’ai donc commencé à travailler à l’unité médico-judiciaire (UMJ) de l’hôpital d’Evry essentiellement le mercredi, soit le jour des enfants. Rapidement, on a monté une consultation pédiatrique avec la brigade de protection des mineurs de l’Essonne

Pendant les dix années qui ont suivi et parallèlement, j’ai pratiqué des autopsies de mineurs à l’Institut médico-légal de Paris.

En travaillant pratiquement exclusivement auprès des mineurs en UMJ, m’est venue l’idée de monter une unité médico-judiciaire pédiatrique, un accueil dédié spécialement aux enfants. Soutenue par Yves Bot, procureur de Paris à l’époque, j’ai ouvert ce service en 2003 à l’hôpital Trousseau. Ce dispositif – inédit au moment de sa création – s’est mis en place de manière assez naturelle.

L’avantage qu’il y avait à monter une unité pour mineurs à Paris, c’est que nous n’avions qu’un seul interlocuteur, à savoir la brigade de protection des mineurs. On s’est beaucoup rencontré, je suis même partie en stage chez eux pour voir comment ils travaillaient, quelles étaient leurs contraintes et comment les articuler avec les nôtres. Dans le même temps, une puéricultrice qui avait eu vent de cette initiative est venue me rejoindre. Sa collaboration a été précieuse.

 

Un accueil individuel spécifique pour les victimes

En 2010, l’UMJ pédiatrique a déménagé à l’Hôtel-Dieu, sur l’île de la Cité à Paris. J’en suis très contente, parce que le savoir-faire que l’on a développé auprès des mineurs a profité aux victimes majeures, dans la mesure où elles ont, elles aussi, pu bénéficier de cet accueil spécifique.

Aujourd’hui, quand les victimes de violences sexuelles viennent nous voir, elles sont accueillies individuellement par une infirmière, qui leur rappelle où elles sont, comment les choses vont se dérouler et répondre à leurs premières questions. Ensuite, cette même infirmière rejoindra le médecin, pour accompagner la victime lors de l’examen. Je le dis souvent : on n’a jamais l’occasion de faire deux fois une première impression. Si vous réussissez cet accueil, tout va bien se passer.

Actuellement, les mineurs peuvent venir consulter tous les jours, aussi bien le matin que l’après-midi. Nous fonctionnons aussi sur le mode de la garde pour les week-ends, de sorte qu’il y ait toujours un médecin qui puisse recevoir quiconque en aurait besoin en dehors des horaires de semaine.

On travaille en étroite collaboration avec les services de police, en fonction des urgences qui sont les leurs (et qui ne coïncident pas forcément avec notre définition de l’urgence médicale) : on peut être amené à voir un patient en priorité, même si son état ne le nécessite pas à priori, parce que la temporalité de la procédure judiciaire l’exige. Alors on s’organise.

 

Violences sexuelles, harcèlement scolaire, bébés secoués

Cette consultation est tenue par des médecins spécialement formés à l’accueil de mineurs, elle se déroule toujours en binôme avec une infirmière, et parfois même avec un autre praticien. Ce sont souvent les mêmes équipes. Nous avons l’habitude de travailler ensemble.

Nous recevons tous les mineurs, de 0 à 18 ans : des victimes ou suspects de violences sexuelles, des suspicions de violences physiques, des enfants repérés par la médecine scolaire qui font l’objet d’une procédure de signalement, des cas de violences scolaires aussi… et puis beaucoup de bébés secoués, puisque c’est ma spécialité.

Même si c’est une consultation médicale tout à fait banale, il y a un certain nombre de petits dispositifs, de rouages et d’attentions qui ont leur importance dans le cadre d’une prise en charge pour des violences.

Avec moi, j’ai presque toujours les mêmes infirmières : au fur et à mesure, une espèce de jeu s’installe entre nous, dans lequel on intègre la victime. Pendant l’examen, on peut plaisanter, on peut écouter de la musique, on peut s’arrêter, reprendre… reporter le rendez-vous aussi. En fait, on écoute la victime et on est hyper souples.

