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- 75 | Paris, Alice Lévy, Château de Laversine, Christine Delettre, Claude Imbert, Claude Janssen, Claude Sarraute, Dion Cassius, Dominique Crétin, Étienne Gernelle, Eve Ricard, Famille Adoptive Française, Fernand Aldorf, Filip Nikolic, France, François Delmas, François Gibault, François Mitterrand, Franz-Olivier Giesbert, Gabriel Matzneff, Geoffroy Ader, Gilles Martin-Chauffier, Henriette Dauchez-Malle, Hubert Roux, Inès Chatin, Jean Cadier, Jean-François Lemaire, Jean-François Revel, Jean-Louis Tixier-Vignancour, Jean-Luc Viaux, Jérémie Assous, Jérôme Béglé, Julian Bourg, Lucette Destouches, Lucienne Chatin, Maître Marie Grimaud, Marguerite Bosc, Martine Duhamel, Matthieu Ricard, Michel Guy, Nicolas Revel, Patrick Besson, Patrick Poivre d’Arvor, Pédocriminalité, René Schérer, Ricardo Gaggia, Rodolphe Costantino, Rothschild, Sébastien Le Fol, Serge Roux, Valérie Giscard d'Estaing, Vanessa Springora, Willy Le Devin, Yahne Le Toumelin
C’est une enquête journalistique aux révélations sidérantes, fruit d’efforts de plusieurs mois, que Libération commence à publier ce vendredi.
Relatant sobrement le témoignage d’Inès Chatin, qui a déposé plainte pour dénoncer les crimes sexuels commis pendant des années par un groupe d’intellectuels parisiens sur des enfants.
Cette histoire débute avec des noms, parmi lesquels deux patrons de presse, l’un d’entre-eux idole des conservateurs et membre de l’Académie française, des écrivains et des artistes.
Cette histoire se poursuit avec des victimes, dont l’une aujourd’hui âgée de 50 ans a accepté de nous livrer son terrible récit à visage découvert.
Qui étaient ces intellectuels, ces notables du réseau pédocriminel de la rue du Bac ?
Voici un bref portrait de chacun des pédocriminels connus (bien d’autres ne le seront sans doute jamais) afin de bien se rendre compte du statut intellectuel, de l’influence qu’ils avaient et des protections dont ils pouvaient bénéficier de ce fait.
Evidemment comme bien souvent, “tout le monde savait”, depuis très longtemps.
Gabriel Matzneff
L’écrivain Gabriel Matzneff, né le 12 août 1936 à Neuilly-sur-Seine.
Auteur prolifique, ayant publié une cinquantaine d’ouvrages, il reçoit quelques récompenses littéraires.
Alors qu’il décrit dans certains de ses livres, ouvertement autobiographiques, ses rapports sexuels avec des enfants et des jeunes adolescents, il bénéficie d’importants appuis, notamment dans la sphère littéraire et médiatique, tout en restant relativement méconnu du grand public.
À la fin du mois d’octobre 1974, Gabriel Matzneff publie chez Julliard, dans la collection « Idée fixe » dirigée par Jacques Chancel, Les Moins de seize ans, un essai dans lequel il expose crûment son goût pour les « jeunes personnes », soit les mineurs des deux sexes, semant le trouble car utilisant le mot « enfant » de manière indifférenciée pour des enfants ou des adolescents.
Il écrit :
« Ce qui me captive, c’est moins un sexe déterminé que l’extrême jeunesse, celle qui s’étend de la dixième à la seizième année et qui me semble être, bien plus que ce que l’on entend d’ordinaire par cette formule, le véritable troisième sexe.
Seize ans n’est toutefois pas un chiffre fatidique pour les femmes qui restent souvent désirables au-delà de cet âge.
En revanche, je ne m’imagine pas ayant une relation sensuelle avec un garçon qui aurait franchi le cap de sa dix-septième année.
Appelez moi bisexuel ou, comme disaient les Anciens, ambidextre, je n’y vois pas d’inconvénient.
Mais franchement je ne crois pas l’être. À mes yeux l’extrême jeunesse forme à soi seule un sexe particulier, unique. »
Gabriel Matzneff revendique pour lui-même la qualification de « pédéraste », soit un « amant des enfants », et utilise également le terme « philopède », employé pour la première fois dans les Passions schismatiques.
Il dénonce par ailleurs le fait que le « charme érotique du jeune garçon » soit nié par la société occidentale moderne « qui rejette le pédéraste dans le non-être, royaume des ombres ».
Gabriel Matzneff admet cependant l’existence d’« ogres », d’abuseurs sadiques d’enfants : il se souvient avoir « toujours eu un faible pour les ogres » et a d’ailleurs suscité la polémique en relativisant, le 30 juin 1964, dans les colonnes de Combat, le crime de Lucien Léger, qu’il appelle « un jeune homme seul », ou, le 21 avril 1966, l’affaire des meurtres de la lande au Royaume-Un.
Il achève cependant son propos en dénonçant la « confusion » entre les criminels et l’ensemble des « pédérastes », qui apportent aux « enfants » « la joie d’être initiés au plaisir, seule “éducation sexuelle” qui ne soit pas une foutaise ».
Pour l’universitaire américain Julian Bourg, la distinction opérée ainsi par Matzneff relève d’un désir de défendre les « pédophiles bien intentionnés comme lui ».
Gabriel Matzneff, qui, dans les années 1970, fréquentait assidûment la piscine Deligny, revient sur ses goûts sexuels dans plusieurs de ses livres, notamment dans les différents tomes de son Journal.
Déjà scandaleuses à l’époque de leur parution, ces confessions lui valent plus tard d’être un auteur controversé, surtout à partir des années 1990, durant lesquelles la pédophilie est de plus en plus ouvertement dénoncée par les psychologues et les psychiatres.
Claude Imbert
Né le 12 novembre 1929 à Quins dans l’Aveyron, Claude Imbert, commence sa carrière en 1950 à l’Agence France-Presse pour le compte de laquelle il partira plusieurs années en Afrique.
En 1964, il rejoint la rédaction du journal L’Express, dont il sera rédacteur en chef à partir de 1966.
En 1971, il quitte L’Express et entre comme rédacteur en chef à Paris-Match.
L’année suivante, en 1972, avec les journalistes transfuges de L’Express et Olivier Chevrillon, comme PDG, il fonde Le Point dont il est, pendant près de trente années le principal animateur, directeur de la rédaction puis le directeur général.
À partir de 1976, il est aussi éditorialiste le samedi matin sur Europe 1.
En 2000, il cède sa place au Point à Franz-Olivier Giesbert mais continue de livrer un éditorial hebdomadaire au magazine.
L’éducation, l’Occident, l’Islam, les Anciens, l’impotence publique…
Ses articles ont marqué le journalisme, la vie politique et la société française.
Auteur de nombreux livres, passionné d’opéra, de musique classique, de culture grecque et de littérature, ce bon vivant, gastronome, fervent défenseur d’une culture pour tous et infatigable ennemi de la pensée unique, se revendiquait d’une philosophie hellénique.
Claude Imbert était aussi un fin gastronome, il a été président puis administrateur de Gault et Millau de novembre 1992 à mars 1997.
Claude Imbert cochait toutes les cases de ce qu’on nomme une “réussite éblouissante ” au sein du “système”.
Il incarnait même, cette réussite sociale.
Commandeur de la Légion d’honneur, commandeur de l’Ordre national du Mérite et officier des Arts et des Lettres est décédé en 2016.
Il est un candidat malheureux au fauteuil de son ami et longtemps collaborateur Jean-François Revel à l’Académie française contre l’écrivain Max Gallo lors de l’élection du 31 mai 2007.
Il est également membre de “l’Automobile Club de France ” qui n’accepte pas les femmes et du “Club des Cent” qui ne les accepte pas non plus.
Il est membre du club “Le Siècle”, une association qui regroupe des dirigeants politiques, économiques, culturels et médiatiques.
Ses membres sont en grande majorité des hommes parisiens et dirigée par Olivier Duhamel (voir affaire Camille).
Claude Imbert a monté de véritables réseaux de prostitution. Pour assouvir ses fantasmes pédocriminels, Claude Imbert avait recours à une filière de petits enfants bulgares, qu’il appelait “sa réserve bulgare”.
Jean-François Revel
Jean-François Revel (Ricard de son vrai nom) est né le 19 janvier 1924 à Marseille.
Normalien, agrégé de philosophie, il enseigne en Algérie, à l’étranger ensuite puis en France métropolitaine.
Il quitte l’Éducation nationale en 1963.
Dès 1943 et jusqu’à la fin de la guerre, il participe à la Résistance sous la direction d’Auguste Anglès.
Journaliste de 1960 à 1963, il est d’abord rédacteur en chef des pages littéraires de France-Observateur.
Il fonde et dirige la collection « Libertés » chez l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, de 1964 à 1968, puis chez Robert Laffont.
De 1978 à 1981, il devient directeur de l’hebdomadaire l’Express, dont il était l’un des éditorialistes depuis 1966.
En 1982, il rejoint Le Point, dirigé par Claude Imbert, un ancien de L’Express, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 2006.
Élu à l’Académie française en 1996, Jean-François Revel a écrit une trentaine d’ouvrages.
Passionné de gastronomie, il adhère en 1978 au Club des Cent.
Revel reconnait dans ses mémoires être alcoolique, un « vice » et une « maladie très tôt contractée.
L’alcool a sérieusement marqué sa vie mondaine, l’a imbibée d’amis, d’aigreurs et de solitude.
Amateur éclairé d’art et de poésie, Jean François Revel est décédé en 2006, après avoir tenu son rôle de “grand acteur de la vie intellectuelle et politique contemporaine”.
François Gibault
François Gibault est né le 21 mai 1932 dans le 7e arrondissement de Paris, sa famille est propriétaire du cinéma La Pagode créé en 1931, l’unique cinéma du 7e arrondissement.
François Gibault a mené une triple carrière.
Il est d’abord avocat, et a donc plaidé aux côtés des plus grands ténors de la profession.
Il fut aussi officier dans l’armée française.
Il est enfin écrivain et grand défenseur de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, il a notamment publié sa biographie en trois tomes et c’est lui qui préside aujourd’hui à l’édition des manuscrits perdus puis retrouvés du sulfureux auteur.
En 1969, il est responsable du musée du barreau de Paris, il en reste le conservateur pendant trente ans.
Anarchiste de droite, homosexuel, conservateur, Gibault a défendu des dictateurs comme Bokassa ou Kadhafi et il ne regrette rien, il a participé à la tentative de reconnaissance de la filiation de Jean-Marie Loret, fils prétendu illégitime d’Adolf Hitler.
Officier de la Légion d’honneur depuis le 7 juin 1996, il a été promu au grade de commandeur de la Légion d’honneur le 14 juillet 2011.
A 60 ans, il rencontre celui qui deviendra le chanteur et acteur, Filip Nikolic des 2Be3 qu’il suivra dans tous leurs concerts.
Le futur chanteur emménagera chez ce père spirituel.
Pour sa part, Gibault évoque une relation strictement filiale, le mystère d’une relation entre deux hommes si différents.
Leur relation durera 17 ans, jusqu’au décès du chanteur.
Paris – Quartier Latin Années 70-80
D’autres personnalités ont sévit au cœur du quartier Latin durant les années 70-80.
Michel Foucault
Né le 15 octobre 1926 à Poitiers, mort le 25 juin 1984 à Paris dans le 13e arrondissement, est un philosophe français connu pour avoir fortement critiqué l’univers de la psychiatrie et pour ses idées libertaires sur la sexualité.
Il fut l’une des premières victimes du sida en France.
Dans différents entretiens et articles, Foucault développe sa conception du consentement de l’enfant aux pratiques sexuelles avec un adulte.
Il affirmera sur ce sujet :
C’est difficile de fixer des barrières.
À la fin des années 1960, quand le philosophe vivait en Tunisie, il est accusé d’avoir eu des rapports sexuels avec des enfants.
Ils avaient 8, 9, 10 ans, il leur jetait de l’argent et disait « rendez-vous à 22 heures à l’endroit habituel ».
Il leur donnait rendez-vous au cimetière de Sidi- Bou-Saïd, au clair de lune, et les violait allongés sur des tombes.
Balthus
Balthus est un peintre figuratif français d’origine prussienne et polonaise, né le 29 février 1908 à Paris et mort le 18 février 2001 à Château-d’Œx en Suisse.
Balthus a grandi dans une maison entourée d’art et d’artistes. Considéré comme un peintre sulfureux, Balthus a toujours aimé peindre de très jeunes filles érotisées.
Il expose à la galerie Pierre Loeb en 1934 une série de tableaux mettant en avant des jeunes filles à la pose équivoque, thème qui crée le scandale et qui fera sa célébrité. Mais l’exposition est un échec, aucun tableau n’est vendu.
En 2014 en Allemagne, une exposition de photos de Balthus, évoquant la concupiscence, est annulée.
En 2017, une pétition en ligne à New-York exigeait le décrochage d’un de ses tableaux, accusé d’érotiser l’enfance…
Il sera l’un des personnages cité dans l’affaire des Réseaux pédophiles de St Germain des Prés et dénoncé par Mathilde Brasilier.
René Schérer
Né le 25 novembre 1922 à Tulle et mort le 1er février 2023 dans le 14e arrondissement de Paris, est un universitaire et philosophe français.
Chantre dans les années 1970 d’une réinvention de la pédagogie et de la relation enfant-adulte, il est allé jusqu’à faire dans ses écrits l’apologie de la pédophilie, ce qui a effacé l’ensemble de son œuvre.
Il est également engagé dans le militantisme homosexuel, il participe à la fondation du FHAR, Front homosexuel d’action révolutionnaire, groupuscule d’extrême gauche de soutien à la cause LGBT et très bien implanté à la fac de Vincennes, dont Guy Hocquenghem, avec lequel il entretient une relation homosexuelle, en est un des principaux animateurs.
Tout comme de nombreuses personnalités des milieux intellectuels et d’hommes politiques proches du pouvoir en place, il sera mis en cause dans l’affaire du Coral en 1982.
Lors du procès correctionnel, en 1986, aucune personnalité n’a été poursuivie.
Michel Tournier
Né le 19 décembre 1924 dans le 9e arrondissement de Paris et mort le 18 janvier 2016 à Choisel, est un écrivain français.
Philosophe de formation et germaniste, Michel Tournier est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont le plus célèbre est “Le Roi des aulnes” qui obtient le prix Goncourt en 1970.
Ce roman “Le Roi des Aulnes” est considéré par certains comme présentant du contenu pédophile. le récit du cauchemar d’une victime de violence sexuelle : d’un côté un protecteur aimant, de l’autre, un violeur persuasif et sans scrupule.
l’imaginaire pédophile de certains de ses textes rebuterait sans doute aujourd’hui les éditeurs.
Bernard Pivot a reçu dix sept fois dans ses émissions Michel Tournier, qui n’a jamais caché son goût pour les jeunes garçons et fut pendant 38 ans membre de l’Académie Goncourt.
Emil Cioran
Né en 1911 à Rasinari, en Roumanie (à l’époque austro-hongroise) d’un père prêtre orthodoxe et d’une mère agnostique et mélancolique est un philosophe et écrivain roumain.
Très jeune, Emil Michel Cioran, de son vrai nom Emil Mihai Cioran, développe une vision très noire du monde qui l’entoure.
Dès l’âge de 22 ans, il s’illustre avec l’écriture de son premier ouvrage, “Sur les cimes du désespoir”.
Il étudie en Allemagne et, de retour dans son pays d’origine, devient professeur de philosophie et intègre les jeunesses fascistes.
Engagé comme professeur de philosophie en Roumanie, ses cours consistaient principalement à provoquer ses élèves, qui l’avaient surnommé « le fou dément ».
Il obtient presque 100 % d’échec pour ses étudiants ce dont il est, paraît-il, assez fier.
En 1986, il fait la rencontre de Vanessa Springora, âgée de 14 ans et dans un état désespéré très grave, lié à la relation d’emprise que Matzneff entretient avec elle.
Elle espère trouver de l’aide auprès de Cioran, malheureusement, celui-ci va lui ordonner de se soumettre :
« Vous l’aimez, vous devez accepter sa personnalité, Gabriel ne changera jamais.
C’est un artiste, un très grand écrivain, le monde s’en rendra compte un jour.
Ou peut-être pas, qui sait ?
C’est un immense honneur qu’il vous a fait en vous choisissant.
Votre rôle est de l’accompagner sur le chemin de la création, de vous plier à ses caprices aussi.
(…) sacrificiel et oblatif, voilà le type d’amour qu’une femme d’artiste doit à celui qu’elle aime. »
Revenons sur les déclarations d’Inès Chatin.
Cette histoire a aussi un lieu, le triangle du VIIe arrondissement de Paris où le pouvoir politique, culturel et médiatique régnait dans une totale impunité.
Jusqu’au dernier moment, j’ai pensé ne pas y arriver nous dit Inès Chatin de son audition.
Audition qui fait aujourd’hui partie d’un dossier judiciaire de centaines de pages documentant l’univers pédocriminel de la rue du Bac, dans un somptueux appartement acheté à la famille d’Ormesson par le docteur Jean-François Lemaire, l’homme qui livra entre autres ses enfants adoptifs, dans des séances sordides dont la mise en scène cauchemardesque n’a d’égal que l’infâme sadisme, à l’écrivain Gabriel Matzneff et ses amis.
Si l’adolescent sait qu’il se soumet à des règles condamnées par la société mais qui apportent finalement une certaine jouissance, euh pourquoi pas ?
expliquera froidement le docteur Lemaire à sa fille adoptive, que Matzneff surnommait «ma petite chose exotique».
Eu égard à l’extrême violence des scènes rapportées par Inès Chatin, il a été convenu, avec elle et ses avocats, de ne pas en rapporter certaines à la première personne du singulier.
Libération publie donc son récit, une enquête du journaliste Willy Le Devin qui s’appuiera sur le dossier judiciaire, pour raconter ces faits glaçants qui témoignent de la cruauté de ces hommes de pouvoir, et du courage de la femme qui leur a survécu, et qui parle aujourd’hui.
Pour décrire sa vie, Inès Chatin use souvent d’un euphémisme, dont on devine aisément qu’il est une défense pour s’épargner l’indicible :
Depuis ma naissance, je n’ai connu que des emmerdes.
Qui oserait nommer ainsi les monstruosités dont cette femme de 50 ans a été victime, et qu’elle n’a trouvé la force de révéler qu’aujourd’hui, quarante ans plus tard ?
Longtemps, seule sa peau s’exprimait, étalant sur ses avant-bras l’éventail de maladies matérialisant les troubles invisibles.
Puis, les mots ont jailli, à mesure que le pouvoir de ceux qu’elle présente comme ses bourreaux s’amenuisait, et qu’elle s’éloignait du 97, rue du Bac, adresse maudite du VIIe arrondissement parisien.
Comme si sa mémoire acceptait enfin de décoder l’accès au coffre-fort de ses horreurs.
Ces derniers mois, Libération a réalisé plus de soixante heures d’entretien avec Inès Chatin, ainsi qu’avec ceux qui lui ont permis de rassembler les fragments de son passé.
Un récit terrifiant en surgit, enrichi par une masse d’archives inédites documentant l’univers pédocriminel d’un noyau de l’intelligentsia parisienne des années 70-80.
A l’heure où s’étire la procédure judiciaire née de la publication en 2020 du livre “le Consentement” de Vanessa Springora, dans lequel elle décrivait la relation d’emprise qu’exerçait sur elle l’écrivain Gabriel Matzneff lors de son adolescence, une autre débute cette fois pour Inès Chatin.
A l’automne, cette dernière avait sollicité une audition auprès du parquet de Paris, afin de dénoncer une litanie de sévices sexuels imposés durant son enfance, notamment par Gabriel Matzneff.
Lors d’une courte médiatisation, RMC avait alors révélé une lettre adressée à la justice par ses avocats, Marie Grimaud et Rodolphe Costantino, figeant le caractère vertigineux de ses révélations.
Inès Chatin y était cependant restée anonyme, simplement désireuse d’obtenir des investigations à l’instar de celles engagées dans le cadre de l’affaire Springora.
Et ce, malgré la prescription qui s’applique.
L’initiative a fonctionné, puisque le parquet de Paris a réagi dès le 23 octobre, avec l’ouverture d’une enquête préliminaire, offrant ainsi aux policiers de l’Office des mineurs (Ofmin) un nouveau cadre de recherche d’autres victimes.
Car en réalité, et comme va l’exposer Libération dans une série en six épisodes intitulée «Les hommes de la rue du Bac», la liste des personnes accusées excède largement l’écrivain aux penchants pédophiles revendiqués.
