Nigéria | Itinéraires de Nigérianes, esclaves sexuelles en Italie

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Elles sont marquées si profondément que leur vie est changée à jamais. Comme les rescapés des camps
Combien sont-elles, combien ont-elles été, assises sur ces misérables chaises en plastique au bord de la route, au fin fond de la campagne italienne, à attendre le client pour une passe à 5 euros ?

C’est le parcours de ces esclaves sexuelles du 21ème siècle que raconte le documentaire “Au lendemain de l’odyssée”.

Entretien avec sa réalisatrice, la Québécoise Helen Doyle.

Au lendemain de l’odyssée raconte l’histoire de ces femmes, Nigerianes d’origine, arrivées en Italie au terme d’une traversée éprouvante de la Méditerranée et après un passage cauchemardesque en Libye.

Il raconte aussi l’histoire de ces Italiennes qui leur viennent en aide, leur offrant un refuge, un travail, une épaule, ou en racontant leur histoire pour dénoncer les réseaux de trafiquants d’êtres humains.

C’est après une rencontre avec une photographe italienne réputée pour son combat contre la mafia, lors du tournage de son précédent documentaire, que la réalisatrice québécoise Helen Doyle est retournée en Sicile.

Elle a alors été interpellée par le nombre de migrants qui se trouvaient sur l’île, notamment des mineurs non accompagnés.

“Alors j’ai levé la main et j’ai demandé : mais où sont les filles ?”, se souvient la réalisatrice.

Nigeria, plaque tournante

En 2018, le Monde diplomatique affirmait que 80% des prostituées en Italie étaient des Nigerianes.

Le documentaire nous raconte les histoires de deux d’entre elles : Stéphanie, qui a échappé de peu à ces réseaux, et Joy qui, elle, a réussi à s’en évader.

Stéphanie quitte le Nigeria alors qu’elle n’a que 14 ans… Elle ne le sait pas, mais elle a déjà été repérée par l’un des réseaux de prostitution qui organise tout le trafic à partir du Nigeria.

“Ces réseaux sont surtout basés dans le sud du Nigeria, précise Helen Doyle. Ils sont très organisés. Ils repèrent les jeunes filles dans les villages, puis vont rencontrer les familles pour leur promettre mer et monde. C’est très, très sournois, on approche la famille en disant ‘Vous savez j’ai une cousine qui est déjà en Italie, elle a son salon de coiffure, elle est prospère’. On leur vend un rêve, on propose de payer le voyage en restant très vague sur les frais, mais quand elles arrivent, elles ont des dettes qui varient entre 30 000 et 45 000 euros, voire 50 000”.

Et ces dettes, les filles vont devoir les rembourser à ces réseaux, à raison de 5, 10 euros la passe… Calculez combien de clients il faut accumuler avant de régler le montant.

“Cinq euros, c’est le prix d’une tablette de chocolat, c’est le prix d’un bon café, d’un paquet de cigarettes, c’est le prix de rien, une babiole, alors quand on doit 50 000 euros et que c’est 5 euros la passe, c’est énorme, c’est inimaginable”, se désole Helen Doyle.

Le passage obligé par la Libye

Le cauchemar de ces Nigerianes commence dès qu’elles quittent leurs villages pour la Libye, où l’on va les “préparer” à la prostitution : on leur fabrique des faux papiers dans lesquels on change leurs noms et on trafique leur âge, puis on les viole à répétition.

Le témoignage de Stéphanie donne froid dans le dos :

“Ils ont payé quelqu’un en lui disant : ‘Tu dois violer cette femme, comme ça, arrivée en Italie, elle sera prête pour la prostitution. Quand l’homme a abusé de moi, je lui ai dit : si tu étais mon père, tu ferais quoi ? J’ai 15 ans…” Il m’a regardé et il a ri. Ils m’ont fait une piqûre pour que je n’aie pas mes règles. J’ai passé cinq mois dans ce village qui n’était vraiment un bon endroit pour personne. Chaque jour, les Libyens venaient, ils violaient les femmes, les enfants, les garçons, tout le monde. Ils prenaient les garçons par derrière, les filles par le vagin, ils faisaient de tout là-bas. En dedans de moi, j’étais en feu, je ne pouvais même pas parler”.

Une épreuve qui a marqué la jeune fille à jamais :

“Quand me revient le souvenir de la Libye, et de tout ce qui m’est arrivé, j’ai peine à me contrôler. En chemin, je me disais ‘Mon Dieu, si je meurs ici, permets-moi de rejoindre mes parents pour que je sois tranquille. Après tout ce qui m’est arrivé, je suis fatiguée de ce monde, c’est peut-être mieux de mourir’. Mais Dieu a décidé que je devais arriver à destination”.

