Témoignage | Le média VICE interview les avocats Sophie Soubiran et Philippe Losappio sur leur combat pour faire évoluer la loi sur le délit de non-représentation d’enfant qui condamne dans 80% des cas les mères

À quand la fin du délit qui condamne les mères ?

Photos: Lucie Etchebers pour VICE FR

Faire condamner son ex-femme quand on n’arrive plus à voir son enfant, c’est la parade judiciaire qu’ont trouvée d’anciens maris revanchards. Mais deux avocats ont décidé de riposter.

C’est à la 26ème chambre qu’on se rencontre pour la première fois. Dans la salle flambant neuve du Tribunal correctionnel de Paris, les bancs sont parsemés de pères penauds qui ne paient pas leurs pensions. Entre impatience et grosse concentration, les maîtres Sophie Soubiran et Philippe Losappio, se préparent pour leur grande plaidoirie où ils m’ont conviée.

Ils défendent Corinne*, une cliente aux prises avec un ex-conjoint très procédurier. Et s’apprêtent à tenter en même temps un coup judiciaire. Leur cliente est accusée du délit de non-représentation d’enfant.

« Ce délit, c’est une machine à faire condamner les femmes »,

estime Philippe Losappio. Chaque année, près de 80% des condamnés pour le délit de non-représentation sont des femmes.

En règle générale, après une séparation, les parents se mettent d’accord sur une garde partagée devant la justice. Le plus souvent, la mère prend les enfants au quotidien et le père les récupère pour le week-end ou les vacances. On s’arrange au fil des semaines. Mais il suffit parfois d’un coup de sang pour que tout déraille.

Si le père n’arrive pas à voir son enfant, il peut employer deux (grands) moyens : porter plainte au commissariat ou citer à comparaître son ex-femme au tribunal. La mère, qui a la garde de l’enfant, risque alors d’être condamnée pour ce fameux

« délit de non-représentation d’enfant ».

Elle est considérée comme responsable, et donc fautive, si l’enfant n’est pas « représenté ».

Sophie Soubiran et Philippe Losappio ont alors décidé de se battre pour faire évoluer la loi en déposant deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) devant le tribunal, puisque depuis 2009, les avocats ont accès à cet outil pour remettre en cause une loi qu’ils n’estiment pas conforme à la Constitution. Pour mieux comprendre pourquoi la loi devait changer, on est allé poser quelques questions aux deux avocats.

L’avocate Sophie Soubiran

VICE : En quoi ce délit est-il problématique ?

Sophie Soubiran : En travaillant sur le dossier de Corinne, on s’est dit que le délit était détourné non seulement par l’ex-mari de notre cliente, mais par beaucoup d’autres. Ce délit est très instrumentalisé pendant une procédure de divorce. Il y a chaque année des décisions de justice, où la mère est condamnée, alors que le père a commis des violences contre la femme ou l’enfant. Même dans les cas moins graves, où c’est simplement l’enfant qui ne veut pas [se rendre chez son père], on considère que c’est à la mère de convaincre son enfant d’aller voir son père. Mais qu’est-ce qu’on fait quand son ado a 15 ans et ne veut pas y aller ? On le force ? La mère se retrouve coincée avec une double peine.

Philippe Losappio : Dans le cas de Corinne, c’est le père qui s’est mal comporté, c’est lui que ses enfants ne veulent plus voir. Et c’est la mère qui doit prouver qu’elle a tout fait pour que ses enfants le voient. Dans le même temps, quand le père annule 10 minutes avant par sms ou par mail son droit de visite en disant

« Désolé je suis pris, je ne peux pas prendre les enfants »,

il n’y a pas de sanction. La mère défait les sacs et prépare à manger. Mais si un jour, il n’est pas « pris » et que ses enfants ne lui sont pas présentés, la mère est condamnée. C’est une honte sociale.

« La mère risque une inscription au casier judiciaire, jusqu’à 1 an de prison et 15 000 euros d’amende. Elle peut aussi être interdite de travailler avec des enfants » – Philippe Losappio

Ce délit est-il sexiste ?