En effet, Inès Chatin témoigne de viols et d’abus commis, de ses 4 à ses 13 ans, par un groupe d’hommes gravitant autour de son père adoptif, Jean-François Lemaire, médecin magouilleur auprès des assurances, fasciné par les cercles de pouvoir et les sociétés secrètes.
Perpétrées dans plusieurs lieux, dont l’épicentre était le domicile familial du 97, rue du Bac, les violences ont débuté non loin, rue de Varenne, dans un appartement mis à disposition par des amis de Jean-François Lemaire.
Des «jeux» sexuels sordides – autre euphémisme, qu’elle utilise devant l’Ofmin – y ont été réalisés sur des enfants, auxquels ont participé de façon certaine, selon Inès Chatin, le fondateur et directeur historique du Point, Claude Imbert, l’écrivain et académicien Jean-François Revel, l’avocat François Gibault, 92 ans aujourd’hui, défenseur en leurs temps de Bokassa et Kadhafi, Gabriel Matzneff et Jean-François Lemaire, son père adoptif.
Lors de ces séances, où ces hommes n’étaient pas forcément tous présents en même temps, plusieurs enfants étaient rassemblés et devaient endurer des pénétrations réalisées tour à tour avec des objets métalliques.
Ordre était donné de ne jamais exprimer sa douleur :
Si quiconque pleurait ou manifestait une résistance, c’est sur lui que les hommes se concentraient, insistaient,
raconte Inès Chatin, le corps encore bardé de spasmes.
Durant ces pratiques sadiques, les hommes «avaient le visage masqué», et portaient «sur eux une sorte de cape ou de manteau».
Sans pouvoir les impliquer formellement dans les sévices, Inès Chatin dispose aussi de souvenirs fragmentaires du président de la banque suisse Worms Claude Janssen et de l’architecte italien «à la voix rocailleuse» Ricardo Gaggia.
A minima, tous ces hommes partageaient, selon elle, «une communauté de pensée», fondée sur de pseudo-références gréco-romaines, et prônant l’émancipation sexuelle des enfants par l’adulte.
Gabriel Matzneff expose ainsi leur doctrine dans les Passions schismatiques, paru en 1977, et rédigé dans son plus pur style provocateur :
Je crois à la fonction socratique de l’adulte.
Les anciens Grecs appelaient l’intelligence hegemonikon, qui signifie le guide.
Tel Kim, dans le roman de Kipling, chaque adolescent a besoin de rencontrer un aîné qui soit un éducateur, un guide.
Aux mères qui agitent hystériquement contre moi l’épouvantail de la police et de la prison, je rétorque toujours, sans me démonter, que pour avoir initié leur progéniture à une sphère infiniment supérieure au marécage familial, et cela dans tous les ordres, on devrait non me punir, mais me décorer.
A mesure que les années passaient, et qu’Inès Chatin grandissait, les «jeux» se sont arrêtés, pour laisser place à des viols commis sur elle seule, par Gabriel Matzneff et Claude Imbert.
De prime abord, on résiste au récit d’Inès Chatin.
Comment concevoir qu’une telle violence, une telle folie aient pu exister, initiées par le propre père adoptif de la victime ?
C’est une des clés de la mécanique du silence dans laquelle elle s’est longtemps murée.
Qui pourrait la croire ?
Pourtant, son récit s’adosse aux nombreux documents qu’elle a livrés aux enquêteurs.
En effet, depuis plusieurs semaines déjà, les policiers de l’Ofmin décortiquent des semainiers détaillés de Jean-François Lemaire, des livres d’or de dîners mondains organisés rue du Bac, des correspondances inédites entre ces hommes, ainsi que des dédicaces de livres originaux.
Ces éléments viennent signer l’extrême proximité de ce groupe d’intellectuels puissants que le «docteur Lemaire» désignait sous le terme «la bande», lors de déplacements communs en Asie du Sud-Est, notamment à Bangkok.
Si Inès Chatin est si affirmative sur l’identité de ses agresseurs, c’est tout simplement parce qu’ils ont peuplé sa vie durant des décennies.
Amis fidèles, mentors, compagnons de voyage de Jean-François Lemaire, ils étaient des figures de son quotidien, surgissant pour un déjeuner, un café ou le simple plaisir d’une discussion littéraire.
Ils étaient là dès le réveil, au retour de l’école, le dimanche midi…
De quoi ancrer chez elle un envahissant panthéon de souvenirs sonores et olfactifs.
Le psychologue Jean-Luc Viaux, chargé de réaliser une expertise de la plaignante, à la demande de ses avocats, décrit en ces termes son traumatisme, écartant l’hypothèse d’une mémoire défaillante :
Mme Chatin n’a pas souffert d’amnésie traumatique concernant ce qu’elle a vécu mais, restée sous emprise, elle a refoulé une partie de ce vécu,
ne gardant que quelques données sensorielles, un souvenir global, des événements, quelques images éparses,
qu’elle situe difficilement dans le temps [au sens chronologique précis, ndlr].
Un travail thérapeutique pourra lui permettre à terme d’affronter ce vécu et de le reconstituer, pour s’en dégager psychiquement
et s’affranchir ainsi de l’emprise et de la place “d’objet” assigné par ses agresseurs.
Dans le langage d’Inès Chatin, cela donne :
Ces hommes étaient à l’intérieur de ma vie.
C’est comme si je leur appartenais autant à eux qu’à Gaston [elle utilise ce prénom comme une digue mentale pour désigner son père adoptif, nous y reviendrons].
Je leur devais le même respect contraint, j’étais forcée à la même intimité.
Ils avaient les mêmes droits sur moi.
Parfois, son avocate, Marie Grimaud, se surprend à employer le terme «oncle» pour désigner Gabriel Matzneff, achevant ainsi de dessiner la métaphore d’un inceste collectif, dont Jean-François Lemaire était le seul réel représentant familial.
Ne résistant d’ailleurs à aucune indécence, «Gaston» a convié les tourmenteurs de sa fille jusqu’à ses noces, en 1997, avec Geoffroy Ader.
Ce descendant d’une autre grande famille, expert en horlogerie, partage depuis, sa vie, ses maux et son combat pour la vérité :
Tous ceux qui s’en prendront à ma femme trouveront un couple sur leur chemin.
Notre force, c’est le nous.
Il existe au moins une autre victime identifiée de ces hommes : le grand frère d’Inès Chatin, lui aussi adopté via l’organisme la Famille adoptive française (FAF).
De deux ans son aîné, Adrien (1) ne souhaite pas participer pour le moment à la démarche judiciaire entreprise par sa sœur, ni voir son histoire intime racontée dans la presse.
Il a toutefois tenu à authentifier le témoignage d’Inès, en paraphant chacune des trois pages du texte dans lequel elle détaille les crimes endurés.
Au pied, il a apposé les mots suivants :
Je, soussigné Adrien, m’associe au récit de ma sœur Inès Ader [son nom d’épouse],
mais ne souhaite pas être davantage mêlé à son action pour ne pas replonger dans ce passé douloureux.
Les enquêteurs de l’Ofmin disposent de cet écrit, ainsi que du nom de deux autres enfants, victimes selon Inès Chatin des mêmes violences à l’époque.
Dans cet univers où les hommes régnaient en maîtres incontestés, une autre personne a été la cible de brimades et de soumission : Lucienne Chatin, la mère adoptive d’Inès, descendante d’une grande famille d’industriels lyonnais.
Maman, c’est le plus beau souvenir de mon enfance,
confie sa fille, la voix étranglée au moment d’évoquer celle qui n’a pas pu les sauver, elle et Adrien.
Dans une mécanique bien huilée de la terreur, Jean-François Lemaire humiliait et battait sa compagne en cas de comportements jugés inappropriés des enfants, parmi lesquels, poser des questions.
Quand on était petits, la conséquence de la parole, c’était les coups, pas sur nous mais sur elle.
Si on faisait quelque chose de travers, quoi que ce soit, une mauvaise note à l’école, il y avait des coups sur elle, explique Inès Chatin.
Cette dernière s’est donc entraînée à se taire et à rester impassible en toutes circonstances.
Pour cela, elle a même inventé une expression : «Pleurer à l’intérieur.»
Aujourd’hui encore, elle dit ne jamais trouver les larmes, même lorsqu’elle est contrainte de se remémorer ce qu’il y a de plus noir.
Après des années passées près de Genève, où elle a fondé une famille avec Geoffroy Ader et travaillé comme journaliste et rédactrice dans la com, Inès Chatin regagne Paris en 2016.
Le somptueux appartement de la rue du Bac, qui n’était autre que le salon littéraire de la princesse de Salm au début du XIXe siècle, est désormais équipé d’un lit médicalisé pour sa mère.
Mais sa dépendance devient trop forte.
Les époux Lemaire intègrent l’Ehpad Le Corbusier de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) courant octobre 2020.
Inès exige alors que sa mère soit placée dans une autre chambre que celle occupée par Jean-François Lemaire.
Pour la première fois, la voilà libérée de son joug.
Mieux, la sœur de Lucienne, avec qui elle était très liée, est installée dans la chambre voisine, si bien que «ses journées sont enfin douces».
En hommage à sa mère, Inès a supprimé le nom Lemaire de son état civil le 5 août 2022, pour lui substituer celui de Chatin, grâce aux dispositions de la loi Vignal.
Ne plus porter Lemaire «était aussi une façon de dénier à Gaston le droit d’être un père», cingle-t-elle.
Parallèlement, elle se lance avec ses proches et Adrien dans la liquidation totale du 97, rue du Bac.
Objets, œuvres d’art, livres…
Tout ce qui est frappé du sceau de l’infamie doit disparaître.
L’appartement sera vendu en 2022, réaménagé de fond en comble par de nouveaux propriétaires, loin des affres du passé.
Mais avant, il a suffi de déplacer quelques meubles, d’ouvrir des tiroirs interdits d’accès, pour qu’un nouveau monde s’ouvre.
Le secret que les «hommes de la rue du Bac» avaient mis tant de soin à bâtir va se fracasser.
Sous les coussins d’un canapé, des cartes postales et des lettres de Matzneff, dont certaines mentionnent nommément Vanessa Springora.
Dans les rayonnages les plus hauts des bibliothèques, des ouvrages ouvertement pédocriminels.
Enfin, dans une pièce à l’architecture très particulière, reproduisant la cabine d’un bateau, sont dissimulés tous les livres dédicacés par Matzneff, ainsi que le Moine et le Philosophe, un essai publié en 1997 sous forme de dialogue, entre Jean-François Revel et l’un de ses enfants, le bouddhiste Matthieu Ricard.
Et puis, scotchée à l’intérieur du secrétaire personnel de Lucienne Chatin, une mystérieuse enveloppe contenant les pages déchirées d’un magazine pornographique sadomasochiste.
Sur les images figurent uniquement des hommes, masqués de noir, et montrés dans des positions obscènes et suggestives.
Inès Chatin y perçoit une volonté de sa mère de laisser derrière elle une trace de l’indicible, ce qui va déclencher chez la femme qu’elle est devenue une légitimité nouvelle à poser toutes les questions, y compris les pires.
Dans son expertise, le psychologue Jean-Luc Viaux use de cette métaphore pour illustrer la mue brutale d’Inès Chatin :
Si son existence a longtemps ressemblé «à un couloir parsemé de portes fermées», elle allait à présent toutes les ouvrir.
C’est là l’autre aspect hors du commun de la vie d’Inès Chatin.
A 47 ans, elle va devenir une enquêtrice acharnée de sa propre histoire, allant même jusqu’à interroger et enregistrer son père adoptif à l’Ehpad, qui reconnaîtra son implication dans les crimes, en justifiera le bien-fondé, et éclaboussera même certains de ses amis.
Dans le dédale de la rue du Bac, elle va aussi retrouver les traces de dons effectués par ses parents à l’association la Famille adoptive française.
Logiquement, elle en conclut que c’est par l’intermédiaire de cet organisme qu’elle a échoué dans «l’antre du malin» – nom donné au 97, rue du Bac par son mari, Geoffroy.
Avec le concours d’une détective privée, elle va d’abord recomposer le puzzle administratif de son adoption, pour s’apercevoir qu’elle est frappée de multiples irrégularités.
Comme le démontrera Libération dans l’épisode suivant de cette série, la FAF a laissé prospérer en son sein, au début des années 70, une filière parallèle de recueil d’enfants abandonnés.
Inès Chatin est passée par ce circuit détourné, arrivant chez les époux Lemaire de façon particulièrement nébuleuse.
Aujourd’hui, l’une des questions essentielles à ses yeux est justement de savoir si elle a été sélectionnée à dessein par «Gaston», et si oui, sur quels critères.
Le fait qu’Inès Chatin soit métisse n’a jamais été neutre dans les sévices sexuels qu’elle a subis.
Lors des viols, Gabriel Matzneff semblait même se repaître de cette caractéristique physique, puisqu’il la surnommait «ma petite chose exotique».
Via son réseau tentaculaire, le docteur Lemaire a-t-il pu s’arroger des enfants, dont la destinée était de subir des crimes sexuels ?
Les premières recherches entreprises par l’enquêtrice privée permettent de constater la présence du nom de François Gibault, qu’elle met en cause comme agresseur, sur une copie de son jugement d’adoption, datée du 2 mars 2000.
L’avocat, qui était aussi le conseil personnel de son père adoptif, est-il la preuve vivante, l’impensable trait d’union entre les drames de sa vie ?
Contacté par Libération, François Gibault a répondu via une lettre envoyée par son conseil, Jérémie Assous.
Il y assure «n’avoir jamais assisté au moindre acte criminel, et n’aurait pas manqué, si cela avait été le cas, d’y mettre un terme et de les dénoncer immédiatement aux autorités».
Il conteste donc «avec vigueur les allégations d’Inès Chatin», dont il estime le récit «inexact».
Sur la présence de son nom sur une copie du jugement d’adoption d’Inès Chatin, François Gibault demeure mutique.
Joint également, Gabriel Matzneff n’a pas donné suite.
La famille Imbert a réagi, elle, par la voix du fils de Claude, l’avocat Jean-Luc Imbert :
Cela me paraît étrange de la part d’Inès Chatin [ils se connaissent de longue date] de jeter le discrédit sur son père adoptif.
Pour autant que je le sache, Jean-François Lemaire et son épouse se sont magnifiquement occupés d’elle.
Quant à mon père, il aimait les femmes, mais pas les petites filles.
On est dans l’époque #MeToo, c’est notre maccarthysme.»
Après publication de notre enquête, Jean-Luc Imbert précise :
Il va de soi que je ne puis qu’ajouter que si les faits rapportés sont exacts, ce dont je persiste à vouloir douter,
j’en suis accablé et évidemment profondément désolé pour Inès,
ne me doutant pas une seconde de l’éventualité que mon père, comme ceux que je connaissais parmi les personnes citées,
puissent s’égarer dans de tels comportements aussi abjects qu’inadmissibles.
Enfin, les enfants de Jean-François Revel, Eve et Matthieu Ricard, ainsi que Nicolas Revel, nous ont fait parvenir la déclaration suivante :
Le récit d’Inès Chatin «faisant état de la participation présumée de notre père, Jean-François Revel, à des actes d’agression sexuelle sur mineur constitue pour nous un choc immense.
Face à la gravité des accusations portées, nous souhaitons que la justice qui a été saisie puisse établir ce qui s’est réellement passé,
quand bien même ces faits remonteraient à plus de quarante ans et impliqueraient de nombreuses personnes pour beaucoup disparues.
C’est l’attente de la victime qui a déposé plainte et dont nous ne doutons d’aucune manière de la sincérité et de la douleur.
C’est aussi notre attente car ces accusations nous plongent dans une incrédulité d’autant plus profonde, qu’elles concernent un homme, notre père,
dont tout ce que nous savons de sa personnalité comme de son comportement tout au long de sa vie, se situe aux antipodes des actes monstrueux qui lui sont prêtés.
Le 14 décembre, l’audition de dépôt de plainte devant l’Office des mineurs fut un premier Everest pour Inès Chatin :
Jusqu’au dernier moment, j’ai pensé ne pas y arriver.
Puis j’ai vu les gardes qui surveillent le bâtiment avec des pistolets-mitrailleurs.
Là, je me suis dit : “C’est bon, je suis en sécurité, je peux enfin raconter.”»
Durant plus de sept heures, elle pave son récit de détails précis, qui ont retenu l’attention des policiers.
A l’égard de ses agresseurs, Inès Chatin n’exprime aucun désir de vengeance.
Elle sait de toute façon que Claude Imbert, Jean-François Revel et «Gaston», morts il y a quelques années, se sont déjà échappés.
Pour les vivants, elle dit :
Aller en prison n’aurait plus aucun sens.
Je veux que la justice les confronte à la gravité de leurs actes.
S’en prendre à des enfants est inqualifiable.
Surtout, elle souhaite agir «pour interrompre la reproduction» des comportements pédocriminels, «être un grain de sable», comme a pu l’être Camille Kouchner avec la Familia Grande.
Ce livre, autopsie de l’inceste commis sur son frère par son beau-père Olivier Duhamel, a bouleversé Inès Chatin, et l’a convaincue de poursuivre sa quête :
Parler, c’est vivre en paix.
Aujourd’hui encore, elle affirme entendre des propos invoquant la permissivité des Grecs et des Romains dans les dîners de la haute société conservatrice.
Peu ou prou les mêmes que ceux réitérés par Jean-François Lemaire, parfaitement froid et lucide, lors de leurs entretiens enregistrés depuis l’Ehpad en 2021 :
Si l’adolescent sait qu’il se soumet à des règles condamnées par la société, mais qui apportent finalement une certaine jouissance, euh pourquoi pas ?
Aux origines de l’adoption de la jeune Inès Chatin, une procédure nébuleuse et une «entremetteuse»
Pour comprendre la façon dont elle est arrivée chez Jean-François Lemaire, qu’elle accuse d’avoir participé à un groupe pédocriminel dont elle fut la victime, Inès Chatin a remonté le fil de son adoption.
Celle-ci comporte de nombreuses irrégularités, et laisse entrevoir un trafic d’enfants organisé au sein même de l’association «la Famille adoptive française».
L’histoire d’Inès Chatin est aussi celle d’une longue quête de ses origines.
Elevée dans un univers pédocriminel du Paris germano-pratin, elle ne put jamais questionner ses parents sur leur choix d’adopter leurs deux enfants, elle et son grand frère Adrien (1), via l’organisme principal de l’époque, la Famille adoptive française (FAF).
“La Famille Adoptive Française” est un Organisme Autorisé pour l’Adoption, apolitique et non confessionnel.
Fondée par Dominique Crétin, ingénieur SNCF et son épouse en 1946.
L’association avait pour vocation première d’aider les enfants de cheminots déportés ou morts dans la Résistance à trouver «des familles de substitution».
En 1948, plus de 400 enfants de 0 à 19 ans avaient déjà trouvé une famille.
Une collaboration étroite se mit en place avec la Croix Rouge Française et l’Assistance Publique, permettant l’adoption de nombreux enfants nés en Allemagne de mères allemandes et de pères français des forces d’occupation.
Des enfants arrivèrent ensuite de Corée et du Liban.
Par son action et son rayonnement, La Famille Adoptive Française apporta une importante contribution au vote des lois de 1966 sur l’adoption plénière.
En 1973, Simone Chalon devint directrice de la F.A.F.
Elle restera à ce poste jusqu’en 2007, laissant à tous un souvenir marquant.
En 1978, commença notre collaboration avec les autorités et associations colombiennes, permettant l’adoption d’enfants de ce pays.
En 1983, l’association est reconnue d’utilité publique, elle a pu donner une famille à près de 6000 enfants, nés en France ou à l’étranger.
Elle fait partie de la Fédération Française des Organismes Agréés pour l’Adoption (FFOAA).
En 1996, elle marque ses 50 ans par l’organisation d’un colloque à l’UNESCO.
Revenons sur la famille d’adoption, chez elle, le carcan du silence ne permettait aucune transgression, et les rares fois où elle s’est hasardée à sonder son père adoptif, Jean-François Lemaire, son autoritarisme coupait court à toute discussion.
Médecin auprès des assurances, il menait une vie nimbée de mystères.
Et exerçait sur son épouse, Lucienne, des violences physiques et verbales répétées, si bien qu’elle ne put jamais disposer d’une quelconque liberté, même de parole.
Ce huis clos étouffant explique aussi qu’Inès Chatin n’ait jamais pu lever le voile sur les sévices sexuels subis de ses 4 à 13 ans, qu’elle attribue à Jean-François Lemaire et à ses puissants amis, banquier, avocat, écrivains.
