Nord | 248 décisions de placements non exécutées par manque de place

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“On a l’impression de gérer la pénurie”
Le Nord compte le plus grand nombre d’enfants placés auprès de l’Aide Sociale à l’Enfance au niveau national. Mathieu Gozdziaszek est l’un des 15 juges des enfants du tribunal de Lille. Il décrit sa mission de protection de l’enfance, confronté au manque de moyens de l’Aide Sociale à l’Enfance.

Dans le Nord, 248 décisions de placements sont non exécutées , un record national. M. Gozdziaszek, juge pour enfants décrit ses difficultés.

Comment un juge des enfants est-il saisie d’une affaire ?

“Le juge des enfants peut être saisie de deux manières différentes.

La première : l’enfant est placé immédiatement dans un lieu d’accueil sur ordre du procureur à cause d’un danger imminent, c’est ce qu’on appelle une ordonnance de placement provisoire. Dans ce cas, le juge doit organiser une audience en 15 jours.

Le second cas de figure : la cellule CRIP (Cellule de Recueil des Informations Préoccupantes) du département reçoit un signalement. Leurs équipes procèdent à des évaluations qui durent deux mois maximum et leur rapport est envoyé au procureur. Il estime ensuite s’il faut saisir ou non le juge des enfants. Si nous sommes saisis, ça devient une requête en assistance éducative et le dossier arrive sur notre bureau.”

Et à ce moment là, comment vous intervenez ?

“Par exemple, ce matin, une nouvelle requête est arrivée par ce service de la CRIP. Il s’agit de cinq enfants nés de parents slovaques. C’est un peu particulier, l’audience des parents a été renvoyée car nous n’avions pas d’interprète disponible.

J’ai quand même pu m’entretenir avec eux et leur avocat, dans ce qu’on pouvait se comprendre entre slovaque et français. J’ai surtout entendu les enfants et je les ai interrogés avec des questions simples :

comment ils vont ? Comment ça va à la maison ?

On évalue la situation ainsi. Là, l’audience a été renvoyée, c’est un peu particulier.

Mais pour un cas plus classique, c’est à partir de ces entretiens qu’on peut décider d’un placement ou d’une mesure éducative en milieu ouvert, c’est à dire un travail d’accompagnement à partir du domicile des parents et des enfants.

Sachant que s’il y avait eu un danger imminent pour eux, le procureur aurait déjà ordonné un placement provisoire.”

Mais justement, qui vous signale un enfant en danger ?

“Il y a cette cellule départementale, le CRIP, qui reçoit des signalements.

Ca peut aussi être le personnel de l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance) qui repère des difficultés.

Et enfin, il y a les enquêtes de police.

Sachant que ces trois services travaillent surtout à partir de signalements émis par le personnel de l’éducation nationale, le personnel soignant ou même à partir de signalements anonymes. Ce matin, pour ces cinq enfants, c’était le cas.

Leur situation a été dénoncée par un signalement anonyme, une conversation téléphonique dans laquelle une personne appelle le CRIP en disant “je ne peux pas donner mon nom mais voilà ce que j’ai constaté, je suis inquiète pour ces enfants, il faut faire quelque chose.”

On échange aussi beaucoup avec les référents et les chefs de services de l’Aide Sociale à l’Enfance. Le plus souvent, on reçoit leurs rapports pour examen. Mais on peut aussi échanger des informations par téléphone. On est en contact quotidiennement avec le personnel de l’ASE.”

Et dès lors que vous obtenez ces informations et que vous êtes saisis, comment vous décidez ou non du placement d’un enfant ? Selon quels critères ?

“La loi guide l’action du juge, les critères sont donc énoncés par le code civil, tout simplement.

Et le critère principal, c’est le danger. A quel point l’enfant est en danger ?

Sachant que le placement est la mesure la plus grave que je peux décider. On éloigne un enfant de son milieu familial, de ses parents. Alors on privilégie toujours des mesures inférieures au placement, dans la mesure du possible. La loi prévoit que si le placement peut être évité, on l’évite.”