Sophie Soubiran : Oui. Il est construit sur une idée très communément admise et problématique : c’est à la femme, et donc à la mère, de faire fonctionner les relations entre tout le monde dans la famille. Toute la responsabilité lui incombe. Elle doit s’oublier, elle, pour permettre que tout le monde s’entende bien. Même après la séparation, c’est à elle de faire appliquer la décision de justice. C’est à elle de remettre l’enfant, comme s’il n’y avait pas trois partis dans l’histoire. Le problème, c’est qu’il s’agit d’une vision sociétale, non pas juridique. Puis, de cette vision-là découle une responsabilité pénale. On leur dit

« Si ça ne marche pas bien, c’est de votre faute [au niveau pénal] ».

Dans la façon dont c’est fait et appliqué, c’est donc complètement sexiste.

Philippe Losappio : C’est quasiment une présomption de culpabilité mise sur les femmes. Quand l’enfant refuse, on met en avant un

« syndrome d’aliénation parentale ».

C’est la mère qui aurait une emprise sur l’enfant et le manipulerait. En fait, ce délit a été inventé par les hommes pour punir les femmes. On cherche à salir en même temps la femme, l’épouse et la mère.

Quelles sont les répercussions pour une mère accusée ?

Sophie Soubiran : Il y a des conséquences très concrètes. On sait que statistiquement une femme est beaucoup plus fragile économiquement que son mari. Dans la majorité des cas, la mère a moins d’argent pour se défendre. Même si au bout du compte elle est relaxée, elle aura quand même perdu. Les procédures sont longues – elles durent entre un et deux ans. Il y a des renvois, il faut payer des frais de justice, un avocat… Elle aura été morte de stress pendant deux ans, parce qu’elle a eu cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Risque-t-elle vraiment d’être condamnée ?

Philippe Losappio : À partir du moment où l’enfant n’est pas représenté, il y a un risque très fort de condamnation. Notre cliente, par exemple, avait sollicité le Défenseur des droits, pour savoir ce qui allait se passer. Les services lui ont répondu :

« On ne peut rien faire pour vous, vous risquez d’être condamnée ».

Pourtant, son ex-mari a été condamné pour violences conjugales contre elle. Mais on traite ce délit comme une contravention. Puisque c’est un délit pénal, la condamnation peut être très lourde. La mère risque une inscription au casier judiciaire, jusqu’à 1 an de prison et 15 000 euros d’amende. Elle peut aussi être interdite de travailler avec des enfants. Même si ça n’arrive presque jamais, une enseignante peut théoriquement perdre son job.

« On s’attaque à un mastodonte, à des millénaires de pensée » – Sophie Soubiran

Sophie Soubiran : Il y a beaucoup de condamnations. Dans les chiffres qu’on a depuis 2012, il y a chaque fois un nombre beaucoup plus important de femmes condamnées. En 2016, par exemple, sur 813 condamnations, 613 étaient des femmes. C’est d’autant plus marquant que les femmes sont globalement beaucoup moins condamnées, sur l’ensemble des délits.

Philippe Losappio : Nous avons déposé deux questions prioritaires de constitutionnalité devant le tribunal correctionnel, parce que nous estimons que le délit ne respecte pas deux principes constitutionnels : le principe de nécessité et le principe de légalité. La Cour de cassation explique qu’en cas de « circonstances exceptionnelles », on ne condamne pas. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Le critère est un peu flou. C’est un peu laissé au bon vouloir des juges. Alors que le droit pénal doit s’appliquer de la même façon partout. Un autre angle, c’est aussi de montrer que lorsque l’enfant est résistant, la mère doit user de son autorité. Le problème, c’est que la façon dont elle use de son autorité peut amener de la violence psychologique ou physique. Elle peut commettre un nouveau délit. Il faudrait donc modifier l’écriture du délit.

Maître Philippe Losappio.

Le 6 mars dernier, le Tribunal a finalement rejeté votre première demande. Une décision attendue ?

Sophie Soubiran : On s’attaque à un mastodonte, à des millénaires de pensée. C’est pas grave. Le combat contre le délit continue. À partir du moment où le débat est lancé, la loi elle-même peut être changée, sans avoir à attendre une censure par le Conseil constitutionnel.

Philippe Losappio : On sème des graines, et on espère que ça va germer. Plus ça sera dit, plus ça sera relayé et mieux ça sera. Notre demande de QPC, c’est un outil. Notre objectif, c’est de le diffuser, que d’autres avocats posent aussi une question de constitutionnalité lorsqu’ils se retrouvent face à ce délit. Une autre voie serait aussi de faire de faire changer la loi en approchant la ministre de la Justice ou des parlementaires.

*Le prénom a été modifié pour assurer l’anonymat de leur cliente.

Source : vice

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