Pour que sa parole se libère, il a fallu attendre que les époux Lemaire soient placés en Ehpad, à l’automne 2020.
Peu à peu, Inès Chatin fait de nombreuses découvertes en vidant l’appartement dans lequel elle a grandi, au premier étage du fastueux 97, rue du Bac.
Outre des écrits étayant les liens entre ses tourmenteurs, celle qui approche alors des 50 ans met la main sur des reçus de dons effectués à la FAF.
Sachant sa mère enfin en sécurité à l’Ehpad, dans une chambre distincte de ce père honni qu’elle surnomme «Gaston» – son réel état civil – pour le démystifier, Inès Chatin va faire de ces reçus le point de départ de la plongée vers ses origines.
«Tout est étrange»
Afin de recomposer les différentes strates de son dossier administratif, elle décide de recourir au service d’une enquêtrice privée.
Ensemble, elles vont se procurer auprès de diverses institutions (judiciaire, archives nationales) des documents troublants, interrogeant les conditions comme la régularité de son adoption.
Compte tenu de la gravité de son vécu, Inès Chatin suspecte directement «Gaston» d’avoir recouru à un trafic d’enfants, orchestré par son réseau amical et politique.
Si la FAF ne dispose plus de l’agrément des autorités, l’organisme, dont le siège est basé à Boulogne-Billancourt, est toujours habilité à ouvrir ses archives lorsque des demandes valides lui sont adressées.
Depuis les premiers contacts avec la structure, en décembre 2021, Inès Chatin a obtenu quatre entretiens à la FAF, réalisés avec l’actuelle directrice, Christine Delettre, ou la psychologue de l’association, Alice Lévy.
Coopératives sur certains points, les deux interlocutrices vont l’être nettement moins sur d’autres, manifestement embarrassées par la foultitude d’anomalies qui bardent le dossier d’adoption.
«Tout est étrange», ne cessera d’ailleurs de répéter Alice Lévy, en feuilletant les pages.
Contactée par Libération, la FAF jure, au contraire, «avoir transmis à Mme Chatin, conformément à sa demande, tous les éléments présents dans son dossier au 20 décembre 2021».
Sur ce point, l’enquête préliminaire ouverte le 23 octobre par le parquet de Paris permettra peut-être d’en savoir davantage, puisque le processus d’adoption fait partie intégrante de la plainte déposée par Inès Chatin à l’Office des mineurs (Ofmin).
C’est lors du premier entretien avec la psychologue Alice Lévy qu’Inès Chatin va découvrir sa véritable identité.
Son acte de naissance originel lui est présenté :
Le 9 septembre 1973, à 9h30, est née à Montpellier Bérénice Duhamel, de Martine (1) Duhamel, alors âgée de 19 ans.
Détail qui a son importance : la majorité était à l’époque fixée à 21 ans.
Partie sans laisser de traces en 1973, Martine Duhamel est toujours vivante.
Inès Chatin l’a retrouvée, et les deux femmes se sont rencontrées à plusieurs reprises, dans un café de la place de la Comédie, à Montpellier.
Si le choc émotionnel fut intense pour Inès Chatin, il le fut tout autant pour cette femme qui voyait soudain resurgir l’enfant qu’elle a abandonnée quelques jours après sa naissance.
Désireuse de ne s’impliquer qu’a minima dans la quête de sa fille, et très éprouvée par les informations sur les sévices sexuels qu’Inès Chatin lui a livrées pour expliquer sa réapparition quarante-neuf ans plus tard, Martine Duhamel ne s’exprimera pas dans notre série.
Tout juste a-t-elle permis à Inès d’en savoir plus sur les conditions de sa naissance, «le point de départ de cette existence jalonnée d’emmerdes», comme elle le dit si souvent.
«Comme si on avait voulu évincer mon père biologique»
En 1973, Martine Duhamel vit dans un foyer pour «mères adolescentes» du nord de Montpellier, l’Abri languedocien, fondé en avril 1946, a pour but de venir en aide aux mineurs, plus spécialement aux filles mères délinquantes ou inadaptées, Jean Cadier en est le Président et Marguerite Bosc, la Directrice.
Bien qu’âgée de 19 ans seulement, elle y élève déjà un petit garçon.
Voilà cinq ans, elle avait été placée une première fois dans une structure spécialisée, nichée dans une propriété des Rothschild, le château de Laversine, après que ses parents ont perdu tout droit sur elle.
Selon l’expression consacrée, elle est donc «une enfant de la Ddass» – l’ancien nom de l’Aide sociale à l’enfance.
Mais Martine Duhamel sera renvoyée de Laversine lors de sa première grossesse.
La jeune mère arrive alors à l’Abri languedocien, un établissement plus adapté, dirigé par Louise Baert, une travailleuse sociale qui œuvrait dans les lieux de prostitution et les foyers «mères adolescentes» du sud de la France.
C’est dans ce cadre, en proie à une très grande précarité, qu’elle va croiser le père biologique d’Inès Chatin, un étudiant en pharmacie.
De son propre aveu, leur histoire, bornée à «un ou deux rendez-vous», n’avait rien à voir «avec l’amour».
Lors des entrevues avec sa fille, Martine Duhamel en dit d’ailleurs le moins possible sur cet homme.
Inès Chatin va insister pour que sa mère biologique se soumette à un test ADN.
Le résultat confirme à 99,9 % que la quasi septuagénaire est sa génitrice.
Mais soucieuse d’en apprendre davantage, Inès Chatin va ensuite publier son propre ADN en ligne, sur la base de données MyHeritage.
Des semaines plus tard, son génome va «matcher» à 22,9 % – ce qui est élevé – avec un dénommé Serge Roux, présenté par le site comme un «potentiel oncle ou demi-frère».
Miracle, la trouvaille se révèle juste.
Serge Roux n’est autre que le frère d’Hubert Roux, un pharmacien qui se trouvait dans le Languedoc-Roussillon en 1973, en raison de l’affectation à Nîmes de son père militaire.
Tout s’explique enfin, jusqu’au métissage d’Inès Chatin, Hubert Roux étant d’origine ivoirienne.
Avant son décès, le 30 novembre 2023, il aura le temps de dire à sa fille biologique au téléphone qu’il désirait la garder, et l’emmener avec lui en Côte-d’Ivoire, où il a vécu une grande partie de sa vie.
Il confiera aussi qu’on l’en a dissuadé.
Les jours qui suivent la naissance de «Bérénice» se révèlent nébuleux.
Avant sa mort, Hubert Roux a avoué à Inès Chatin que Martine Duhamel l’avait non seulement avisé de sa grossesse, mais lui avait ensuite présenté un enfant «blond».
Surtout, elle lui aurait sur le moment affirmé, l’air grave, que le bébé était atteint de la mucoviscidose.
Une maladie rare et mortelle.
Mon père biologique a trouvé tout cela bizarre, rapporte aujourd’hui Inès Chatin.
Comme si on avait voulu l’évincer.
Cette anecdote est la première d’une longue série «d’étrangetés», pour reprendre le propre terme d’Alice Lévy, la psychologue de la FAF.
Les bébés adoptés et «l’entremetteuse»
Martine Duhamel mettra seize jours à déclarer la naissance de son enfant.
Une éternité pour celle qui désirait, semble-t-il, accoucher sous X, et dont la parole n’a pas été respectée.
A Inès Chatin, elle a même révélé s’être immergée dans des bains de moutarde, avec l’espoir que cela provoque des contractions et un avortement naturel.
Soit le terrible quotidien des femmes avant 1975 et la loi Veil légalisant l’IVG.
C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il faut replacer la suite, un instantané échappé des années 70, difficile à concevoir de nos jours.
Afin d’abandonner officiellement sa fille, Martine Duhamel signe un acte chez un notaire montpelliérain, maître Fernand Aldorf.
Mais la jeune femme est mineure : il aurait fallu, pour que le document ait une quelconque valeur juridique, qu’il soit signé par son tuteur légal, resté au château de Laversine.
Une faille qui aurait déjà dû stopper le processus d’adoption.
Par la suite, la jeune mère confie Inès Chatin à une femme au parcours hors du commun, qui occupe alors un appartement de la résidence «les Cyclamens», dans Montpellier où se bousculent les rapatriés des colonies.
Ex-enseignante en Algérie, Henriette Dauchez-Malle – qu’Inès Chatin nomme «l’entremetteuse» – a ce point commun avec Jean-François Lemaire d’avoir une vie remplie d’activités obscures.
Selon plusieurs témoignages, son logement a servi à recueillir plusieurs bébés, en dehors de toute procédure légale.
Cette histoire, c’est la fille d’Henriette Dauchez-Malle qui la raconte.
Inès Chatin l’a retrouvée à force de tâtonnements et de confrontations des versions parcellaires de son abandon, livrées par Martine Duhamel et la FAF.
Lorsqu’elles se contactent pour la première fois, Véronique Dauchez-Malle a d’emblée ces mots :
Cela fait cinquante ans que j’attends cet appel.
Comme si l’heure était enfin venue d’exorciser un lourd secret de famille.
Fin avril, Véronique Dauchez-Malle reçoit Libération dans son appartement du quartier Estanove, situé non loin des Cyclamens.
Sur le balcon, des tortues achèvent paisiblement leurs feuilles de salade.
Cette femme de 68 ans est un témoin direct du passage éphémère des enfants chez sa mère.
Elle avait entre 16 et 17 ans, et Henriette la réquisitionnait pour s’occuper des bébés qu’elle récupérait auprès des filles mères, à Montpellier, Marseille ou Nice :
Les enfants étaient amenés directement à la maison, ou bien ma mère allait les chercher dans un couffin en osier.
Moi, je m’occupais d’eux. Je les changeais, les couchais, leur donnais les biberons.
Je dirais qu’entre 20 et 25 bébés sont passés chez nous.
Parfois, les enfants et leurs mères étaient pris en photo. Pour qui ? Je ne sais pas.
Mais j’ai gardé des souvenirs de beaucoup d’entre eux, dont Bérénice [elle appelle toujours Inès Chatin ainsi, ndlr].
Au terme d’une période allant de quelques jours à plusieurs semaines, les bébés faisaient ensuite l’objet d’une adoption qui avait tout d’un habillage factice.
Plusieurs traces du passage des nourrissons existent, notamment un cahier à spirales que Véronique dit avoir gardé, dans lequel sont inscrits les noms de ceux passés par les Cyclamens.
Certains étaient handicapés, deux autres sont arrivés de Corée.
Véronique a en outre correspondu avec certains des enfants dont elle s’est occupée, immortalisant par écrit ce capharnaüm de trajectoires intimes.
Enfin, une ex-dirigeante de la FAF lui avait aussi envoyé des mots de remerciements pour son investissement auprès des bébés…
Activités illicites et archives de la FAF
Si l’association demeure aussi embarrassée, c’est parce qu’Henriette Dauchez-Malle a été membre de son conseil d’administration, entre 1975 et 1976.
D’ailleurs, la directrice de la FAF, Christine Delettre, a d’abord dissimulé son existence à Inès Chatin.
Plus tard, elle finira par reconnaître son statut, et le caractère trouble de ses activités.
Or dans sa réponse officielle à Libération, la FAF s’attache à prendre ses distances avec le personnage :
Les actions de recueil ayant été conduites par Mme Dauchez-Malle à cette époque ne sont pas connues de notre équipe et, au vu des éléments d’archives dont nous disposons, ne relevaient pas de ses fonctions au sein de l’association.
Et de compléter :
Elle a été la représentante de l’antenne locale de l’association à Montpellier à partir de début 1973, où son rôle se résumait à deux actions.
Prendre contact avec les candidats de la région qui avaient fait une demande auprès de la FAF à Paris, afin de leur donner les premiers renseignements.
Et faire connaître l’existence de la FAF et de son fonctionnement aux jeunes femmes qui désiraient confier leur enfant à l’adoption.
Toujours est-il que l’activité illicite d’Henriette Dauchez-Malle semble bien avoir été découverte en 1976, puisque d’autres institutions avec lesquelles elle travaillait l’ont radiée, notamment le Planning familial.
A la FAF, on dit seulement qu’elle a «démissionné», façon pour l’organisme de s’éviter à l’époque des accusations de trafic.
C’est d’ailleurs le mot qu’emploie Véronique Dauchez-Malle en se remémorant cette période douloureuse :
Ma mère était une femme dure, secrète. En rentrant d’Algérie, elle a d’abord vendu des appartements.
Puis elle a été enquêtrice sociale pour le tribunal de Montpellier, et s’est investie dans des associations comme SOS Amitié.
Elle portait de vrais engagements, comme aider les mères en difficulté.
Je l’entendais par exemple dire “bon, je vais m’occuper de vous, on va faire partir l’enfant à l’association.
Mais oui, c’était du trafic.
En tout cas moi, j’ai envie de le dire comme ça.
Henriette, qui a eu deux enfants biologiques, en a également recueilli un en tutelle, et a adopté Véronique.
Discuter aujourd’hui de la quête d’identité d’Inès Chatin ébranle cette dernière, meurtrie par le même déracinement.
Comment Inès Chatin est-elle ensuite arrivée aux mains des époux Lemaire, au 97, rue du Bac ?
Nul ne le sait.
Martine Duhamel a raconté qu’après l’étape chez Henriette Dauchez-Malle, elle avait convoyé elle-même sa fille vers Bordeaux.
Pour la remettre à qui, dans quel cadre ?
Les archives de la FAF disent, elles, que «Bérénice» est passée temporairement par «Maison Blanche», une pouponnière de l’association, située à Bourcefranc-le-Chapus, en Charente-Maritime.
Mais ce séjour n’a laissé aucune trace dans son dossier administratif, à l’exception d’un bon de transport, daté du 14 novembre 1973, autorisant le déplacement de Bérénice par des bénévoles.
Plus grave encore, Martine Duhamel n’aurait jamais dû participer elle-même au transport de l’enfant qu’elle venait d’abandonner.
Quant à la requête en adoption d’Inès Chatin, elle n’a été déposée que le 3 octobre 1974.
Or le bébé a été confié aux Lemaire sept mois plus tôt, le 7 mars 1974…
Trop de coïncidences
Gênée aux entournures, la directrice de la FAF, Christine Delettre, avait livré à Inès Chatin des explications bien plus circonstanciées que la réponse officielle qui a été transmise à Libération.
Lors du quatrième entretien, elle avait notamment reconnu que son association avait pu être «un maillon de l’histoire, nécessaire pour valider quelque chose d’une autre ampleur».
C’est une espèce de captation d’enfant, un rapt», avait-elle ajouté, suspectant finalement elle aussi le caractère commandité de l’adoption.
Des propos sur lesquels la FAF est restée silencieuse lors de l’échange contradictoire avec Libération.
Il se trouve que l’hypothèse confessée par Christine Delettre n’a rien d’impossible : de façon troublante, on retrouve de nombreuses personnalités liées à l’adoption d’Inès Chatin dans les agendas de Jean-François Lemaire.
Ainsi, avait-il rendez-vous le 28 août 1967 avec Fernand Aldorf, le notaire qui, six ans plus tard, établira l’acte d’abandon de Martine Duhamel.
Et que penser du rendez-vous du 22 août 1964 avec le fondateur de la FAF, Dominique Crétin ?
Ou de celui du 12 juillet 1961, avec François Delmas, notaire, illustre maire de Montpellier, dont les liens supputés avec Henriette Dauchez-Malle interrogent.
Et puis, il y a cet autre notaire, qui a réalisé les actes d’achat du 97, rue du Bac : maître Dauchez.
Etait-il de la famille de «l’entremetteuse» ?
Il y a cette étrange confidence, faite par Jean-François Lemaire à la fin de sa vie, lorsqu’il décrit à sa fille adoptive le regard de Martine Duhamel, qu’il n’est pas censé connaître :
Ta mère avait des yeux bleus, d’un bleu profond.
Il y a surtout, sur une copie du jugement d’adoption, datée de mars 2000, le nom de celui qu’Inès Chatin désigne comme l’un de ses agresseurs : l’avocat François Gibault, qui demeure mutique sur ce point.
Il y a enfin cette sépulture monumentale, celle d’Henriette Dauchez-Malle, installée non loin de celle d’un autre agresseur nommé par la plaignante, l’académicien Jean-François Revel, au cimetière parisien du Montparnasse.
«Trop de coïncidences», ironise Inès Chatin, persuadée que pour comprendre son histoire, il reste de nombreux fils à connecter.
Complément Claude Imbert (L’auteur de ce complément est le journaliste Simon Blin)
Claude Imbert accusé de pédocriminalité, un patron de presse entre influence et opacité
Parmi les hommes qu’Inès Chatin accuse d’avoir appartenu à un groupe de pédocriminels, on retrouve le fondateur du «Point» mort en 2016.
Ses références gréco-romaines et son goût pour le secret apparaissent sous un nouveau jour à l’aune des révélations de «Libération».
Comment se figurer, à la lumière des révélations de Libération sur une affaire de pédocriminalité dans laquelle il apparaît, et qui donne lieu, depuis le 23 octobre 2023, à une enquête préliminaire du Parquet de Paris, que l’homme a rayonné sur une page de l’histoire du journalisme en France ?
Claude Imbert, qui fonda le Point en 1972, est accusé par Inès Chatin, 50 ans, de lui avoir fait subir des sévices sexuels dans un appartement de la rue de Varenne quand elle était toute petite, puis de l’avoir violée chez lui, et dans sa maison de vacances à Perroy, en Suisse.
Les faits dévoilés par la plaignante viennent ébranler son image de figure de la presse ayant fait partie de cette génération de grands patrons dont le nom est associé à un titre majeur, aux côtés de Claude Perdriel et Jean Daniel au Nouvel Observateur ou de Jean-Jacques Servan-Schreiber, dit «JJSS», et Françoise Giroud à l’Express.
C’est dans les colonnes de ce dernier que l’ancien journaliste à l’AFP, où il a été reporter en Afrique, se fait un nom, avant de quitter son poste de rédacteur en chef, reprochant à JJSS de mettre l’hebdomadaire au service de ses ambitions électorales.
Avec sept autres dissidents de l’Express, Claude Imbert lance le Point, troisième newsmagazine à la française.
La formule, inspirée des titres américains comme Time ou Newsweek, est un succès.
Le nouvel hebdo, classé à droite, s’inscrit durablement dans le paysage médiatique, dominé par la toute-puissance de la presse papier.
Avec une telle réussite, viennent pour Claude Imbert l’influence, le pouvoir, les réseaux.
Incontestablement, le journaliste a prospéré dans la haute société, fréquentant tout au long de sa carrière les cénacles les plus courus du petit monde de l’élite parisienne.
A commencer par le club le Siècle, quintessence de l’establishment à la française où se côtoient ministres, patrons du CAC 40, banquiers, militaires, avocats, majoritairement masculins, récemment éclaboussé par l’affaire Olivier Duhamel, élu à sa présidence en 2019 et contraint à la démission après des accusations d’inceste portées par sa belle-fille Camille Kouchner dans le livre la Familia Grande.
Le Siècle est un cercle mondain, fondé en 1944 par le journaliste radical-socialiste et franc-maçon Georges Bérard-Quélin (fondateur de la Société Générale de Presse qui édite des lettres d’information professionnelle confidentielles comme La Correspondance de la presse et Le Bulletin Quotidien) (Saliba, 2005), réunissant des membres parmi les plus puissants et influents de la classe dirigeante française.
Le Siècle correspond à ce que l’histoire et la sociologie politique appellent des « lieux de sociabilité » des élites : Le Siècle est « un point de rencontre obligé pour ceux qui aspirent à diriger et ceux qui veulent continuer à le faire ».
On y retrouve de hauts fonctionnaires, presque tous les patrons des grandes entreprises, des politiciens de droite et de gauche, des banquiers, des magistrats, la plupart des grands dirigeants de la presse, des médias et de la communication, des journalistes “qui font l’opinion”, des économistes, quelques universitaires et quelques syndicalistes.
Ce club suscite parfois une hostilité comparable à celle que suscite, par exemple, la franc-maçonnerie même si, dans le cas du Siècle, la liste des membres n’est pas tenue secrète.
Le journaliste, politologue et animateur sur Radio Courtoisie, Emmanuel Ratier s’est intéressé de manière sociologique à la composition de ce club.
Selon lui, son fondateur était un membre influent du Grand Orient de France, mais seulement 15 % à 30 % des membres du club seraient francs-maçons.
Le siège du Siècle est situé au 13 avenue de l’Opéra à Paris
Claude Imbert a également ses entrées à l’Automobile Club de France, autre cercle ultrafermé, où les femmes ne sont pas admises, tout comme dans le très discret mais non moins sélectif Club des cent, dédié à la gastronomie française, lui aussi interdit aux femmes.