 

S’adapter aux adolescents

Certains adolescents ne viennent pas aux rendez-vous qu’on fixe ensemble. Pas parce qu’ils n’ont pas envie, simplement parce qu’ils ont mieux à faire à ce moment-là.

Aujourd’hui, j’ai très peu de refus d’examen parce que je sais que si un jeune n’est pas prêt, je ne vais pas le forcer. Je vais lui présenter l’endroit, le déroulé de l’examen, les outils que je vais utiliser et je lui redonne un rendez-vous.

Avec eux, j’ai mes techniques, je leur dis : “Je te laisse le numéro de téléphone du secrétariat et tu m’appelles quand tu sens que tu es prêt”. Il faut qu’ils sentent qu’ils ont en face d’eux un adulte responsable. Je ne suis pas leur copine, loin de là, et je m’adapte pour qu’ils puissent trouver l’écoute qui leur convient. Ici, on fait du sur-mesure.

 

Redonner à la victime son statut de personne

Avec ce regard qui est le nôtre, nous les extrayons de leur statut de victime pour leur redonner celui de personne. Au fond, c’est un dispositif assez ludique et ouvert… Il le faut. On ne va pas se mettre à pleurer, sinon on pleurerait du matin au soir et ça, ce n’est pas possible. Franchement, je préfère quand la victime sort de chez moi avec le sourire.

Le meilleur outil que j’ai pour cela, c’est que je suis à l’aise avec l’idée-même de l’examen. Honnêtement, je n’ai peur de rien, je suis ouverte à toutes les hypothèses, prête à trouver des lésions de violences sexuelles, prête à ne pas en trouver, à voir d’autres choses qui ne s’y rapportent pas.

En tant que médecin, je suis à l’aise avec le corps des enfants et des adolescents et j’ai de l’enthousiasme dans mon activité : j’aime examiner une victime d’agression sexuelle parce que je sais que je peux lui rendre service, mais aussi parce qu’on ne peut faire ce travail correctement que si on est vraiment volontaire. Les enfants comprennent tout, ils savent si vous vous sentez bien ou pas auprès d’eux.

 

Respecter le principe de continuité de la prise en charge

Ces enfants viennent rarement seuls à l’UMJ. Ils sont souvent accompagnés par leur(s) parent(s). Plus j’avance dans ce métier, plus je prends du temps pour parler avec eux. Pour réussir un examen pédiatrique, il faut qu’ils soient en confiance parce que l’enfant sent tout de suite si ses parents sont inquiets ou tendus.

Pour les plus jeunes victimes, je les reçois le temps qu’il faut, je leur explique tout ce qui va se passer. La procédure judiciaire – couplée à l’examen médical – est déjà très impressionnante pour des parents, c’est pour cela qu’on ne commence que quand je suis sûre que tout le monde a bien compris ce qui va se passer et pourquoi.

Il y a quelque chose que je mets un point d’honneur à respecter dans la prise en charge de ces victimes, c’est le principe de continuité. Il faut que les gens sentent que mon examen a du sens au sein de la procédure judiciaire entamée, que la police et l’hôpital travaillent ensemble et se comprennent. Pour ce faire, on a travaillé sur des films pédagogiques très courts que l’on a distribués à la BPM. Montrés à la fin d’une audition, ils expliquent de manière simple ce qui va se passer à l’hôpital maintenant que les parents et l’enfant ont été entendus. Il faut leur faire comprendre que chacun des interlocuteurs qu’ils rencontrent sait ce qu’il fait.

Ce raisonnement s’étend aussi en marge de la consultation, puisque chacune des personnes que nous recevons (parents compris) a la possibilité de rencontrer un psychologue du service. Dans ces cas-là, nous faisons en sorte que le premier contact ait lieu dans la semaine qui suit. Parfois, les parents sont beaucoup plus traumatisés que leurs enfants.