Et quels sont les critères de danger ?

“Le plus grave : si l’enfant subit des violences physiques ou sexuelles, ou assiste à des violences intra-familiales, évidemment qu’on ordonne un placement.

On a aussi d’autres exemples assez logiques. Le cas d’une maman qui vient d’être hospitalisée en unité psychiatrique, c’est la quatrième fois cette année, les enfants en bas âge ne peuvent être pris en charge que par les frères et sœurs plus grands… Dans ce cas, le placement paraît évident.

Les situations sont comparables dans le cas de parents incarcérés en prison. D’ailleurs, encore une fois, c’est souvent une ordonnance de placement provisoire qui est décidée à ce moment-là par le procureur et les enfants sont placés en attente de l’audience.

Les situations les plus complexes sont celles dans lesquelles les enfants vivent chez leurs parents depuis de longues années. A l’audience, on se pose la question de savoir ce qu’il se passe désormais pour qu’on les place. Dans ce cas, ce sont les carences parentales qui guident notre décision.

Par exemple, si le milieu scolaire nous a signalé des retards quotidiens, une hygiène qui laisse à désirer, des enfants qui ne réagissent que par la violence et qui se battent tout le temps, plus que les autres…

On reçoit les signalements et une équipe d’évaluation se déplace dans la famille. Le rapport de cette équipe constitue alors la base de travail du juge. Si les critères de danger sont nombreux et s’accumulent, alors on risque d’ordonner un placement.”

Que se passe-t-il ensuite pour l’enfant ou pour les parents ?

“C’est souvent un moment difficile pour les familles. Souvent, ça se finit en cris, en pleurs.

Imaginez, il faut faire accepter l’inacceptable à des parents : on leur prend leurs enfants.

Du côté des enfants, parfois eux aussi crient et s’indignent. D’autres fois, ils ne disent rien ou expriment presque un soulagement.

A partir du moment où le placement est décidé, où la décision de justice est rendue, l’Aide Sociale à l’Enfance est saisie et chargée de récupérer les enfants.

Mais au moment de l’audience, le personnel de l’ASE est absent et ne part donc pas tout de suite avec les enfants.”

Et combien de temps s’écoule entre votre décision de justice et le placement réel ?

“Pour être honnête, je ne sais pas vraiment. Parfois, l’ASE est déjà au courant qu’un placement va être décidé parce que le service qui est intervenu en amont pour repérer les difficultés d’une famille fait partie de la même Maison Nord Solidarités (MNS) que l’ASE.

Donc le personnel de l’ASE sait ce qu’il va arriver et prépare une place dans un lieu d’accueil. Ca peut aller vite et s’organiser de façon sereine.

Mais il arrive aussi qu’au bout de la durée maximale de placement, qui est d’un an, une nouvelle audience est programmée où l’on retrouve les mêmes personnes, avec les mêmes situations, les mêmes critères de danger.

Et pendant cette année où le placement avait été décidé, les enfants n’ont pas été placé, souvent parce qu’on a pas trouvé de place disponible. C’est ce qu’on appelle un placement non éxecuté.”

L’ensemble de vos collègues lillois avaient dénoncé, dans une tribune publiée en 2018, le manque de moyens de l’Aide Sociale à l’Enfance qui empêche certaines de vos décisions de justice d’être appliquées.

“C’est le cas. Pour Lille, on dénombre 62 placements non exécutés, 70 pour le pôle Roubaix-Tourcoing.

Ça fait donc beaucoup de mineurs qui ne sont pas placés alors qu’un juge a dit qu’ils devaient l’être. Et souvent, c’est dû au manque de place. Alors oui, on a parfois l’impression de gérer la pénurie.”

Mais donc, il y a potentiellement 132 enfants en situation de danger ?

“Oui, un juge a évalué que le curseur de danger était assez élevé pour devoir placer ces enfants.”

Mais il y a donc des enfants qui restent en danger dans leur famille par manque de place?