Dans cette confrérie très codée, où l’on doit faire preuve de finesse d’esprit, «Claude Imbert et le très gourmet Jean-François Revel apportent leurs connaissances de la bonne chère à l’assemblée, où siège aussi un médecin abonné à la société élégante, Jean-François Lemaire», relèvent les journalistes du Point Sophie Coignard et Marie-Thérèse Guichard dans les Bonnes Fréquentations : histoire secrète des réseaux d’influence (Grasset, 1997).
Un système de pensée et de croyance
Personne ne se doute des agissements pédocriminels de la «bande» de la rue du Bac, au cœur de laquelle Claude Imbert, décrit par Inès Chatin auprès de Libération comme un «type normal», «le plus normal» de ses agresseurs, occupe une place centrale.
Né dans une famille modeste de l’Aveyron, le jeune Claude Imbert intègre le lycée Carnot à Paris, où il fait la rencontre de Jean-François Lemaire, père adoptif d’Inès Chatin et du futur cofondateur de l’Insead, Claude Janssen, dont la plaignante dit conserver des souvenirs fragmentaires.
Le destin de ces trois hommes demeurera mêlé jusque dans la confection de leur puissant réseau d’influence que parachève, dans le cas de Claude Imbert, la multiplication de titres honorifiques : commandeur de la Légion d’honneur, commandeur de l’Ordre national du Mérite, officier des Arts et des Lettres…
Les hommages de la classe politique étaient nombreux le jour de sa disparition à l’âge de 87 ans : Claude Imbert avait l’habitude d’en recevoir des représentants lors de dîners dans son duplex parisien de la rue du Cherche-Midi, à deux pas de la rue du Bac et de la rue de Varenne.
Quelques années auparavant, l’ex-chef de l’État, Valéry Giscard d’Estaing, lui suggère de se porter candidat à l’Académie française sur le fauteuil de son ami de toujours, le philosophe Jean-François Revel, décédé en 2006, qu’Inès Chatin implique également dans son récit.
Claude Imbert est battu par l’historien et romancier Max Gallo. Son seul véritable échec au cœur du Paris intellectuel.
Que disent les écrits de Claude Imbert ?
Le journaliste est l’auteur d’une poignée d’essais et de romans qui donnent un aperçu de son système de pensée et de croyance.
“Le Tombeau d’Aurélien”, publié en 2000 chez Grasset, où il imagine un dialogue épistolaire entre un praticien romain du IVe siècle vivant sous le règne des empereurs Valentinien et Théodose et un haut fonctionnaire situé dans les années 90, témoigne de son étrange culte pour la culture gréco-romaine, une fascination esthétique et philosophique qu’il partage avec l’écrivain Gabriel Matzneff.
Dans “Ce que je crois”, essai paru en 1984, Claude Imbert semble même esquisser, dans un style moins direct que celui de Gabriel Matzneff dans les Passions schismatiques, une préférence pour les mœurs de l’Antiquité.
Après tout, chez les Anciens, où la sexualité n’était point culpabilisée, la diététique préoccupait plus les citoyens que la sexualité.
La solennité du mariage romain de l’Empire, le culte de la fécondité, la tendresse de l’amour conjugal
cohabitaient sans gêne avec la facilité des divorces, l’amour des courtisanes et des garçons.
Ou encore :
L’érotisme commence avec l’homme social, avec le tabou de l’inceste, et il n’y a point, par définition, de “société de nature”.
La sublimation érotique a accouché d’une infinité d’idées d’amour liées à des cultures diverses.
Chez nous, l’érotisme ne se limite pas, comme une confusion de langage le suggère, au catalogue des caresses.
Le paradis des amours enfantines, le plus anodin billet doux, le sourire d’une jeune vierge font évidemment partie de la relation érotique.
«Tu as toujours été très secret»
Les Grecs et les Romains ont accompagné Claude Imbert comme «des compagnons fidèles et des conseillers avisés», relate son fils (et avocat) Jean-Luc Imbert dans une biographie intime, Claude Imbert, un Romain en liberté, parue en 2021 chez Fallois.
Contacté par Libération, ce dernier, qui a aussi coécrit la Responsabilité médicale (PUF, 1985) avec Jean-François Lemaire, s’inscrit en faux contre le récit qu’Inès Chatin fait de son père :
Cela me paraît étrange de la part d’Inès de jeter le discrédit sur son père adoptif.
Pour autant que je le sache, Jean-François Lemaire et son épouse se sont magnifiquement occupés d’elle et de son frère.
Quant à mon père, il aimait les femmes mais pas les petites filles.
Pourtant, la lecture de certains passages de son livre hommage à l’aune des viols qu’a perpétrés Claude Imbert, selon Inès Chatin, se révèle aujourd’hui plus que troublante.
Ainsi, ces lignes dans lesquelles Jean-Luc Imbert décrit un homme cultivant le secret en «veillant à maintenir une certaine opacité autour de lui, ne laissant transparaître que ce qu’il voulait bien, il avait plusieurs vies, assez cloisonnées les unes par rapport aux autres, au point que certains ignoraient purement et simplement ses autres vies».
Il poursuit :
Très rares étaient ceux, parmi ses amis, qui avaient une connaissance de l’ensemble de ses centres d’intérêt.
Dans l’excipit de son récit, Jean-Luc Imbert change de ton.
Employant le tutoiement, il s’adresse à son père et aborde son rapport aux enfants :
Tu avais une relation étrange vis-à-vis des petits enfants, dont tu ne savais littéralement que faire, moralement comme physiquement, comment leur parler, quoi faire pour te mettre à leur portée.
Ils étaient donc toujours mal à l’aise en ta présence, autant que tu l’étais d’ailleurs toi-même.
Le moindre contact physique avec eux t’embarrassait ; tu consentais un baiser du bout des lèvres, sur le front, que tu délivrais avec pour tout sourire un rictus plaqué sur ton visage…
Puis, l’auteur s’interroge :
Et si, ta vie durant, tu n’as fait que jouer un rôle, porter un masque que ta notoriété croissante t’interdisait de jamais déposer, derrière lequel se dissimulait un visage qui ne pouvait être vu, et que seul tu connaissais, le contemplant chaque matin en te rasant ?
Tu as toujours été très secret, peu savaient qui tu étais – ou croyaient le savoir.
Avais-tu, dans ton univers gréco-romain, réussi à percer l’énigme du “Connais-toi toi-même” de Socrate ?»
Ces observations peuvent paraître anodines au lecteur, elles prennent une tout autre tournure au regard du témoignage d’Inès Chatin.
Un mythe au sein de la rédaction du «Point»
Plus de cinquante ans après la création du Point, le nom de Claude Imbert a nécessairement pâli.
Il n’en demeure pas moins un mythe au sein de la rédaction de l’hebdomadaire libéral-conservateur.
Son tout premier éditorial, paru le 25 septembre 1972, reste un «vade-mecum» pour les journalistes du magazine, «cité dans les réunions, il est même affiché dans certains bureaux», s’enthousiasme Etienne Gernelle, son directeur actuel, dans la préface du livre de Jean-Luc Imbert.
La main tremble quand il s’agit d’écrire Claude Imbert», confesse avec émotion un autre journaliste dans un portrait posthume publié en 2021 :
«Au Point, il était pareil l’empereur Trajan – le meilleur des empereurs romains.»
Trajan qui, comme le souligne la latiniste et helléniste Florence Dupont, «avait “une passion pour les garçons et le vin”, selon l’historien Dion Cassius.»
En 2000, Claude Imbert avait passé la main à Franz-Olivier Giesbert, qui devenait la nouvelle tête de gondole du Point.
Il continuait d’écrire des éditos dans son journal jusqu’à ce que la maladie ne l’en empêche, avant sa mort en 2016, sans que jamais son «masque» ne tombe.
Deux ans plus tôt, Jérôme Béglé, alors rédacteur en chef du site du magazine, décide d’offrir une chronique intitulée «Le diable dans le bénitier» à un vieil ami de Claude Imbert et membre de la «bande» de la rue du Bac : Gabriel Matzneff.
La collaboration s’interrompt en décembre 2019, la veille de la parution du Consentement de Vanessa Springora, racontant sa relation d’emprise pédocriminelle avec l’écrivain.
Claude Imbert n’est plus là pour constater la déchéance de son partenaire.
Pour Inès Chatin, dix ans de violences sexuelles et des décennies de silence
Atteintes sexuelles, viols, photos pédopornographiques…
Trente-cinq ans après une enfance traumatisante, Inès Chatin a porté plainte auprès de l’Office des mineurs, une enquête qui court depuis déjà huit mois.
Elle dénonce les violences que lui ont fait subir un groupe d’hommes très influents proches de son père adoptif, Jean-François Lemaire.
Chez Inès Chatin, la plupart des émotions sont enfouies.
Rester impassible, ne rien laisser deviner de la douleur endurée, c’est précisément ce que lui demandaient ses agresseurs en la violant avec des objets.
Subir en silence, c’est aussi ce qu’elle s’est efforcée de faire pour protéger sa mère, Lucienne.
Car dans son huis clos familial, un schéma pervers a longtemps eu cours : pour attiser la culpabilité de ses deux enfants – Inès Chatin et son grand frère, également adopté – et les asservir, leur père adoptif, le médecin Jean-François Lemaire, s’acharnait sur son épouse.
Si on posait une question, c’est maman qui prenait», en cauchemarde encore Inès Chatin.
Elle reste hantée par le soir où Lemaire l’a projetée dans le grand escalier de leur domicile, situé au 97, rue du Bac.
Emmurée dans ce mécanisme, elle n’a pu interroger ses origines et verbaliser son passé qu’après le décès de Lucienne, en mai 2021 :
Il a fallu que maman meure pour qu’elle soit enfin en sécurité.
Sans cela, je me serais sûrement tue, murmure-t-elle.
A cela, il faut ajouter qu’en ayant été la victime directe des amis les plus intimes de son père adoptif, qu’elle a continué de côtoyer à l’âge adulte – certains étaient invités à son mariage en 1997 –, elle leur est restée psychologiquement assujettie.
Près de trente-cinq ans après, Inès Chatin accepte à grand-peine de décrire les scènes les plus crues de son enfance.
Libération a pu l’éprouver lors des soixante heures d’entretien réalisées à ses côtés, dans les locaux de ses avocats, Marie Grimaud et Rodolphe Costantino.
Si certains traumatismes de son enfance et adolescence semblent aujourd’hui apprivoisés, il suffit parfois d’évoquer un nom, un lieu, un objet, pour en voir certains se réactiver violemment.
Elle se recroqueville, son élocution ralentit, allant parfois jusqu’à fixer le sol, mutique.
En un instant, Inès Chatin redevient à 50 ans la petite fille qu’elle était rue du Bac.
«Jusqu’au dernier moment, j’ai pensé ne pas y arriver»
Le psychologue Jean-Luc Viaux, qui l’a longuement expertisée à la demande de ses avocats, constate qu’Inès Chatin souffre d’un «trouble de stress post-traumatique complexe», dont les manifestations oscillent entre «plaques sur la peau, angoisse se traduisant par des crises respiratoires, claustrophobie, peur persistante et honte».
Si elle a pu se construire une vie familiale et sociale «normale» – elle est mariée et a deux enfants –, c’est, selon Jean-Luc Viaux, «au prix d’une dissociation d’avec la souffrance psychique venue de son enfance».
Pour autant, l’expert estime «qu’elle n’a pas souffert d’une amnésie traumatique», et que son incapacité à donner des dates précises – comme de nombreuses autres victimes d’actes du même type – «ne doit pas pour autant invalider les souvenirs qu’elle a de ces agressions».
Il en conclut :
Le traumatisme complexe, les éléments dissociatifs, anxio-phobiques et la souffrance vécue (réminiscences, difficultés mnésiques…) n’altèrent pas son rapport à la réalité, ou sa capacité à gérer les relations sociales.
Il s’agit de troubles qui la font davantage souffrir dans son rapport à elle-même.
Sa vie de femme, de mère, et ses activités professionnelles témoignent d’une résilience partielle, malgré une souffrance psychique qu’elle a supportée faute de pouvoir parler.
Lors du dépôt de plainte qu’elle a effectué le 14 décembre 2023 auprès de l’Office des mineurs (Ofmin), long de plus de sept heures, elle a d’ailleurs pavé son récit de détails extrêmement précis, qui ont retenu l’attention des policiers.
Depuis quelques semaines, les enquêteurs dissèquent également, dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris, les milliers de pages de documents qu’elle a versés à l’appui de ses déclarations, tous certifiés par huissier.
Qu’est-ce que l’OFMIN ?
L’office mineurs est un service d’enquête chargé de diligenter des procédures judiciaires :
- sur les profils des pédocriminels les plus à risque (identification des producteurs de contenus pédocriminels, investigations sur le darknet, enquêtes sous pseudonyme) ;
- en soutien des services territoriaux, co-saisis dans les enquêtes ;
- en lien avec les services de police étrangers partenaires dans le cadre de la coopération européenne et internationale : point de contact international, participation à des Task Force.
Quel est son rôle ?
L’office mineurs est chargé de lutter contre les infractions les plus graves commises à l’encontre des mineurs, et notamment :
- l’exploitation sexuelle en ligne (production, possession et diffusion de contenus pédocriminels, grooming à des fins sexuelles, sextorsion, corruption de mineurs, livestreaming) ;
- les viols et agressions sexuelles y compris incestueux ou commis dans le cadre institutionnel (milieu scolaire, périscolaire, associatif ou religieux) ; les violences physiques ou psychiques graves (infanticides, bébés secoués, maltraitance) ;
- le harcèlement en milieu scolaire, y compris celui commis en ligne.
Pour Inès Chatin, ce premier témoignage marathon devant la justice fut un Everest :
Jusqu’au dernier moment, j’ai pensé ne pas y arriver.
Puis, en arrivant, j’ai vu les gardes qui surveillent le bâtiment avec des pistolets-mitrailleurs.
Là, je me suis dit “C’est bon, je suis en sécurité, je peux enfin raconter.”»
Eu égard à l’extrême violence des scènes rapportées par Inès Chatin, il a été convenu, avec elle et ses avocats, de ne pas en rapporter certaines à la première personne du singulier.
Libération s’appuiera donc sur les déclarations figurant sur le procès-verbal de dépôt de plainte.
Pour comprendre les faits qu’elle dénonce, il faut distinguer deux types d’événements : ceux commis par un groupe d’hommes sur plusieurs enfants simultanément, qui sont les plus anciens.
Et les viols commis sur la seule personne d’Inès Chatin par Claude Imbert et Gabriel Matzneff, à un âge plus avancé.
Nourrie par deux années d’échanges avec ses conseils et des membres de sa famille, et après une plongée minutieuse dans les archives exhumées du 97, rue du Bac, sa plainte fait état de crimes qui pourraient s’étirer de 1977 à 1987.
Soit, pour Inès Chatin, de ses 4 à ses 13 ans.
Son frère Adrien (1), qui n’a pas souhaité voir son cas personnel évoqué par Libération, s’est associé au récit des faits qui vont suivre, relatés par sa sœur, en paraphant et en annotant une lettre, aujourd’hui en possession des policiers de l’Ofmin.
«Ils apportaient des objets comme s’il y avait une soirée à thème»
Selon Inès Chatin, la première séquence des violences débute à une période où elle n’habite pas encore au 97, rue du Bac.
En 1974, lorsqu’elle est adoptée par le couple Lemaire, ses parents n’occupent pas encore le mirifique appartement du premier étage, mais logent dans l’un des entresols de l’immeuble, pour cause de travaux.
Les enfants, eux, sont hébergés «à quelques minutes à pied», rue de Varenne, avec leur nurse.
Surnommée «Zazelle» (contraction de mademoiselle), cette dernière est aujourd’hui décédée.
La mère ne venait jamais dans cet appartement.
A cette époque, Lucienne ne voyait ses enfants que la journée, dans des parcs, surtout celui du musée Rodin, dont Inès Chatin dispose de souvenirs très précis.
Le soir venu, Lucienne partait dormir chez sa sœur, comme cette dernière le confiera plus tard à sa nièce adoptive.
Pourquoi ce mode de vie séparé ?
Selon François Gibault, cet arrangement tenait à la nature de l’union des époux Lemaire : un «mariage blanc», destiné à masquer l’homosexualité du docteur aux yeux d’un microcosme catholique et ultraconservateur.
L’avocat a fait cette confidence à Inès Chatin en 2022, chez lui, dans son hôtel particulier de la rue Monsieur (VIIe arrondissement), peu après les aveux de son père adoptif, qu’elle avait longuement interrogé à l’Ehpad.
Toutefois, il n’était pas question d’homosexualité dans la bouche de Jean-François Lemaire, mais de pédocriminalité, dont il justifiait, avec un détachement glaçant, le bien-fondé, sans s’excuser une seule seconde.
C’est dans ce contexte que les premiers crimes ont débuté en 1977.
En fin de journée, parfois après l’école – elle se rappelle précisément y être allée avec un cartable –, Inès Chatin était emmenée dans un troisième lieu, un appartement, situé au 33 ou 35, rue de Varenne :
Cet appartement n’était pas meublé comme un lieu de vie. Il y avait de l’espace.
Certaines fois, on nous emmenait après l’école. Il y avait un temps avant l’arrivée des hommes.
D’autres fois, les hommes étaient déjà là.
Zazelle nous emmenait là-bas, elle nous laissait là-bas, explique-t-elle aux enquêteurs.
Débutait alors ce qu’elle nomme «des jeux» : un enchaînement d’atteintes sexuelles sordides sur des enfants.
Dans son souvenir, les enfants étaient à peu près aussi nombreux que les hommes présents, environ cinq ou six.
Il y avait plus de garçons que de filles.
Les premiers étaient blancs de peau, alors que les secondes étaient «toutes métissées ou d’autres origines» d’après Inès Chatin.
Avant le début de ces «jeux», elle devait ingurgiter une «boisson blanchâtre» (probablement un décontractant musculaire), qui «donnait une impression d’ivresse, comme si on flottait.
Mais surtout, ça faisait mal au cœur».
Inès Chatin précise encore que les enfants devaient se déshabiller, «mais pas totalement, que le bas».
Quant aux hommes, «ils avaient le visage masqué avec sur eux une sorte de cape ou de manteau».
Des apparats dont elle ne peut donner la signification.
Les participants – qu’elle ne peut tous identifier, et qui n’étaient pas forcément les mêmes d’une séance à l’autre – arrivaient munis de divers objets métalliques.
Avec, ils réalisaient des actes de pénétrations sur les enfants, en les encerclant chacun leur tour, mais sans contact physique :
Ils apportaient des objets comme s’il y avait une soirée à thème. […]
Ils les utilisaient pour tester la résistance à la douleur de nos endroits intimes, rapporte Inès Chatin.
Parmi eux, des pièces d’argenterie, ainsi qu’un exemplaire très particulier de coupe-papier de la marque Christofle, créé par le sculpteur Jean Filhos.
Sur son bas-relief (les pénétrations étaient effectuées avec ce manche), des femmes dénudées sont représentées dans une scène orgiaque, inspirée de ce passage des Métamorphoses d’Ovide, que le groupe d’hommes proches de Jean-François Lemaire appelait «le roman des romans» :
C’était l’époque de la traditionnelle célébration triennale des mystères de Dionysos par les jeunes femmes de Sithonie, la nuit est la confidente des mystères.
«Ces gens-là sont dans mon enfance tout le temps»
Cet objet incarne la quintessence de la soumission pour Inès Chatin.
Selon elle, ceux qui en détenaient un exemplaire – elle cite Claude Imbert et François Gibault (ce dernier dément en avoir possédé un) – le laissaient sciemment en majesté sur leurs bureaux, notamment son père adoptif et Claude Imbert.
Quand cet objet est dans la pièce, je suis incapable de dire un mot, admet-elle encore aujourd’hui.
L’exemplaire que possédait Jean-François Lemaire, retrouvé rue du Bac après son placement à l’Ehpad, a été récupéré par ses avocats (il est stocké au cabinet), qui en ont fait des photographies transmises à l’Ofmin.
En révélant l’existence de cet objet à l’autorité judiciaire, notre cliente se libère de son avilissement et désarme symboliquement ses agresseurs, observe son avocate Marie Grimaud.
Dans son expertise, le psychologue Jean-Luc Viaux souligne lui aussi la très forte notion «d’appartenance» à ces hommes développée par Inès Chatin, en raison de ce sinistre processus d’objetisation.
S’il lui est impossible de donner avec certitude une notion de fréquence de ces «jeux», Inès Chatin implique plusieurs participants : le fondateur du Point, Claude Imbert, son père adoptif, Jean-François Lemaire, l’ex-patron de l’Express Jean-François Revel, l’écrivain Gabriel Matzneff et l’avocat François Gibault.