Cette violence qui fait partie de notre quotidien, on la gère en équipe. Des secrétaires aux médecins, des psychologues aux infirmières, on sait que l’on peut se parler. On débriefe énormément entre nous pour en ramener le moins possible tous les soirs à la maison. C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes tous très liés. On ne peut pas faire autrement.

 

Pendant le procès, faire revivre l’enfant de la manière la plus intelligible possible

Mon métier de pédiatre et de médecin légiste a plusieurs fonctions. La première est pédagogique : je dois détailler et expliquer à la cour les conclusions de mes examens, qui sont souvent normaux en matière de violences sexuelles.

Par ailleurs, je vais souvent à la cour d’assises, où ma tâche est aussi délicate : il faut que mon discours soit le plus simple et le plus intelligible possible. Il faut que j’essaie de faire revivre l’enfant auprès d’un jury qui n’est que très rarement sensibilisé à la question de la maltraitance et de la violence, et que le métier de médecin-légiste effraie vraiment… notamment à cause de toutes les images d’Epinal qui lui sont accolées.

En dehors de ces fonctions institutionnelles, j’ai un rôle à jouer auprès de chaque famille que je rencontre. C’est un éternel recommencement et une nécessité. Chacun doit être pris en charge du mieux possible. Quand je quitte l’hôpital le soir, il y a des jours où je me dis que j’ai peut-être pu aider, rassurer, soutenir quelqu’un.

 

On a besoin d’un vrai débat public

Aujourd’hui, j’aimerais que l’on parle un peu moins de Donald Trump, un peu moins de François Fillon, un peu moins de la fessée (qui est un débat utile mais qui masque malheureusement la problématique de la maltraitance), pour avoir enfin le courage d’aborder ce tabou de l’enfant maltraité dans la société. Le courage d’en parler, le courage d’y penser face à certaines blessures, face à certains comportements.

On a besoin d’un vrai débat public sur les maltraitances, parce que sans cela, on n’arrivera pas à considérer le problème dans son ampleur. On a réussi à briser le silence écrasant qui entourait les violences faites aux femmes : des politiques se sont emparés du sujet, il y a eu des campagnes et les choses ont bougé en quinze ans. Il est temps que l’on parle des enfants.

J’ai été consultée lors du procès des parents de la jeune Fiona (dont on n’a toujours pas retrouvé le corps). J’ai dû imaginer des hypothèses de décès par rapport à leurs déclarations. Le procès a été extrêmement médiatisé, comme nombre de faits divers sensationnels, qui sont finalement assez loin de ce qu’est la maltraitance ordinaire, des coups, des humiliations ou des blessures psychologiques. De ces histoires bien moins retentissantes, qui sont pourtant le visage de la violence faites aux enfants aujourd’hui. Il faut avoir le courage de traiter ces histoires-là, aussi.

 

Le citoyen a un rôle à jouer contre la maltraitance

Dans cette lutte, le citoyen a un rôle énorme à jouer, qui tient essentiellement du principe de vigilance. Je voudrais qu’on arrête de se boucher les oreilles quand on entend des cris, tous les jours, dans l’appartement du dessus.

Je suis présidente d’une association qui s’appelle le Centre de victimologie pour mineurs (CVM). Nous allons prochainement diffuser sur notre site internet des spots vidéo que nous avons produits et qui présentent trois situations de maltraitance (violences sexuelles, harcèlement scolaire, violences physiques). L’idée n’étant évidemment pas de laisser les gens seuls face à ça, on les aiguille à la fin vers des relais institutionnels qui seront capables de prendre en compte leurs soupçons, leurs inquiétudes ou un éventuel signalement.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette vigilance a à voir avec la solidarité qui doit exister entre chacun des membres de notre société. Il y a urgence à s’occuper des enfants tous les jours.

Source: Nouvel Obs

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