“Oui, qui vivent un danger au sens de l’article 375 du code pénal. C’est à dire qu’il y a des carences éducatives fortes comme un manque de soin, une présence scolaire en dent de scie, un suivi médical de l’enfant non respecté…

Aux yeux du juge, ces cas représentent un danger pour l’enfant légitime à ordonner un placement. En revanche, nous ne sommes pas, à priori, dans des cas de danger urgent et imminent comme des maltraitances sévères, des violences physiques ou sexuelles.”

Donc parmi ces 132 placements non exécutés dans le secteur de Lille, Roubaix et Tourcoing, aucun enfant ne vit une situation de violence physique ou sexuelle ?

“Je ne peux pas le garantir mais à notre connaissance non. Certains passent sous les radars. J’espère que ce n’est pas le cas.”

Est-ce que ce manque de moyens de l’ASE pour appliquer vos décisions de justice vous influence au moment d’une audience ?

“Dans la tribune de 2018, mes collègues dénoncent des situations, où le juge des enfants changerait sa décision à cause du manque de moyens de l’ASE. Je ne peux pas vous dire que c’est faux.

Est-ce qu’on va se retenir de placer des enfants parce qu’on sait qu’on manque de place ? Je ne crois pas, j’espère que non… Mais je ne suis pas sûr de moi.

Je pense que quand une situation le mérite, il faut ordonner le placement, quitte à ce qu’il s’ajoute à la liste des placements inexécutés.

J’ai envie de croire que le juge ne recule pas face au manque de place disponible à l’Aide Sociale à l’Enfance. D’ailleurs, si on reculait devant la nécessité de placement, il n’y aurait pas autant de placement non exécutés.”

Pour autant, selon une enquête publiée par le syndicat de la magistrature en mai 2024, au niveau national 77% des juges déclarent renoncer à une décision de placement à cause d’un manque de place ou de structure adaptée et 17% d’entre eux le font régulièrement.

“Ce sont des chiffres qui posent question, qui font réfléchir. Qu’est-ce qu’il se passe au cours de l’audience pour qu’on en arrive là ?

Prenons l’exemple d’un mineur de 11 ans en danger chez lui mais dont on sait que la seule place disponible actuellement est un foyer d’urgence.

L’enfant va être accueilli tel jour mais dormira sûrement ailleurs le lendemain. Dans ce cas, le juge met dans la balance le danger que représente le fait de rester chez ses parents d’un côté, et le danger d’un placement qui créerait un manque de stabilité voir un placement dans un endroit inadapté…

Dans ce cas, peut-être que le danger est plus fort dans le placement que dans la famille.”

Est-ce que ces situations vous décourage ?

“C’est difficile de faire face. Je ne me pose pas la question du sens de ce que je fais. Parce que je suis convaincu du sens de recevoir des familles pour travailler dans l’intérêt de l’enfant.

Par contre, on se pose la question du sens de notre décision, oui. Je me demande si ma décision sera bien exécutée.

Pour autant, il faut reconnaître que le personnel de l’ASE reste présent la plupart du temps et tente de redresser les situations. C’est souvent la ressource humaine, les éducateurs par exemple, qui compensent une organisation un peu défaillante.”

Qu’est-ce qu’il manque, selon vous, pour un meilleur fonctionnement ?

“On manque de places de placement, c’est évident.

Pour ce qui est de l’ASE, on manque d’éducateurs, de formation continue pour les éducateurs, de supervisions… Personne n’est là pour eux.

Imaginez un mineur qui débarque dans une Maison Nord Solidarité et qui ne sait pas où dormir.

Les éducateurs passent leur temps à passer des coups de fils pour essayer de caser l’enfant au lieu de travailler avec les parents autour de l’accompagnement à la parentalité.

Je ne sais pas vraiment si ça existe, les canapés dans les MNS, mais je ne serais pas étonné que des mineurs passent la nuit là parfois.

Le manque de moyen est criant. On se dit que ça ne rapporte rien de placer des enfants, que ça ne sert à rien d’investir. C’est une erreur à mon avis, c’est notre avenir et celui de notre pays qu’on joue.”

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