Ces gens-là sont dans mon enfance tout le temps, pas seulement de Varenne, détaille-t-elle.
Ils s’invitaient perpétuellement à la maison ensuite, rue du Bac.
Pour eux, l’identification se fait donc sur le timbre de voix, le regard, la démarche, la corpulence, mais aussi les odeurs.
Quasiment borgne de l’œil gauche depuis un vieil accident de la route, son père adoptif est ainsi aisément reconnaissable, même sous un masque.
Idem pour Claude Imbert, intime de Jean-François Lemaire depuis le lycée Carnot, et qui passerait presque pour un oncle.
Gibault, Matzneff, Revel, c’est les récurrents, ajoute-t-elle en audition à l’Ofmin.
C’est ceux-là les plus faciles à reconnaître.
Matzneff, il a un côté lisse et féminin. Revel, lui, est très lourd, sent mauvais, transpire beaucoup [elle le surnomme «l’Ogre», ndlr].
Ils pourraient mettre 40 capes et masques, que je les reconnaîtrais.»
Sur Gibault enfin, elle ne donne pas de caractéristiques physiques aux enquêteurs, mais assure à Libération l’avoir identifié en raison de son physique «malingre», presque «chétif».
Il était plus petit que tous les autres, ajoute-t-elle.
Si Gabriel Matzneff n’a pas donné suite à nos sollicitations, François Gibault nie en revanche toute implication dans des faits de nature sexuelle, et juge «inexact» le récit d’Inès Chatin.
Sans pouvoir les mêler formellement aux mêmes agissements, la plaignante dispose de souvenirs sensoriels de l’ex-directeur de la banque Worms Claude Janssen et de «la voix rauque» de l’architecte italien Ricardo Gaggia.
Les deux sont décédés.
Eux, je sais qu’ils étaient parfois là, explique-t-elle.
Mais je n’ai aucune image d’eux me faisant directement du mal.
«Ils nous scrutaient, comme s’ils voulaient voir à travers nous»
A compter de 1980, ces «jeux» vont s’interrompre.
Les travaux du 97, rue du Bac achevés, les Lemaire et leurs enfants vont enfin s’installer au premier étage, dans les magnifiques salons littéraires qu’occupait autrefois la princesse de Salm.
D’autres pratiques, elles, vont naître, comme les étranges «présentations» en clôture des «dîners du lundi».
Ces gueuletons resserrés vont essentiellement concerner les plus intimes de Jean-François Lemaire, dont ceux qu’Inès Chatin désigne comme ses agresseurs.
La petite fille était alors invitée à patienter dans le salon, le temps que le repas soit fini.
Ensuite, elle devait monter, parfois avec son frère, en pyjama et robe de chambre, se présenter aux invités dans une pièce très particulière du 97, rue du Bac, qu’elle nomme «la cabine de bateau».
Ovale et asphyxiante, elle reproduit l’intérieur d’une cabine de navire, avec hublots et carte marine accrochée au mur.
C’est d’ailleurs sous cette carte, qu’elle trouvera, entre autres, les livres dédicacés de Matzneff à son père adoptif, ainsi qu’un exemplaire du livre de dialogue entre Jean-François Revel et l’un de ses fils, le moine bouddhiste Matthieu Ricard, le Moine et le Philosophe.
Une fois devant les hommes, qui la regardaient intensément – «ils nous scrutaient, comme s’ils voulaient voir à travers nous» –, Inès Chatin devait répondre à des questions d’apparence banale, comme «qu’aimes-tu à l’école ?», «qu’as-tu fait aujourd’hui ?»
Puis, passé quelques minutes, les hommes quittaient la pièce ensemble par une porte dérobée, qui débouchait directement sur le grand escalier de l’immeuble.
Inès Chatin se dit incapable d’expliquer le sens de ce cérémoniel.
Etait-ce une présentation de l’enfant dans le but d’une «rencontre» ultérieure ? Ou ces hommes venaient-ils simplement chercher une certaine excitation sexuelle ?
Et puis, jusqu’en 1987, Inès Chatin décrit les viols perpétrés individuellement par Claude Imbert et Gabriel Matzneff, de manière plus ou moins régulière.
Avec l’écrivain, qui s’invitait régulièrement à déjeuner, les viols avaient lieu à l’hôtel Pont Royal, situé rue de Montalembert, à deux pas de son prestigieux éditeur, Gallimard, et «dans l’entre-deux portes liant l’entrée et la salle à manger» du 97, rue du Bac.
Matzneff se saisissait alors des cheveux crépus de la petite fille, et l’appelait «ma petite chose exotique».
Là encore, son père adoptif, dont la profession lui permettait de faire des ordonnances à foison, lui faisait boire le fameux liquide blanchâtre, «qui donnait un effet planant».
Une séance photo en présence de son père adoptif et de plusieurs hommes
Ces scènes plaisaient à Jean-François Lemaire, qui arrivait généralement avant la fin, pour les observer en arrière-plan.
D’ailleurs, ce dernier veillait à ce qu’elle n’aille pas chez le coiffeur, afin «de stimuler l’appétit sexuel» de Matzneff, comme le dit aujourd’hui Inès Chatin.
Depuis, elle entretient un rapport pathologique à ses cheveux, toujours coupés à ras, quand elle ne porte pas un bandana ou un chapeau.
En parallèle, Inès Chatin dit aussi avoir été victime de viols réguliers de Claude Imbert, perpétrés tant au 97 rue du Bac qu’au domicile parisien du fondateur du Point, ainsi que dans sa maison de campagne, située dans la ville suisse de Perroy, sur les bords du lac Léman.
Sans qu’elle ne puisse l’expliquer, elle se souvient qu’Imbert et Matzneff l’avait rebaptisée «Agnès».
Enfin, il y eut, rue du Bac, des prises de vue pédopornographiques.
Dans les Passions schismatiques, Gabriel Matzneff évoque le rapport des pédocriminels aux images d’enfants en ces termes :
Aimer les très jeunes, c’est kidnapper l’instant, vivre l’instant.
Si les pédérastes sont souvent des fanatiques de la photo, c’est parce que celle-ci donne l’illusion de fixer le temps, d’opérer l’alchimie qui transmute le fugitif en éternité.
Une séance, qui l’a particulièrement choquée, s’est déroulée dans la cuisine de l’appartement, en présence de Jean-François Lemaire et de plusieurs autres hommes.
Vêtue d’une simple chemise de nuit où il était écrit «Bonne journée» devant et «Bonne nuit» derrière, la petite Inès a dû se plier à des poses suggestives et dénudées.
L’un des rares clichés de cette séance où elle pose habillée finira en une de l’édition du 11 février 1982 d’Impact médecin, un magazine médical dont Jean-François Lemaire assure alors la rédaction en chef.
A l’intérieur, un écrivain est mis à l’honneur : Gabriel Matzneff.
Sa chronique commence par ces mots :
Dans l’avion Paris-Bombay-Bangkok-Manille, je suis envahi une nouvelle fois par cet exquis sentiment d’invulnérabilité qui m’habite dès lors que je pars en voyage.
Sensation absurde peut-être, mais toute-puissante, d’être hors d’atteinte.
Les ennuis riment avec Paris.
Il faut attendre la période 1986-1987, et les 13 ans d’Inès Chatin, pour que cessent définitivement les crimes sexuels.
C’est aussi la date à laquelle Gabriel Matzneff va entamer sa relation d’emprise avec Vanessa Springora, l’autrice du Consentement.
Interrogé par sa fille à l’Ehpad, Jean-François Lemaire lui en expliquera la raison de vive voix : à partir de 12-13 ans, les corps des garçons et des filles se différencient, et perdent l’apparence glabre qui sied tant aux pédocriminels.
Délivrée mais brisée, Inès Chatin tente d’attirer l’attention des professeures de son collège, en se scarifiant les jambes avec des fléchettes d’un jeu offert par son parrain.
J’avais en tête l’idée – que j’ai depuis toute petite– que l’une d’elles pourrait me prendre avec elle, pour m’offrir une nouvelle famille, confie-t-elle.
Le soir même, Jean-François Lemaire jettera son épouse dans l’escalier en représailles. Comme un serment qu’il ne faudrait jamais recommence
Complément JF Revel (L’auteur de ce complément est le journaliste Simon Blin)
Jean-François Revel accusé de pédocriminalité, un pamphlétaire emblématique devenu académicien
Partout où l’on trouve Claude Imbert, ou presque, apparaît Jean-François Revel, qu’Inès Chatin cite dans son récit comme faisant partie du groupex d’hommes lui ayant imposé des sévices sexuels durant son enfance.
Les faits font l’objet d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris le 23 octobre 2023 à la suite d’une plainte pour «viol et agressions sexuelle sur mineurs de 15 ans».
La femme aujourd’hui âgée de 50 ans assure que le philosophe, qui entretenait une relation étroite avec Claude Imbert, est l’un de ses agresseurs.
Figure de la droite intellectuelle dans les années 80, Jean-François Revel aurait fêté ses 100 ans cette année.
Pour l’occasion, le Point, qu’il avait rejoint en tant qu’éditorialiste en 1982 à la demande de son fondateur, après avoir dirigé l’Express, lui a rendu hommage à travers une série d’articles.
Même absent, il est toujours là», écrit l’hebdomadaire libéral-conservateur, qui est allé jusqu’à mettre en scène un dialogue fictif entre Jean-François Revel, disparu en 2006, et Emmanuel Macron.
C’est dire si l’essayiste prolifique, qui fut élu à l’Académie française, conserve une aura sur le magazine fondé en 1972.
Au Point, la complicité de l’inséparable duo Imbert-Revel culminera avec la cohabitation de leurs éditoriaux respectifs en entame du journal.
Une amitié faite de passions communes et de cooptations
Claude Imbert et Jean-François Revel ne se sont jamais cachés de tisser ensemble leur réseau chez les puissants.
J’ai rencontré plus d’une fois, dans les fréquents et si délicats dîners que Claude et sa femme Alix offraient chez eux, rue du Cherche-Midi, des personnalités politiques que nous venions d’étriller dans le Point, raconte Jean-François Revel dans ses Mémoires.
Entre les deux hommes, c’est l’histoire d’une amitié faite de passions communes et de cooptations au cœur de l’écosystème parisien.
De même que Claude Imbert, Jean-François Revel est membre du Club des cent.
Dans le même livre, il se souvient avoir été, à l’occasion d’un gueuleton organisé un jeudi, comme c’est la tradition dans ce cercle très exclusif d’amateurs de gastronomie, «cobrigadier[s] d’un déjeuner romain, qui eut lieu à l’Archestrate, rue de Varenne».
Auteur d’un essai sur l’art culinaire, “Un festin de parole” : histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l’Antiquité à nos jours (éditions Jean-Jacques Pauvert, 1979), Jean-François Revel est également un collaborateur occasionnel du Gault & Millau, le célèbre guide gastronomique, dont Claude Imbert est président puis administrateur à la fin des années 90.
Jean-François Revel est né Jean-François Ricard, à Marseille.
D’abord professeur de philosophie à l’Institut français de Mexico, puis à l’Institut français ainsi qu’à la faculté de lettres de Florence, conseiller littéraire, écrivain, journaliste, le fin gourmet se fait appeler Revel du nom du restaurant Chez Revel, rue Montpensier, à Paris, où il a ses habitudes, et finit par changer légalement de patronyme.
Il se marie une première fois avec la peintre Yahne Le Toumelin, avec laquelle il a une fille, Eve Ricard, ancienne orthophoniste, et un fils, le médiatique moine bouddhiste Matthieu Ricard.
Ensemble, ils publient un essai sous forme de dialogue, le Moine et le Philosophe.
Lors d’une seconde union avec la journaliste Claude Sarraute, décédée en 2023, il a un autre fils, Nicolas Revel, directeur général de l’Assistance publique Hôpitaux de Paris, secrétaire général adjoint de la présidence de la République pendant le mandat de François Hollande et directeur du cabinet de Jean Castex à Matignon.
Face à la gravité des accusations portées par Inès Chatin, les trois enfants ont réagi dans un communiqué faisant part de leur souhait «que la justice qui a été saisie puisse établir ce qui s’est réellement passé, quand bien même ces faits remonteraient à plus de quarante ans et impliqueraient de nombreuses personnes pour beaucoup disparues […].
Ces accusations nous plongent dans une incrédulité d’autant plus profonde, qu’elles concernent un homme, notre père, dont tout ce que nous savons de sa personnalité comme de son comportement tout au long de sa vie, se situe aux antipodes des actes monstrueux qui lui sont prêtés».
Échec à la députation et costume de polémiste
Dans le procès-verbal de dépôt de plainte auprès des policiers de l’Office des mineurs (Ofmin), auquel Libération a eu accès, la plaignante dépeint Jean-François Revel en homme physiquement «très lourd», qui «sent mauvais, transpire beaucoup» en comparaison «du côté lisse et féminin» de l’écrivain Gabriel Matzneff.
Rien dans ses Mémoires ne laisse imaginer qu’il a commis des sévices sexuels sur des enfants.
Tout juste se vante-t-il à la page 293 d’avoir une «botte imparable» en cas de situation d’embarras qui prend la forme d’«une mimique d’étonnement profond, suivie d’un retentissant éclat de rire».
Il se souvient ainsi avoir eu «recours à ce numéro» lorsque son «grand ami René Schérer», philosophe français, «fut poursuivi en justice pour avoir serré de trop près certains de ses élèves mineurs».
René Schérer, dont le nom apparaît dans les agendas de Jean-François Lemaire, le père adoptif d’Inès Chatin, est connu pour avoir défendu publiquement la pédophilie, avec d’autres, dans les années 70-80.
En 1974, c’est Jean-François Revel qui édite dans sa collection «Liberté 2000» chez Robert Laffont le livre controversé de René Schérer Emile perverti, dans lequel l’intellectuel s’en prend à la «pédagogie moderne» qui empêche les enfants de «satisfaire l’immensité de leurs désirs.»
Plus tard, en 1982, René Schérer est mis en cause, avec Gabriel Matzneff, entre autres, dans l’affaire du Coral, un centre éducatif du Gard aux méthodes «alternatives» soupçonnées de cacher des pratiques pédocriminelles.
Anti-gaulliste, venu de la gauche anticommuniste, Jean-François Revel entretient pendant plusieurs années une relation étroite avec François Mitterrand, alors chef de l’opposition face au général de Gaulle.
Le futur président socialiste le nomme au comité directeur de la Convention des institutions républicaines, ainsi qu’au «contre-gouvernement», inspiré des shadow cabinets britanniques pour contester l’action gouvernementale.
François Mitterrand lui octroie l’investiture dans la circonscription de Neuilly-Puteaux au nom de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste aux législatives de mars 1967.
Son échec à la députation et la stratégie de l’Union de la gauche éloignent définitivement Jean-François Revel de celle-ci.
L’homme de plume préfère en réalité le costume de polémiste dénonçant le danger totalitaire soviétique, alors que les Etats-Unis sont empêtrés dans la guerre du Vietnam et que l’URSS affirme ses velléités expansionnistes.
Son nom s’exporte outre-Atlantique
Jean-François Revel a écrit une trentaine d’essais, principalement de philosophie politique, parfois aux accents pamphlétaires.
Ses publications lui valent des invitations dans les influentes émissions de Bernard Pivot, Apostrophe et Bouillon de culture.
Son livre “Ni Marx ni Jésus”, paru en 1970, où il fait des Etats-Unis le creuset d’une future «révolution» économique, culturelle, civilisationnelle, connaît le plus fort retentissement.
Le philosophe confirme peu à peu son libéralisme économique, de plus en plus provocateur, résolument tourné vers l’Amérique.
En 1977, date à laquelle les enquêteurs situent le début des sévices subis par Inès Chatin, son nom s’exporte outre-Atlantique : le New York Times lui consacre huit pages et le compare à Voltaire dans un article intitulé «La bête noire de la gauche française».
Jean-François Revel, qui occupe alors la direction de l’Express, dirige des collections chez Julliard, Pauvert et Laffont, est au faîte de sa carrière.
Il s’apprête à rejoindre le Point de Claude Imbert :
Je connaîtrais grâce à Claude Imbert, écrit-il dans ses Mémoires, à son doigté amical dans l’art de me faire suivre ma pente en montant, une troisième carrière journalistique, la plus heureuse, peut-être, comme chroniqueur au Point.
Chéri des médias, éditorialiste à Europe 1, puis RTL, Jean-François Revel voit ses prévisions sur l’indestructible puissance de l’URSS se révéler fausses à la chute du mur de Berlin.
Cela ne l’empêche pas d’être reçu à l’Académie française en 1997, et de collectionner, comme Claude Imbert, les récompenses littéraires et les médailles en l’honneur de son œuvre, du prix du livre pour le Voleur dans la maison vide (Plon, 1997) au grade de chevalier de la Légion d’honneur.
A sa mort en 2006, le Monde se demande comment résumer cet écrivain «à facettes» ?
Il se pourrait que la figure de Socrate constituât la bonne réponse, suggère l’auteur de l’article.
Socrate, le pilier de la philosophie grecque dans laquelle les hommes de la rue du Bac puisent leurs pseudo-références, comme le raconte Inès Chatin.
Jusqu’à son décès, Jean-François Revel chronique dans le Point où, se souvient-on à la rédaction du magazine en 2024, il dissertait «des heures sur la politique, les femmes et la gastronomie» avec Claude Imbert, qui l’invitait parfois à passer quelques jours dans sa résidence sur les bords du lac Léman, à Perroy, avec sa femme, Alix Imbert.
Résidence où Inès Chatin raconte avoir été violée par Claude Imbert.
Complément Gibault (L’auteur de ce complément est le journaliste Simon Blin)
François Gibault, l’avocat qui avait «l’ascendant sur les autres»
Occupant une place privilégiée dans le Paris des lettres et le monde judiciaire, le nonagénaire, qui fut le conseil de Jean-François Lemaire, fait partie des hommes accusés par Inès Chatin de lui avoir fait subir des sévices sexuels.
Avec Gabriel Matzneff, il est l’un des seuls protagonistes encore vivants à ce jour.
Gibault, c’est le boss, le vrai cerveau, le plus dangereux de tous, celui qui dirige et qui a l’ascendant sur les autres, confie Inès Chatin à Libération.
Le nom de cet avocat âgé de 92 ans est cité dans le procès-verbal de dépôt de plainte de cette femme de 50 ans auprès des policiers de l’Office des mineurs (Ofmin) comme faisant partie du groupe d’hommes qui lui a imposé des sévices sexuels avec des objets métalliques pendant son enfance dans un appartement de la rue de Varenne, à Paris, à partir de 1977.
Dans cette affaire de pédocriminalité, révélée par Libé et qui fait de l’objet d’une enquête préliminaire du parquet de Paris depuis le 23.10.2023, cette figure du barreau est «celui qui a rendu possible» son «malheur d’enfant», poursuit-elle.
Pendant des années, il est l’avocat de Jean-François Lemaire, père adoptif d’Inès Chatin, lui aussi mis en cause.
Gibault est dans une proximité permanente avec mon semblant de famille depuis aussi loin que mes souvenirs existent,
assure Inès Chatin, qui dépeint cet adepte de la contorsion et des bains froids comme «petit et malingre», tirant «sa force de son esprit plus que de son corps.»
Le nom de Gibault apparaît sur une copie du jugement de son adoption, qu’il a demandé aux greffes du tribunal en mars 2000.
Est-il intervenu comme conseil lors de la procédure réalisée par l’intermédiaire de la Famille adoptive française ?
Contacté par Libération, l’intéressé ne s’est pas exprimé sur cet aspect de l’affaire.
Lorsqu’en 2014, il publie chez Gallimard le 1er tome de ses mémoires, Libera Me, il en dédicace un exemplaire à Ines Chatin, comme suit :
Pour Inès Ader [son nom d’épouse, ndlr], que j’ai connue au berceau.
Dans ce livre, le nom de JF Lemaire apparaît à plusieurs reprises, laissant entrevoir le rôle clé qu’occupe ce médecin de profession dans le réseau d’influence tissé par l’avocat chez les puissants.
F. Gibault se souvient, par exemple, être «entré, grâce à JF Lemaire, au Cercle Carpeaux [dédié à l’art chorégraphique et lyrique], dont [il a] été longtemps vice-président.»
Il raconte, en outre, prendre part à des agapes «chez JF Lemaire et Lucienne Lemaire qui aimaient réunir des gens qui n’étaient pas fait pour se rencontrer».
Quelle était la nature exacte de leur lien ?
Selon Inès Chatin, «Gibault, c’est la faille de Gaston [le véritable état civil de Lemaire, qu’elle utilise comme une digue mentale], parce que c’est le seul qui est au-dessus de lui.»
L’avocat occupe depuis de nombreuses années une position dominante dans le monde judiciaire et le Paris des lettres.
Il avait pris la lumière encore récemment, en 2021, à l’occasion de la découverte d’œuvres inédites de Louis-Ferdinand Céline, dont il est l’exécuteur testamentaire et auquel il a consacré une biographie aux éditions Mercure de France.
Ayant droit de Lucette Destouches, la veuve de l’écrivain antisémite, il en est l’un de ses plus fidèles amis, son ultime confident, jusqu’à sa mort à l’âge de 107 ans, en 2019.
François Gibault avait pour habitude de lui rendre visite dans sa maison de Meudon, en compagnie de confrères prometteurs, de personnalités du monde de l’art ou du showbiz.
Il a longtemps reçu des gens de la haute société lors de dîners somptueux dans son hôtel particulier de la rue Monsieur, dans le VIIe arrondissement de Paris, une fastueuse demeure constellée de toiles de Dubuffet et de sculptures de Brancusi, dans laquelle il est né le 21 mai 1932.
Dans cet antre de grand bourgeois, un bronze d’une main de Françoise Sagan, dont François Gibault fut l’avocat – ainsi que le compagnon de l’ex-mari de l’écrivaine, le mannequin Bob Westhoff – et un autre de l’avant-bras de Céline, reposent sur une console.
Le collectionneur possède également le masque mortuaire de l’auteur du Voyage au bout de la nuit, confectionné le 2 juillet 1961, le lendemain de sa mort à Meudon.
La personnalité et le parcours de François Gibault alimentent tous les fantasmes dans le microcosme germanopratin.
Après avoir été jeune officier de cavalerie pendant la guerre d’Algérie, il milite pour l’Algérie française et défend Alphonse Constantin, ancien légionnaire accusé dans l’attentat raté du Petit-Clamart contre le général de Gaulle.
C’est son ami Jean-Louis Tixier-Vignancour, avocat et futur candidat d’extrême droite à la présidentielle de 1965, qui lui confie le dossier.
Ce n’est pas la seule personnalité d’extrême droite qui fascine François Gibault durant sa vie.
Dans Libera Me, il fait part de son éblouissement lorsqu’il rencontre Jean-Marie Le Pen pour la première fois dans les années 60 et vante les qualités d’écrivain de Marc-Edouard Nabe, figure montante de la scène littéraire parisienne avant d’être marginalisée pour ses pamphlets antisémites.
«Quand il voit le roi tout nu, il ose le dire, ce qui en fait un écrivain scandaleux, infréquentable, impubliable […].
Il se drape volontiers dans sa tunique d’écrivain maudit, c’est son côté Bloy.
Comme lui, c’est l’un des meilleurs écrivains de sa génération.»
François Gibault, qui œuvre à faire revivre les écrits jamais publiés de Céline, invite Marc-Edouard Nabe et ses amis de confiance à Meudon.
Une autre relation de l’avocat, beaucoup plus intime, a lui aussi fait de nombreux voyages chez Lucette Destouches : Filip Nikolic, membre des 2Be3, éphémère boys’ band (connu pour Partir un jour).
François Gibault a 60 ans quand il rencontre l’enfant de Longjumeau, 18 ans, dans une salle de sport à Paris.
L’avocat prend la coqueluche des hit-parades sous son aile, l’introduit dans les mondanités, l’emmène aux Etats-Unis, en Russie.
Il devient «son Pygmalion», confesse-t-il dans son livre.
Etrange relation entre ces deux hommes que tout oppose a priori, le vieux lettré, mentor d’apprentis ténors issus de la prestigieuse Conférence des avocats du barreau de Paris, sélectionnés après un concours d’éloquence, et le sportif éphèbe de la lointaine banlieue parisienne, soudainement décédé en 2009.
A son domicile près des Invalides, François Gibault conserve un étonnant souvenir de sa relation avec le chanteur : une statue façon dieu grec de Filip Nikolic «exhibant fièrement son appareil génital», relate Vanity Fair.
Je l’ai fait envoyer se faire sculpter par un ami, commente le maître des lieux.
Quelques années avant la mort de l’ex-leader des 2Be3 d’une surdose médicamenteuse à l’âge de 35 ans, il lui dédie son livre Un cheval, une alouette (la Table ronde, 2000) :
A mon fils en quelque sorte.
Il faut dire qu’il l’a façonné, cultivé, éduqué.
Jamais je n’ai eu de meilleur élève […] avec ses muscles longs de félin et son squelette de chat.
Il lui a ouvert son impressionnant carnet d’adresses, invité à dîner chez Claude Pompidou, à Rabat avec le roi du Maroc, avec Johnny Hallyday, Alain Delon, Jacques Vergès, Patrick Besson, ou encore Jérôme Béglé, l’actuel directeur général de la rédaction de Paris Match, que François Gibault a rencontré en 1996 alors que le journaliste écrit un portrait de Filip Nikolic.
Passé par le Point, et récemment par le JDD version Bolloré, habitué des plateaux de CNews, la chaîne d’information en continu du même milliardaire breton, Jérôme Béglé est qualifié de «frère», d’«intime» par François Gibault dans Libera Me :
Jérôme Béglé, éminence grise de ce petit monde dans lequel il m’a introduit, dont je fais volontiers mon confident parce qu’il a au plus haut degré le sens de l’amitié et qu’il est secret comme une sépulture.
Jérôme Béglé, l’un de ces innombrables liens entre François Gibault et l’écrivain Gabriel Matzneff, plume qu’il admire et qu’il recrute comme chroniqueur pour le site du Point en 2014, jusqu’à ce que la publication du Consentement de Vanessa Springora, ne vienne jeter une lumière crue sur les agissements pédocriminels de l’auteur des Moins de seize ans.
Longtemps, François Gibault, qui s’est fait un nom en défendant, aux côtés de Francis Szpiner, Jean-Bedel Bokassa, l’«empereur» déchu de la Centrafrique, puis le dictateur libyen Kadhafi – plus récemment, il défendait l’avocat et pamphlétaire anti-Macron Juan Branco après son arrestation au Sénégal –, partage avec les autres membres de la «bande» de la rue du Bac un penchant certain pour les brasseries chics de la rive gauche.
Avant que le grand âge n’espace ses rendez-vous, il se rendait «depuis des lustres» chez Lipp, au 151, boulevard Saint-Germain, dans le VIIe arrondissement de Paris, célèbre établissement fréquenté par Gabriel Matzneff, avec lequel François Gibault n’a pas rompu malgré la déflagration médiatique et judiciaire à la suite de la parution du Consentement.
Les deux hommes ont-ils collectivement commis des crimes sexuels à cette époque ?
Contacté, Gabriel Matzneff n’a pas donné suite.
Joint également, François Gibault assure par la voix de son conseil, Jérémie Assous, «n’avoir jamais assisté au moindre acte criminel, et n’aurait pas manqué, si cela avait été le cas, d’y mettre un terme et de les dénoncer immédiatement aux autorités».
L’autre repaire où se repaît François Gibault est le Voltaire, adresse amarrée à quelques encablures sur les quais de Seine, où il retrouve à l’époque une bande d’inséparables convives, comme il le raconte dans Libera Me : Jérôme Béglé, l’écrivain Patrick Besson, l’ancien journaliste à Paris Match Gilles Martin-Chauffier, le futur ex-directeur de la rédaction du Point Sébastien Le Fol.
Il m’a donné confiance, il m’a décomplexé, il a été mon “Champollion” pour décrypter la société parisienne, confesse ce dernier dans le Monde à propos de François Gibault.
Des «invités extérieurs» se joignent parfois à la tablée, «souvent Patrick Poivre d’Arvor», l’ancienne vedette du 20 heures de TF1, aujourd’hui mis en examen pour viol.
Lors de ces festins, François Gibault «aime que la compagnie soit agréable, que le vin soit fin et que les gens soient heureux de se retrouver», souligne Jérôme Béglé dans le Monde.
Dans ce cercle d’amis, jamais de femmes.
Seule Carla Bruni fut invitée une fois.
François Gibault l’emmena par la suite à Meudon chez Lucette Destouches en compagnie du reste de la troupe.
Plus tard, viennent s’ajouter à ces repas deux jeunes avocats promis à un brillant avenir, le médiatique Charles Consigny, engagé à droite, rencontré chez Jérôme Béglé, et Jérémie Assous, son conseil actuel.
François Gibault lui apprend le métier d’avocat, le forme dans son cabinet, l’embauche comme collaborateur, le conduit à Meudon. Il devient son mentor.
Cet étalon est un pur produit de mon écurie et j’en éprouve une certaine fierté, détaille-t-il dans ses mémoires.
Le nonagénaire le choisit pour le défendre avec l’autre ayant droit de Céline lorsque l’affaire du trésor retrouvé prend une tournure judiciaire.
Jérémie Assous est «l’un des enfants les plus prometteurs de [sa] nombreuse famille», écrit François Gibault dans son livre testament, qu’il dédie à son vrai fils, César Peng, qu’il eu à l’âge de 79 ans avec son compagnon chorégraphe Gang Peng :
A César Peng, avenir du monde.
Les influentes amitiés de la bande de Jean-François Lemaire
Depuis la plainte d’Inès Chatin, les enquêteurs de l’Office des mineurs épluchent lettres, agendas et livres d’or du docteur Lemaire.
Ces documents dessinent les liens étroits d’un groupe qui partage rendez-vous, voyages et dîners, et utilise son influence pour protéger le père adoptif de la plaignante.
Inès Chatin dit de son enfance qu’elle «fut baignée de masculin».
Elle était une petite fille silencieuse, déambulant tel un fantôme dans de grands salons peuplés d’hommes, qui n’avaient aucune attention pour elle, sauf lorsqu’il s’agissait de disposer de son corps pour lui imposer d’innommables sévices.
Adoptée par les époux Lemaire en 1974, après un parcours sinueux, Inès Chatin a grandi dans le faste du Paris littéraire, élitiste et cérémonieux.
Son père adoptif, Jean-François Lemaire, un intrigant médecin, était fasciné par les écrivains et les intellectuels, surtout ceux qui défrayaient la chronique, comme Gabriel Matzneff.
«De tous ses amis huppés», Matzneff, aux penchants pédophiles revendiqués, «semblait être celui qui le fascinait le plus», raconte Inès Chatin :
Lorsqu’il entrait dans une pièce, il captait l’attention, avec ses manières très sophistiquées d’être en société.
Comme lui, Jean-François Lemaire est un descendant de Russes blancs, ces tenants de l’ancien régime ayant émigré pour fuir les bolcheviks et la Révolution de 1917.
Pour comprendre la façon dont le silence a longtemps recouvert les sévices sexuels subis par Inès Chatin, il faut se figurer cette société de la rive gauche, ses usages, ses rituels et son goût immodéré du secret.
Il faut aussi appréhender les faits dénoncés comme étant l’œuvre d’une bande soudée, qui a traversé les décennies sans trop se désunir.
C’est d’ailleurs par ce terme, «la bande», que Jean-François Lemaire désigne, dans ses agendas, ses camarades les plus fidèles, avec lesquels il réalise des voyages réguliers à l’étranger, notamment en Asie du Sud-Est.
Dans ce monde, les amitiés sincères sont toujours concurrencées par l’envie d’en être, les intrigues de palais, les réussites jalousées, les brouilles politiques.
Mais au 97 de la rue du Bac, au cœur de cet appartement monumental du VIIe arrondissement, propriété auparavant de la famille d’Ormesson, une constante ne pouvait être démentie : les hommes régnaient en maîtres.
Une «même communauté de pensée» et une fascination pour les Grecs et les Romains
Aux origines de la bande, il y a le lycée Carnot, situé sur le très rupin boulevard Malesherbes (XVIIe arrondissement).
Jean-François Lemaire y rencontre le futur fondateur du Point, Claude Imbert, et celui qui deviendra directeur de la banque Worms, Claude Janssen.
Si Inès Chatin identifie sans le moindre doute le premier comme auteur de plusieurs viols et sévices, elle dispose de souvenirs plus fragmentaires du second, qu’elle situe néanmoins dans la «même communauté de pensée».
Car c’est au lycée Carnot qu’est née la fascination du trio pour les Grecs et les Romains, civilisations centrales dans la justification de leurs pratiques pédocriminelles.
Ce culte de l’histoire antique et de la philosophie hellénistique est l’un des ferments les plus profonds des tourmenteurs d’Inès Chatin, parmi lesquels, outre Lemaire, Imbert et Matzneff, figurent, selon elle, l’avocat François Gibault et l’ex-académicien et directeur de l’Express, Jean-François Revel.
Durant leurs carrières, beaucoup d’entre eux ont accumulé les références à l’Antiquité, égrenées de chroniques de journaux en interviews, et jusque dans leurs propres livres.
Dans leurs nécrologies respectives, Revel est comparé à Socrate dans le Monde, Imbert à Trajan dans le Point.
Leur profession de foi la plus crue, c’est peut-être Gabriel Matzneff, qui la livre dans les Passions schismatiques, un essai paru en 1977 :
Je crois à la fonction socratique de l’adulte.
Les anciens Grecs appelaient l’intelligence hegemonikon, qui signifie le guide. […]
Aux mères qui agitent hystériquement contre moi l’épouvantail de la police et de la prison, je rétorque toujours, sans me démonter, que pour avoir initié leur progéniture à une sphère infiniment supérieure au marécage familial, et cela dans tous les ordres, on devrait non me punir, mais me décorer.
Dans un texte qu’il est toujours possible de lire sur le site du Monde, daté de juillet 1982, le même Matzneff expose :
J’ai tenté de montrer, dans les Moins de seize ans [autre essai, paru en 1974, ndlr], que le goût de l’extrême jeunesse n’est pas de l’homosexualité.
Un homme peut très bien avoir le désir des femmes, se marier, être l’amant d’innombrables jeunes filles et, dans le même temps, ne pas être insensible au charme, à la grâce, à la vénusté de certains jeunes garçons imberbes.
Une allusion parfaitement claire à la pédérastie, dont la permissivité était ardemment défendue par certains membres du groupe.
A la lumière du témoignage d’Inès Chatin, Libération a relu la majorité des livres de Gabriel Matzneff.
Au fil des pages, principalement dans ses fameux journaux intimes, on croise les personnages du 97, rue du Bac.
Dans Mes Amours décomposés, par exemple, couvrant la période 1983-1984, durant laquelle Inès Chatin dénonce des viols de sa part, il n’est pas rare de croiser l’auteur, «sortant d’un déjeuner chez son ami Jean-François Lemaire».
Matzneff lui envoie aussi des cartes postales éloquentes de ses lointains voyages, où il loue, en 1985, «les jeunes demoiselles philippines si jolies […] et si peu farouches…»
L’écrivain a d’ailleurs une formule bien à lui pour qualifier leurs penchants pédocriminels :
L’amant de l’extrême jeunesse.
Electron libre, Matzneff semble être celui qui s’affranchit le plus des cénacles parisiens pour assouvir ses crimes.
Dans les Passions schismatiques toujours, il raille d’ailleurs le microcosme germanopratin, qu’il vénère autant qu’il le méprise :
Mes amis pédophiles peuvent témoigner que ce n’est qu’exceptionnellement que j’utilise les réseaux de notre secte [parle-t-il ici des hommes de la rue du Bac ?
Matzneff n’a pas répondu à Libération, ndlr], où l’on se refile les gosses, et où l’unique séduction est celle du portefeuille
(qui joue, de façon ou d’autre, un rôle d’importance dans les relations sexuelles entre adultes et enfants, où la frontière qui sépare l’amour de la vénalité n’est jamais clairement tracée).
Rendez-vous, dîners et voyages
Si on ignore comment Matzneff et Lemaire se sont rencontrés, les agendas de ce dernier, ainsi que les livres d’or du 97, rue du Bac – tous désormais aux mains des policiers de l’Office des mineurs, qui enquêtent depuis huit mois –, indiquent que des liens existent depuis 1961.
S’il manque plusieurs millésimes (non retrouvés), ces ouvrages agissent comme une mémoire figée de nombreuses interactions entre les membres du groupe.
Ils documentent en tout cas les rendez-vous ou les dîners mondains suffisamment importants pour être notés, sur une période allant de 1959 à 1985, ce qui inclut la période des faits dénoncés par Inès Chatin.
Claude Imbert y apparaît le plus (133 fois), puis viennent Claude Janssen (86 fois), François Gibault (72 fois), Gabriel Matzneff (21 fois), et Jean-François Revel, qui était moins inféodé à la vie du groupe (2 fois).
Ces agendas sont comme des repères, mais ils ne sont qu’un infime échantillon des liens qui unissaient ce groupe, assure Inès Chatin.
On allait aussi déjeuner ou dîner chez la plupart de ces hommes, chez qui il faudrait disséquer en retour toutes les traces archivées.
Pour les plus intimes – Imbert, Janssen, Gibault, notamment –, il n’y avait pas besoin d’invitation ou d’occasion pour qu’ils passent à la maison.
Souvent, ils sonnaient et montaient à l’improviste.
J’ai dû partager une intimité égale avec eux tous.»
Dans les carnets, apparaissent aussi les nombreux voyages de Jean-François Lemaire, en 1963 à Bangkok avec «la bande», où l’accompagne le banquier Claude Janssen.
En 1964 en Egypte, avec Christian Giudicelli, l’éditeur de Matzneff chez Gallimard.
Décédé en mai 2022, il avait été éclaboussé par des propos de l’écrivain, qui l’avait décrit en touriste sexuel à Manille (Philippines), en quête de jeunes garçons.
En 1966, Lemaire retourne à Bangkok avec Janssen – des codes sont inscrits sur les pages, étaient-ce des numéros de chambre ?
En 1977 et 1978, il est à Tunis avec Matzneff.
Les deux acolytes seront également pris en photo ensemble, semble-t-il à Marrakech. Enfin, en 1977 toujours, un agenda mentionne «Gibault Chine».
Souvent adossés à des conférences, des congrès ou des rencontres littéraires, ces voyages, dans des destinations connues pour être aussi des lieux de prostitution de mineurs, revêtaient-ils des intentions plus inavouables ?
Contacté par Libération, François Gibault a assuré ne pas avoir connaissance du moindre fait criminel, nie toute implication, et juge «inexact» le récit d’Inès Chatin.
Avant de mener la grande vie, Jean-François Lemaire avait été médecin militaire en Algérie.
D’où tirait-il la fortune qui lui a permis d’acquérir le somptueux appartement du premier étage du 97, rue du Bac, dont les plafonds, de style Empire, sont classés ?
L’hypothèse d’Inès Chatin est qu’il a surtout puisé dans la fortune de Lucienne, son épouse, descendante d’une grande famille d’industriels lyonnais.
Car une fois rentré d’Algérie, où il eut comme beaucoup d’autres son lot de décorations, sa vie fut marquée par quelques scandales retentissants.
Médecin agréé auprès des assurances, Lemaire a d’abord été impliqué dans un curieux accident de voiture, à Rognac (Bouches-du-Rhône) en 1972.
Son véhicule, qui a effectué un impressionnant vol plané selon la presse locale, s’est ensuite échoué en contrebas de l’autoroute A7, pour finalement prendre feu.
Lemaire s’en tire en réussissant à s’extraire in extremis de la carcasse.
Mais il perd quasiment son œil gauche, qu’il ne pourra plus ouvrir pour le restant de sa vie.
D’où le surnom «le Cyclope», que lui accolera Inès Chatin, et qui le confondra lors des sévices sexuels.
Quant à la passagère de la voiture, elle meurt calcinée, mais son identité demeure floue, puisqu’elle changera dans les différents procès-verbaux de la procédure.
Enfin, un autre passager mystérieux se serait enfui.
Après la condamnation, un travail de réhabilitation
Le 7 juillet 1981, Jean-François Lemaire est cette fois condamné dans une affaire au retentissement national.
Durant quelques mois, il a en effet été président-directeur général de Cœur Assistance, un service médical d’urgence cardiaque reposant sur un abonnement payant, fondé en 1974 par Bernard Tapie et Maurice Mésségué.
Le dispositif ne résiste que trois ans, torpillé par une plainte de l’ordre des médecins qui aboutit à un procès.
Lemaire y est formellement condamné pour «publicité mensongère», mais n’écopera que d’une amende symbolique de 3 000 francs.
Faut-il voir dans cette clémence le résultat de l’action de son réseau, qui s’est activé en amont du procès pour lui éviter l’opprobre ?
Dans le fatras de l’appartement de la rue du Bac, qu’elle a vidé avec ses proches quand ses parents adoptifs ont rejoint un Ehpad en 2020, Inès Chatin a remis la main sur des correspondances édifiantes.
Dès juin 1980, soit un an avant le procès, Claude Imbert, déjà patron tout-puissant de l’hebdomadaire le Point, écrit une lettre à Paul-André Sadon, procureur général près la cour d’appel de Paris.
Si Inès Chatin n’a pas retrouvé la missive initiale, elle a en revanche remis la main sur la réponse du magistrat, datée du 5 février 1981. Sadon écrit :
Vous m’avez fait part de votre émoi en apprenant que l’un de vos amis de jeunesse, le docteur Jean-François Lemaire, se trouvait impliqué dans une procédure de publicité mensongère […].
Je comprends le désarroi de M. Lemaire, dont vous avez tenu à souligner à mon intention le désintéressement et l’honnêteté, et qui supporte les conséquences liées à son inculpation […].
Sans préjuger de la décision qui sera rendue par le tribunal, j’ai le sentiment que l’on peut très raisonnablement escompter, en ce qui le concerne, une peine extrêmement modérée, voire de principe […].
En tout état de cause, soyez assuré, cher monsieur, que j’ai pris bonne note des excellents renseignements que vous m’avez communiqués sur le docteur Lemaire, et qu’il en sera fait le meilleur usage.
Même si elle s’avère effectivement symbolique, la condamnation de Jean-François Lemaire est une tache – pire, un déshonneur – dans le Saint-Germain-des-Prés précieux et guindé.
Son puissant réseau va alors œuvrer pour le réhabiliter, faisant émerger, à travers leurs nombreuses missives, une histoire des coulisses de la Ve République.
Dès le 15 septembre 1981, l’ordre des médecins – alors même que Jean-François Lemaire a été condamné au pénal – va lui faire savoir qu’il retire l’action disciplinaire intentée contre lui.
Puis c’est une succession de missives de ses amis Claude Imbert et Georges Bérard-Quélin, président du puissant Club du siècle (regroupant de nombreux patrons de presse), qui vont déferler sur les plus hautes huiles de l’Etat.
Le but ?
Faire effacer le casier judiciaire du docteur en vertu de la loi d’amnistie promulguée dès son arrivée au pouvoir par François Mitterrand, et ce pour que Lemaire soit proposé au grade de chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’honneur.
Dès 1970, son grand ami Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre de l’Economie et des Finances de Georges Pompidou, avait pris un décret le consacrant chevalier dans l’Ordre national du Mérite.
«Gibault est parmi les intimes depuis toujours»
La famille Giscard d’Estaing est en effet très présente au 97, rue du Bac.
De nombreuses lettres, signatures de registres, talon d’entretiens téléphoniques en attestent.
Et pour cause.
En juin 1965, Jean-François Lemaire fait partie des membres fondateurs de l’association Perspectives et Réalités, dont les comités seront les fantassins de l’accession de Giscard à la présidence de la République en 1974.
L’ex-maire de Chamalières (Puy-de-Dôme), qui déjeune parfois en trio avec Lemaire et Imbert, ne l’oubliera jamais.
Sous sa mandature, le docteur sera bardé d’autres décorations, notamment chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, honneur permis par le secrétaire d’Etat à la Culture de Giscard, Michel Guy, autre signataire régulier des livres d’or de la rue du Bac.
Au gré des pages, on retrouve aussi Olivier Giscard d’Estaing, frère du président et lui-même député.
Lemaire voyage d’ailleurs avec lui au Liban en 1964.
Y figurent enfin le ministre de Pompidou André Bettencourt, son Premier ministre de l’époque, Pierre Messmer, l’entrepreneur Guy Taittinger, ou encore l’écrivain qui revenait au domicile de son enfance, Jean d’Ormesson.
Durant toutes ces années, Jean-François Lemaire a pu compter sur François Gibault pour veiller au mieux sur ses intérêts.
L’avocat, qui a été son conseil personnel, était aussi celui des hautes affaires de la République.
En 1987, il a notamment défendu le dictateur centrafricain Jean-Bedel Bokassa.
Quelques années plus tard, il représente le colonel Kadhafi, dont le régime libyen est accusé de l’attentat à la bombe commis contre le DC-10 d’UTA, dont le crash fait 170 morts en septembre 1989.
Mondain à souhait, hôte lui aussi de dîners mirifiques, Gibault suscite tous les fantasmes.
On le dit stratège, correspondant du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (ancêtre de la DGSE), et doté lui aussi d’un réseau tentaculaire, notamment à l’ordre des avocats de Paris.
Aujourd’hui âgé de 92 ans, il était encore sur le devant de la scène il y a peu, lorsque des manuscrits inédits de Louis-Ferdinand Céline, dont il est l’exécuteur testamentaire, ont ressurgi de l’ombre.
De lui, Inès Chatin dit :
Gibault est parmi les intimes depuis toujours, il est dans une proximité permanente avec mon semblant de famille depuis aussi loin que mes souvenirs existent.
Lui, c’est le chef de la troupe.
Un homme petit et sans envergure physique, il pourrait passer inaperçu en réalité.
Pourtant, il est autrement plus puissant que les autres. Je dirais que c’est une puissance intellectuelle.
Dans mon enfance, Gibault, c’est le haut de la pyramide hiérarchique, le chef de “la bande”.
La notion d’appartenance est d’autant plus prégnante avec lui, parce qu’il est en quelque sorte supérieur à mon père adoptif.
Lorsque l’avocat rédige le tome 1 de ses mémoires, publiés en 2014 chez Gallimard, et intitulés Libera Me, il en adresse un exemplaire à Inès Chatin, avec la dédicace suivante :
Pour Inès Ader [son nom d’épouse], que j’ai connue au berceau.
De façon troublante, le nom de Gibault se trouve sur une copie du dossier d’adoption d’Inès Chatin, qu’il a demandé aux greffes du tribunal en 2000.
Pourquoi ?
Il ne s’est pas expliqué sur ce point auprès de Libération, pas plus que sur d’éventuelles attestations de moralité qu’il aurait rédigées en faveur de Jean-François Lemaire, afin de faciliter la procédure.
«Homme à double visage, et à double vie»
Combien de services se sont-ils rendus, «les hommes de la rue du Bac», depuis les coulisses feutrées des cercles où ils adoraient se montrer, parmi lesquels le Siècle, l’Automobile Club de France ou la célèbre brasserie Lipp du 151, boulevard Saint-Germain (VIIe arrondissement) ?
Mais le plus important d’entre eux était peut-être le Club des cent, ce Who’s Who interdit aux femmes qui organisait des ripailles chez Maxim’s.
Parmi ses membres éminents, Jean-François Lemaire, Claude Imbert et Jean-François Revel, à qui le New York Times consacre un long article en 1977, intitulé «The Bête noire of France’s left».
Soudés par leur proximité avec le pouvoir giscardien, ces hommes sont aussi devenus ensuite les mégaphones d’une droite farouchement anticommuniste, réactionnaire et empreinte de catholicisme.
Et quoi de mieux pour causer politique jusqu’à pas d’heure, que la bonne chère et les grands crus ?
Chez Jean-François Lemaire, les dîners courus étaient très ritualisés, jusqu’à laisser à l’hôte la charge de goûter les plats en premier.
«Apicius ressuscité rue du Bac», s’extasie d’ailleurs Gabriel Matzneff sur le livre d’or du 19 juin 1985, faisant ici référence à ce millionnaire de la Rome antique, amateur de plaisirs et contempteur des moralistes austères.
«Apicius», Inès Chatin se souvient l’avoir moult fois entendu, notamment à propos de Jean-François Revel, à la descente remarquée, et de Claude Imbert.
Gaston [le vrai prénom de Jean-François Lemaire] parlait souvent de l’Apicius de Revel et Imbert, sans que je ne comprenne ce qu’il voulait dire à l’époque, se remémore-t-elle.
Pour compenser les ripailles, certains membres du groupe s’adonnent aux jeûnes et aux bains de glace, entretenant un véritable culte du corps.
Existe-t-il un lien entre le rapport de ces hommes à la gastronomie, et les sévices sexuels de la rue de Varenne, perpétrés, pour majeure partie, avec des pièces d’argenterie ?
Si beaucoup de ces agapes avaient lieu le week-end, d’autres, plus resserrées autour des agresseurs que désigne Inès Chatin, avaient lieu les lundis.
Un majordome, Peter, et du personnel s’affairaient alors pour servir les hommes, fascinés également par Napoléon Bonaparte.
Esthètes à table, ils s’autodésignent, summum de leur cynisme, les «Janus bifrons», le Dieu romain aux deux visages, incarnation des commencements et des fins.
Dans la nécrologie officielle que l’Académie des sciences morales et politiques consacre à Jean-François Lemaire en 2021, il est écrit :
Janus bifrons, Jean-François Lemaire était à la fois docteur en médecine et docteur en histoire, Esculape et Clio [deux figures de la mythologie grecque qui incarnent respectivement ces disciplines].
La référence est encore plus explicite dans cet autre passage des Passions schismatiques de Gabriel Matzneff :
Tant qu’une improbable explosion (sociétale) n’aura pas révélé que tout le monde est pédéraste, l’amant de l’extrême jeunesse devra, pour survivre, s’avancer masqué, et sera condamné à être un Janus bifrons, homme à double visage, et à double vie.
Jadis, je croyais être seul de mon espèce, ou quasi.
Mon amour de ce troisième sexe que forment les moins de 16 ans était une singularité qu’autour de moi personne ne semblait partager.
A présent, je sais que nous sommes nombreux, très nombreux.
Seulement, nous sommes une société secrète, la dernière des sociétés secrètes, et nous n’avons pas fini de l’être.
Des Janus bifrons qui passent du fromage au dessert, c’est cela qu’observait, silencieuse, Inès Chatin, dans ce grand appartement dépourvu du moindre jouet.
Attendant, qu’ensuite, ils viennent la chercher.
«Le responsable, c’est le gosse au départ», les aveux du docteur Lemaire
Trente-cinq ans après le supplice de la rue du Bac, Inès Chatin lui fait face dans cette chambre de l’Ehpad Le Corbusier, de Boulogne-Billancourt.
Affaibli physiquement, mais parfaitement alerte, Jean-François Lemaire, 91 ans, accepte enfin le dialogue.
Timide les premiers jours, il se fera plus disert à mesure que les conversations avec sa fille adoptive vont se multiplier.
Après plusieurs décennies à s’épanouir loin du maudit 97, rue du Bac, Inès Chatin veut désormais comprendre «comment et pourquoi» de tels actes pédocriminels lui ont été imposés.
Le déclic fut fulgurant.
Longtemps silencieuse sur son passé, elle y sera confrontée brutalement en vidant le vaste appartement de son enfance, en octobre 2020, au moment du départ de ses parents en maison de retraite.
Par-ci, sous les coussins d’un canapé, par-là, sous une carte marine accrochée au mur, elle découvre des noms, des dédicaces, des cartes postales, des lettres aux significations vertigineuses.
Surtout, elle va trouver, scotchée à l’intérieur du secrétaire personnel de sa mère, Lucienne, battue par son mari toute sa vie, une mystérieuse enveloppe contenant les pages déchirées d’un magazine pornographique sadomasochiste.
Sur les images figurent uniquement des hommes, masqués de noir, et montrés dans des positions obscènes et suggestives.
Inès Chatin y voit une volonté de sa mère de laisser derrière elle une trace de l’indicible, ce qui va déclencher chez elle une légitimité nouvelle à poser toutes les questions, y compris les pires.
Si Inès Chatin est désormais prête à affronter Jean-François Lemaire, c’est aussi parce qu’elle s’est enfin affranchie du carcan de ses agresseurs.
En 1997, à 24 ans, elle se marie avec Geoffroy Ader, un expert en horlogerie, fils de commissaires-priseurs, et fin connaisseur des arcanes de l’hôtel Drouot.
Ils se connaissent alors depuis 1992, car Geoffroy est un ami d’Adrien (1), le grand frère d’Inès, qui ne souhaite pas voir exposer son histoire personnelle avec les hommes de la rue du Bac.
En cela, Geoffroy Ader est un témoin essentiel de l’atmosphère délétère qui régnait chez les Lemaire :
Quand j’y allais les premières fois, je me souviens d’un malaise difficile à définir.
Puis, plus j’ai connu Gaston [comme Inès Chatin, il utilise le véritable état civil du docteur Lemaire, même si ce dernier se faisait toujours appeler Jean-François, contraction de ses deuxième et quatrième prénoms, ndlr], plus j’ai découvert un homme détestable.
Il hurlait sans arrêt “Lucienne apporte-moi ceci“, “Lucienne, va faire ça”.
Plus tard, aux repas de famille, Lucienne nous mettait des coups de pied sous la table pour changer de sujet quand elle sentait affleurer une discussion qui n’allait pas lui plaire.»
«Gaston» avait aussi cette manie de faire valdinguer les plats en tirant violemment sur la nappe lorsque la cuisine n’était pas à son goût.
Un nouveau rapport de force
Inès Chatin dit de son mari qu’il «l’a sauvée».
Car avant leur union, son père adoptif et ses puissants amis semblaient vouloir garder le contrôle de sa destinée.
En 1991, lorsqu’elle est en terminale au lycée privé de la Tour, dans le XVIe arrondissement, Jean-François Lemaire l’envoie en stage au cabinet de François Gibault, niché dans son hôtel particulier de la rue Monsieur, dans le VIIe arrondissement. Le face-à-face d’une semaine la fera frémir.
Puis, Gaston demande à son ami Claude Imbert de prendre sa fille au Point, où elle fera un passage, pendant la période des attentats de 1995.
Ils n’ont reculé devant aucune monstruosité, s’emporte Geoffroy Ader, presque plus en colère que sa compagne.
Le summum de l’indécence est atteint en 1997, pour leurs noces.
Toujours très soucieux des usages et d’afficher sa richesse, Jean-François Lemaire veut organiser le cocktail dans ses somptueux salons.
Le 30 septembre, Inès Chatin est donc contrainte de célébrer son mariage en compagnie de la majorité de ses tourmenteurs.
Puis le couple part s’installer de longues années en Haute-Savoie, près de Genève.
Ils auront deux enfants, et ne reviendront vivre à Paris qu’en 2016.
Geoffroy Ader n’a compris que récemment ce qui était arrivé à sa femme entre 1977 et 1987.
Longtemps, il a pensé que les coups sur sa mère avaient généré ce malaise lancinant chez Inès Chatin, remarquant toutefois un mal-être physique particulièrement marqué.
Le jour où tout est devenu clair, au moment de la liquidation de «l’antre du malin» comme il l’appelle, il lui a promis de l’accompagner dans sa quête de vérité, jusqu’à faire paratonnerre de son nom, lui qui est issu d’une grande famille parisienne :
Ce que nous vivons, ce n’est pas le combat d’Inès.
C’est notre combat.
Et pour le mener, je lui offre aussi mon nom de famille, Ader.
Dans notre milieu social, ça compte.
En 2020, c’est donc un tout autre rapport de force qui s’engage lorsque commencent les entretiens avec Jean-François Lemaire.
Lucienne, elle, occupe une chambre du même établissement, celle en face de sa sœur.
Inès Chatin avait fait la demande expresse de la voir éloignée de son mari, enfin à l’abri.
Vu la particularité de la situation, les deux psychologues de l’Ehpad vont aussi être avisées du terrible héritage familial.
Un ton froid et détaché sur les enregistrements
Afin de garder une trace de leurs échanges, Inès Chatin décide d’enregistrer les entretiens, qui vont se dérouler de novembre 2020 à avril 2021.
Pour cela, elle pose son téléphone à la vue de Jean-François Lemaire, sur son lit, sans que cela ne l’incommode.
Les propos qui vont suivre sont donc pour la très grande majorité enregistrés, et ont été retranscrits ensuite mot à mot.
Les scripts, ainsi que les bandes audio, ont été certifiés conformes par huissier, et ont été transmis aux policiers de l’Office des mineurs (Ofmin), qui planchent depuis huit mois sur ce dossier, dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris le 23 octobre 2023.
Peut-être naïvement, dit-elle
Inès Chatin attendait des excuses de son père adoptif à l’heure de sa fin de vie.
Mais elles ne sont jamais venues. Au contraire, le ton froid, détaché, il assume ses actes, et mouille certains de ses amis à des degrés différents, surtout Gabriel Matzneff, qui revendique déjà ses actes dans ses livres, et Claude Imbert, mort en 2016.
A propos de son ami et avocat, François Gibault, Lemaire va se montrer plus évasif.
Il va d’abord refuser «intellectuellement» de l’impliquer «dans cette voie».
Mais ne l’écartera finalement pas, lorsque la question lui sera reposée ultérieurement.
Est-ce parce qu’il le craignait, comme l’a toujours affirmé Inès Chatin ?
Contacté par Libération, François Gibault a répondu via une lettre envoyée par son conseil, Jérémie Assous.
Il y assure «n’avoir jamais assisté au moindre acte criminel, et n’aurait pas manqué, si cela avait été le cas, d’y mettre un terme et de les dénoncer immédiatement aux autorités».
Il conteste donc «avec vigueur les allégations d’Inès Chatin», dont il estime le récit «inexact».
Quant à Gabriel Matzneff, il n’a jamais donné suite aux sollicitations de Libération.
Afin de lancer le sujet des violences sexuelles, à partir de janvier 2021, Inès Chatin suggère à son père adoptif de lire d’abord la Familia Grande, le livre dans lequel Camille Kouchner dissèque la mécanique de l’inceste commis sur son frère par son beau-père, Olivier Duhamel.
A 47 ans, Inès Chatin se sent encore incapable d’interroger directement l’un de ses agresseurs sur son cas personnel, et va donc genrer la plupart des passages de la discussion au masculin :
Inès Chatin :
Tu as lu le livre que je t’ai apporté ?
— Oui en partie. […] J’adore picorer avant de lire, alors j’ai picoré certains passages. C’est bien… C’est bien écrit, ce qui n’était pas évident pour un Kouchner, et le thème choisi est intéressant. Donc je pense à la fin de la semaine l’avoir lu, et si tu… si nous nous rencontrons le week-end, nous pourrons en parler, répond Gaston.
— Ah oui.
— Mais c’est un très bon choix de texte à offrir […].
— Non, c’est le thème moi qui m’avait…
— Oui, il est excellent, et rare et bien traité. Tout est là […].
— C’était le thème du viol en fait.
— Mais exactement, […] or ce n’est pas courant un livre consacré au viol du fils par son père, rebondit Jean-François Lemaire.
— Non, mais c’est quelque chose qui arrive souvent.
— Bah ça arrive plus souvent qu’on ne le pense, et en tout cas plus souvent qu’on ne le dit.
— Ça, c’est sûr oui. Dans… des familles très bien.
— Dans les familles de haute bourgeoisie, où on ne plaisante pas avec la morale.
— Mais ça, la morale, toi, ce n’est pas totalement ton… ton rayon.
— Non […].
— Par exemple Matzneff, il était bien avec des enfants ?
— Ah, il n’était même qu’avec des enfants, pratiquement.
— Et tu trouvais ça… bizarre ?
— Bah, on le classait parmi les pédérastes au sens… euh…
— …pédophile quoi.
— …grec du terme.
«Euh pourquoi pas ?»
Dans un enregistrement suivant, Jean-François Lemaire relativise la pédocriminalité, la comparant à une addiction classique, comme le tabagisme.
Inès Chatin l’interroge :
Mais tu penses qu’on peut témoigner à son enfant son affection de cette manière-là ?
— Oui, oui. De même qu’il y a des gens qui fument visiblement un peu trop.
— Oui.
— Quand ils ont le goût du tabac. C’est pour te prendre un exemple qui marque que j’ai pris le tabac.
— Oui.
— Il y a l’alcool, bon, qui mène l’alcoolique par le bout du nez. Bah, c’est exactement la même chose. Quand ils ont 2 ans, les gosses n’y pensent pas, puis quand ils en ont 4, en fonction des lectures du père et des gestes du père, ils y viennent progressivement […], continue Jean-François Lemaire.
— Oui… Ben, c’est-à-dire que quand c’est dans l’enceinte familiale, ce qui est pratique, c’est que du coup ça ne se voit pas de l’extérieur…
— Non.
— Donc ça permet une certaine intimité, disons…
— Oui.
— C’est ça. Mais après l’enfant il ne peut plus avoir… il est marqué un peu quand même, tente Inès Chatin.
— Le responsable, c’est le gosse au départ, mais sans arrière-pensée, c’est ça qui… bon, puis ensuite, entre 15 et 20 ans ça pivote, le responsable devient l’homme mûr qui sait ce qu’il fait. Et c’est d’autant plus critiquable que c’est à lui plutôt de donner des leçons de morale.»
Dans les quatrième et cinquième enregistrements, Jean-François Lemaire est interrogé par Inès Chatin sur la connaissance que sa mère, Lucienne, avait des violences qu’elle a subies.
Il explique :
«Il y a certainement dans la littérature et la vie courante beaucoup plus de cas qu’on ne le pense d’amour paterno-filiaux, sous l’œil… non pas indulgent, mais sous l’œil de la mère qui faisait son tricot. Et qui n’en coucherait pas moins le soir avec le père. […] La sexualité atteint des profondeurs que l’on ne soupçonne pas. Le père et le fils cachés derrière le journal – parce que ça, il y avait des mètres carrés là qui vous dissimulent bien – pendant que la mère coud à la fenêtre, attendant qu’ils aient fini leurs ébats pour passer à la cuisine.
— Oui, mais ça ne marche qu’avec des enfants suffisamment petits, parce qu’après, quand ils sont adolescents, ils n’acceptent plus […].
— Une fois que l’affaire est lancée… poursuit Jean-François Lemaire.
— Ah oui, ça continue ?
— Je crois qu’il peut y avoir un certain goût pour…
— De l’enfant ?
— Oui. Parce que l’homme mûr est le sachant. Alors…
— C’est comme un apprentissage tu veux dire ?
— Oui, si l’adolescent sait qu’il se soumet à des règles condamnées par la société, mais finalement qui apportent une certaine jouissance, euh pourquoi pas ?
— Oui, mais alors comment est-ce qu’après il peut arriver à retomber sur ses pieds et à sortir de cette relation ?
— Mal. Généralement mal.
— C’est ça. Oui. […] Bah, ça laisse des traces…
— Oui.
«On change de sujet»
Dans le sixième audio, Inès Chatin aborde ce qu’elle a toujours nommé les «jeux» sexuels, à savoir les sévices commis avec des objets métalliques, de 1977 à 1980, dans un appartement de la rue de Varenne.
A l’époque, elle y était emmenée par celle qu’elle appelle «Zazelle», sa «nurse».
«Les jeux sexuels, ça ne peut être que pour les petits, en dessous de 10 ans» commence Inès Chatin.
— Oh… oui.
— C’est ça ? Mais par exemple s’il y a une nounou dans la maison, la nounou elle le voit bien ?
— Bien sûr.
— Et elle ne dit rien ?
— Cela dépend des nounous […].
— Elle avait des yeux quand même. […] Du coup, ce n’est pas dérangeant pour elle ? Elle s’en fout ?
— Elle admettait que c’était la société… […]
— Mais ce qu’il y a, c’est qu’à partir du moment où l’enfant, il est assez grand pour parler, il peut raconter aussi, alors du coup c’est… c’est embêtant ?
— Oui.
— Comment fait-on pour l’empêcher de raconter ?
— On change de sujet.
— Ah oui. Et s’il insiste ?
— L’enfant, quand même, a vis-à-vis de son père la notion du respect. Et si le père […] ne dit pas “c’est pas vrai”, mais “nous parlerons davantage de la pluie parce que ce jour-là il a plu des cordes, et que c’est quand même intéressant”, et tous les enfants vont dire “mais oui papa, bien sûr qu’on parle de la grande pluie d’avant-hier” […].
— Mais est-ce que tu dirais que c’est une forme d’amour ? demande Inès Chatin.
— Entre ?
— Le père et le fils ?
— Ah… si elle va jusqu’aux actes répétés, il n’y a aucun problème, c’est une preuve d’amour.
— Oui…
— Mais encore faut-il…
— Mais après, si plus tard le père et le fils ne s’entendent plus, alors ça veut dire…
— Eh bien ils divorcent, comme d’autres, seulement ils n’ont pas leur tribunal et leurs avocats et le procureur […].
— Mais il a quand même plus ou moins violé son fils, c’est gênant…
— C’est de bonne guerre.
— Ah oui, tu penses ?
— Ah oui.
— Bah, ça ne se fait pas trop, quand même…
— C’est-à-dire que ça n’apparaît pas trop mais ça se fait couramment.
Si tu lis la littérature grecque de l’Antiquité, ce n’est qu’un éloge de l’enfant
Dans le huitième enregistrement, Jean-François Lemaire justifie à nouveau la pédocriminalité, en l’adossant à une pseudo-permissivité inspirée des civilisations grecque et romaine.
Inès Chatin :
Je te faisais parler des liens avec les enfants […].
— Ah oui. Oui, oui.
— C’était plutôt ça qui m’intriguait. Je me disais qu’avec de genre de personnes comme Gibault et comme Matzneff, il y avait quand même beaucoup de choses qui se passaient avec les enfants, et que je trouvais ça un peu…
— Janssen [il parle ici de l’ex-directeur de la banque Worms, Claude Janssen, ami de Lemaire depuis le lycée Carnot, qu’Inès Chatin n’implique pas formellement dans les crimes, mais à propos duquel elle dispose de souvenirs fragmentaires. Il est aujourd’hui décédé], il fallait qu’il soit le premier, il a donc avalé toute la littérature grecque, où Dieu sait que l’enfant est mis en valeur, comme il a avalé le reste.»
— Non, mais ce n’est pas ça, les liens avec les enfants, je voulais dire les gens qui touchent aux enfants.
— Oui, mais ça… l’un menait à l’autre […].
— L’un mène à l’autre tu penses ?
— Si tu lis la littérature grecque de l’Antiquité, ce n’est qu’un éloge de l’enfant. Ce n’est qu’après qu’on verra apparaître l’éloge de l’homme mûr.
— Ah, tu veux dire qu’on incitait à être avec des enfants ?
— Le milieu était favorable à l’enfant. Et l’enfant était, par zèle au départ, peut-être pas par goût, mais le résultat est le même, l’objet des attentions de ses aînés.
— Oui mais des attentions […].
— …sexuelles.
Le neuvième audio aborde les lettres découvertes subrepticement par Inès Chatin en vidant l’appartement familial du 97, rue du Bac.
Pourquoi tu as gardé toutes les lettres qui parlent de ça ? interroge Inès Chatin.
— […] Tu sais où elles sont ? demande Jean-François Lemaire.
— Oui. Elles sont chez moi.
Il rit et enchaîne :
Mais il y en a quoi ? Il y en a cinq, il y en a six ?
— Non, non, non. Alors, il y a les dossiers que t’as faits, qui sont hallucinants, où tu mets les noms des personnes et puis tu as toutes les lettres, tu as gardé toutes les lettres. Et après, il y a tout ce que t’as planqué dans des endroits étranges, comme par exemple sous le canapé de l’arrière-bibliothèque… Les lettres de Matzneff… [Inès Chatin a retrouvé une lettre dans laquelle Gabriel Matzneff demande au docteur Lemaire de récupérer le dossier médical de Vanessa Springora. En effet, comme l’autrice l’explique dans le Consentement, elle a été hospitalisée pour un streptocoque au moment où elle vivait une relation d’emprise avec l’écrivain. On ne sait toutefois pas si Lemaire a pris le dossier ou non.]
— Ah ça, cela m’ennuie davantage.
— […] Vanessa Springora qui avait donc 14 ans quand Matzneff couchait avec elle, ce genre de chose tu vois. C’est embêtant ça.
— Bof, c’est un peu la vie d’adolescent.
— Ah… oui, enfin, pas tous les adolescents heureusement, parce qu’il y en aurait beaucoup qui se seraient foutus en l’air ou seraient partis chez des psys à vie.
— Là, je crois que tu exagères […].
— Tu caches les lettres [comportant des écrits pédocriminels] sous le canapé, c’est quand même particulier…
— Ce ne sont pas des lettres à laisser traîner. Mais d’un autre côté, cela ne compromet que celui qui les a écrites […].
Dans le dixième audio, le fondateur du Point, Claude Imbert, est évoqué nommément. Jean-François Lemaire va faire de lourdes confidences à son sujet, en laissant entendre à sa fille adoptive qu’il recourait aussi à des réseaux de prostitution :
Où est-ce qu’il trouvait les enfants ?
— Ça, c’était… Il était assis sur… la réserve bulgare, répond Jean-François Lemaire.
— Ah oui. Mais qui arrivait à les faire venir jusqu’à Paris ?
— Oh, sans la moindre difficulté. […] Claude Imbert a monté de véritables réseaux de prostitution.
— Mais de pédo, pédo-prostitution ?
— Non, pas forcément, mais si cela pouvait l’aider, ce n’était pas un obstacle.
«Pour moi, ces mots ont été une profonde violence»
Au cours du douzième enregistrement, enfin, Inès Chatin interroge son père adoptif pour savoir comment il réagirait si elle décidait, un jour, de révéler la vérité :
Est-ce que tu penses qu’il faut que je parle ? Parce que tu la connais, moi, ma morale personnelle.
Elle est comme elle est, mais tu la connais.
— Elle est… oui, oui, oui, elle est très respectable.
— Donc tu me conseillerais plutôt de parler alors ?
— Oui, dans un contexte… Non dans un fait divers un peu canaille, mais dans un contexte plus général traitant de l’ensemble de l’article.
— Oui.
— Mais est-ce que ces gens ont fait du mal ?
— Bah oui, aux enfants, répond Inès Chatin.
— En leur ouvrant la voie ?
— Bah… en bousillant leur vie. En leur faisant des choses que les adultes ne doivent pas faire aux enfants. Tu ne crois pas ?
— Oui, oui, je t’écoute. On peut penser ça.
Jean-François Lemaire meurt le 3 septembre 2021. Lucienne Chatin est morte quelques mois plus tôt, en mai 2021. Le jour des obsèques de sa mère, le prêtre de l’Ehpad, mobilisé aussi par Inès Chatin dans l’espoir d’obtenir des excuses de son père adoptif, lui dit :
Madame, n’espérez plus.
Pour moi, ces mots ont été une profonde violence, retrace-t-elle.
Ils représentent la fin d’une espérance.
Un échec aussi, parce que j’ai cru bêtement que je pourrais lui faire réaliser à quel point tout ça n’était que de la souffrance.
Quatre mois plus tard, personne n’est invité à la cérémonie de Jean-François Lemaire.
Seuls, Inès, son frère Adrien et son mari Geoffroy Ader se rendent au crématorium.
Ils feront paraître une annonce minimaliste dans le carnet funéraire du Figaro, sans aucune mention des multiples décorations glanées par le docteur Lemaire.
Inès Chatin assure qu’en la découvrant, François Gibault l’a appelé, furibard, pour s’offusquer de ce crime de lèse-majesté.
Le même François Gibault, chez qui elle s’est rendue à deux reprises en 2022 pour lui poser également un bon nombre de questions.
Très craintive, elle ne l’accusera pas directement des agissements qu’elle dénonce aujourd’hui à la justice le concernant.
Gibault, lui, niera être au courant de quoi que ce soit, comme l’a martelé son conseil auprès de Libération.
En fouillant les archives du 97, rue du Bac, Inès Chatin avait aussi mis la main sur un curieux télex, présentant laconiquement ses condoléances à Lucienne Chatin, comme si son mari venait de décéder brutalement :
Très émus par le décès prématuré du docteur Jean-François Lemaire, les membres de l’association des médecins conseils de société d’assurances Côte d’Azur Corse vous adressent leurs bien vives condoléances.
A quoi a-t-il servi exactement ?
Inès Chatin l’ignore.
Mais ce qui semble certain, c’est que son père adoptif s’est fait passer pour mort auprès de certaines personnes.
Interrogé par sa fille à l’Ehpad, Jean-François Lemaire a répondu, énigmatique (et hors bande audio) :
Ça peut être utile de disparaître.
Le long parcours d’Inès Chatin «sur le chemin de la parole»
Depuis février 2022, la quinquagénaire travaille main dans la main avec ses avocats, Marie Grimaud et Rodolphe Costantino, pour appréhender son vertigineux dossier.
Elle espère que son témoignage permettra d’ériger de nouveaux garde-fous juridiques pour protéger les enfants.
C’est un rituel qui s’est imposé au fil du temps.
Dans le grand bureau éclairé de son avocate Marie Grimaud, Inès Chatin s’installe dans le coin droit du canapé.
Son conseil lui fait face, de l’autre côté de la petite table en verre où, mille fois, elles ont étalé les archives qui charpentent ce dossier aux multiples fantômes.
Une affaire vertigineuse, dans laquelle la jeune quinquagénaire accuse de grandes figures intellectuelles des années 70-80 de lui avoir fait subir des sévices sexuels et des viols durant toute son enfance.
Cette pièce est pour notre cliente un lieu de sécurité.
Tout s’est fait ici, ou presque, depuis deux ans, raconte Marie Grimaud.
Des centaines d’heures d’entretien, autant de lecture, d’analyses des documents et ouvrages exhumés par Inès qui, confrontés à son récit, sont entrés en cohérence les uns avec les autres.
Nous avons également fait des recherches auprès de divers organismes et institutions.
Cela a été un travail minutieux et rigoureux, au cours duquel l’émotion a pu aussi trouver sa place, une confiance est née.
Ce qui était indispensable pour parcourir un tel chemin.»
Si Inès Chatin a poussé la porte de ce cabinet, posé non loin de la place de la République, c’est parce qu’elle recherchait des avocats expérimentés et spécialisés dans la protection de l’enfance.
Marie Grimaud et Rodolphe Costantino, son associé et mari dans la vie, y consacrent leurs carrières, depuis 2011 pour la première, 1993 pour le second.
Leur salle d’attente campe d’ailleurs le décor, des Playmobil à portée d’enfants à la petite tortue d’eau qui enchaîne les apnées.
Avec Rodolphe, on se dit parfois que si la relation a pu s’établir ainsi avec Inès Chatin, comme avec d’autres de nos clients adultes ou enfants,
c’est parce que nous finissons par représenter symboliquement des parents judiciaires, poursuit Me Grimaud.
Comme deux repères orthogonaux, pour cette femme qui décrit encore les horreurs qu’elle a vécues avec des mots d’enfants.
Pour appréhender le dossier, et s’équilibrer mutuellement, ils ont rodé une méthode inchangée depuis la rencontre initiale de février 2022.
Marie Grimaud est celle qui tient la relation parfois éprouvante avec Inès Chatin.
Noctambules, les deux femmes échangent à des heures improbables, lorsqu’un détail revient en mémoire. Leur règle :
On écrit tout ce qui nous vient, l’autre répond quand elle peut, mais au moins, c’est posé quelque part.
Mais même à 2h30 du matin, les réponses fusent.
En deux ans, il n’y a pas un jour où je n’ai pas échangé avec notre cliente.
Son dossier est une affaire à tiroirs, une histoire dans l’histoire, livre Marie Grimaud.
Rodolphe Costantino, lui, ne s’est jamais immergé dans le dédale des documents et des entretiens avec Inès Chatin, pour garantir une forme d’approche «clinique et contextualisée» du dossier, au fur et à mesure des avancées.
J’ai tenu à rester le premier juge de ce dossier.
Dans les documents, il y a tellement de pistes à explorer, de recoupements à effectuer, qu’il était possible de s’y perdre.
Mon rôle a consisté à savoir dire stop à certains moments, pour rendre intelligibles, précis, et caractérisables les éléments en notre possession, murmure-t-il, avec un certain stoïcisme.
A ses yeux, l’histoire d’Inès Chatin n’aurait pu être audible sans la libération de la parole qui a découlé du mouvement #MeToo, et qui a eu pour effet «une désacralisation d’une certaine élite politique, littéraire, artistique et peut-être même judiciaire».
Sans cette fracturation, permise par toutes celles qui ont ouvert la voie, dont les autrices Christine Angot et Camille Kouchner (la Familia Grande) sur l’inceste, Vanessa Springora (sur Matzneff, avec le Consentement), Hélène Devynck (l’affaire PPDA) et plus récemment l’actrice Judith Godrèche (qui dénonce l’emprise de cinéastes adulés sur des actrices adolescentes, notamment Benoît Jacquot et Jacques Doillon), la réception de la parole d’Inès Chatin aurait certainement recueilli une forte réprobation.
Il y a peu de temps encore ce type de violences paraissait impensable dans les milieux dits “très favorisés”.
Les résistances sont encore puissantes, et nous n’en sommes qu’à entrevoir la partie émergée de l’iceberg, observe Rodolphe Costantino.
Une masse d’archives
Afin de bâtir pas à pas la procédure, et structurer la volumineuse quantité de pièces apportées aux enquêteurs, Inès Chatin et ses avocats ont opéré un classement des documents en fonction de leur teneur, les ont ordonnés chronologiquement, avant de les faire numériser.
Un labeur qui a nécessité un temps et une énergie considérables, mais qui a nettement accru leur connaissance des arcanes du dossier.
Un huissier est venu ensuite certifier conforme la masse d’archives, ainsi que les aveux enregistrés de son père adoptif, Jean-François Lemaire, depuis l’Ehpad, si bien que l’intégralité des pièces a été remise à l’Office des mineurs en mai.
Les policiers enquêtent dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte le 23 octobre 2023 par le parquet de Paris.
Lors des deux années écoulées, Inès Chatin a mûri sa décision de prendre la parole publiquement.
Si le cheminement s’est fait mois après mois, notamment via la lecture de la Familia Grande de Camille Kouchner, un article paru dans le journal le Monde a été un tournant décisif.
Le 5 novembre 2022, M le magazine consacrait un portrait à François Gibault, organisateur à plus de 90 ans de dîners encore très sélects, sur le modèle des mondanités qui se déroulaient rue du Bac.
Dans l’article, l’écrivain et journaliste Nicolas d’Estienne d’Orves, lié d’amitié avec François Gibault, déclare :
C’est une sorte de parrain, une figure paternelle sans ambiguïté, attentionné et attentif.
Des propos «insupportables» pour Inès Chatin, qui s’est alors sentie l’obligation de révéler les souvenirs qu’elle a du personnage, qui participait, selon elle, aux sévices qu’elle a subis avec des objets métalliques, rue de Varenne à partir de 1977.
L’avocat s’en est défendu vertement auprès de Libération, jugeant son récit «inexact».
«J’ai un rêve : ne jamais revoir celle que j’étais dans le regard d’une petite fille»
De son choix d’apparaître à visage découvert, Inès Chatin dit aussi :
Révéler une telle histoire revient à dire “bas les masques”.
Ce n’est pas un plaisir d’étaler ce passé publiquement, de devoir révéler cette part de sa vie, c’est même si violent.
Je sais à quel point ça abîme ou expose, tant mon entourage que les familles de ceux que je mets en cause,
jusqu’à ceux qui ont croisé la route de Gaston [le vrai état civil de Jean-François Lemaire, qu’elle utilise pour le démystifier, ndlr] sans savoir qui il était.
Elle espère aussi que son récit ne sera pas vain, qu’il inspirera potentiellement de nouveaux garde-fous juridiques, mais sans volonté d’entrer dans l’arène publique :
J’ai bien conscience que, parmi ceux qui auront porté un intérêt à mon histoire,
il se trouvera des voix pour réinterroger les délais de prescription, les processus d’accession à la parentalité via les organismes d’adoption ou encore la GPA.
Je n’aspire pas à être la figure d’une cause.
Mais j’ai un rêve : ne jamais revoir celle que j’étais dans le regard d’une petite fille.
Depuis quelques mois, Inès Chatin parcourt aussi les forums d’enfants adoptés ou ceux des foyers fréquentés durant sa jeunesse par sa mère biologique afin de trouver d’éventuelles histoires similaires à la sienne.
Pour cela, elle a créé un compte Facebook à son nom originel : Bérénice Duhamel.
Elle pense ainsi chaque matin à Virginie Warluzel, avec qui elle a conversé des heures en ligne.
C’est l’enquêtrice privée qu’avait mandatée Inès Chatin pour l’aider à remettre la main sur son dossier d’adoption qui lui avait signalé les recherches similaires de cette femme, victime aussi de violences sexuelles, et adoptée en 1972 par un relais perpignanais de la Famille adoptive française.
Mais Virginie Warluzel, qui se battait également pour recomposer son passé, est décédée des suites d’un malaise en mai 2022.
Inès Chatin lui avait promis de continuer :
Aujourd’hui, c’est moi qui arpente le chemin de la parole.
J’espère juste que beaucoup d’autres l’emprunteront à leur tour.
Inès Chatin devenue aujourd’hui auteure, ses romans, nouvelles et poésies sont ses moyens d’expressions et de partage.
Voici quelques poèmes d’Inès Chatin.
Episode 1
Episode 2
Episode 3
Episode 4
Episode 5
Episode 6
Portrait de Claude Imbert
Portrait de Jean-François Revel
Portrait de François Gibault
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