 

Joy, rebaptisée Jessica par les trafiquants, a vécu le même calvaire pendant quatre mois en Libye :

“C’est comme une jungle, dit-elle, où il n’y a aucune pitié et toutes les violences sont permises”.

Arrivée en Italie, elle pensait avoir trouvé la terre promise et sortir de l’enfer, mais elle a été piégée par les trafiquants.

Contrairement à Stéphanie, qui va échapper de justesse à la prostitution, Joy va tomber entre les griffes du réseau.

Quand elle est arrivée en Italie, elle était enceinte de quatre mois et ils l’ont forcée à avorter dans une maison.

Elle dit avoir souffert l’équivalent d’un accouchement, rapporte avoir été abusée, battue, violée, utilisée et jetée, “J’étais un produit, à vendre, comme une machine, un guichet automatique”, souligne-t-elle.

“Les Madames”

Quand elles arrivent en Italie, ces jeunes Nigerianes sont prises en charge par des “Madames” qui les obligent à se prostituer.

Ces “Madames” sont en général des ex-prostituées qui n’hésitent à faire subir la même horreur à des jeunes filles par appât du gain.

Quand elles reviennent au Nigeria, elles exhibent des signes de richesse qui font croire à leurs innocentes victimes qu’elles vont, elles aussi, avoir accès à ces richesses et à une vie meilleure.

Ces “madames” incarnent un modèle de réussite au Nigeria.

Les réseaux de prostitution de la mafia nigériane sont associés, en Italie, à la mafia locale :

“Ce sont des toiles d’araignée, c’est comme une pieuvre avec des tentacules, déclare Helen Doyle, et comme tout est souterrain, il n’y a personne pour les arrêter. Ils s’adaptent très rapidement si de nouvelles lois tentent de mettre fin à ces horreurs. Ils ont toujours deux, trois coups d’avance sur les forces de l’ordre. Pendant la pandémie, par exemple, ils ont mis les filles dans des appartements qui sont devenus des bordels et ils ont tourné des films pornos. Les mafias n’ont pas peur de changer de route, s’il y a un problème là, on change de route, tant qu’il y a de l’argent à faire tout le temps. Comme le dit la photographe Elena Perino, ça rapporte plus que le pétrole. Ces réseaux profitent aussi des différences dans les législations entre les pays européens dans ce domaine”. Ces réseaux sont comme une hydre : tu coupes une tête, il en repousse dix…

“L’accueillance”, aimer accueillir

Ce documentaire ouvre une fenêtre sur une réalité moins connue du drame des migrants en Italie : celle de la mobilisation de la société civile italienne pour leur venir en aide.

Un documentaire sur “l’accueillance”, souligne Helen Doyle :

“Plus j’avançais dans le projet et plus je me rendais compte combien les femmes étaient actives, combien la société civile était active. Je voyais sur place les gens se mobiliser autour des migrants, des mineurs non accompagnés et des jeunes filles, c’est ça qui m’a interpellée. C’est un travail sur l’accueillance, qui veut dire ‘aimer accueillir’, c’est ce que je voyais et c’est ce que j’ai eu envie de filmer en fait”.

Le film s’ouvre ainsi sur les paysages bucoliques de la Sicile où se situe la Casa di Maria, une maison ouverte à ces migrantes, c’est là que Stéphanie va finalement aboutir et se reconstruire pendant des mois, après qu’une Nigeriane lui ait conseillé de se débarrasser de son téléphone pour échapper à ses prédateurs.

La Casa di Maria, c’est la maison de Maria.

La Sicilienne raconte que la première chose qu’elle offre à ces jeunes femmes, c’est la sécurité, du savon pour se laver et le luxe de dormir et se reposer après les affres de ce terrible voyage.

On découvre aussi un atelier de couture qui permet à des migrantes d’apprendre un métier.

On rencontre également sœur Rita Giaretta qui a fondé les organismes Casa Rut et New Hope, où Joy a trouvé refuge après s’être enfuie du réseau qui la forçait à se prostituer :

“Quand elles arrivent chez nous, ce sont des corps humiliés et fracassés. Elles n’ont plus de dignité humaine… C’est donc une longue reconstruction pour retrouver leur dignité humaine. Sentir qu’elles peuvent être aimées et envisager un avenir”, confie sœur Rita.

C’est grâce aux organismes de sœur Rita que Joy a pu sortir de cet enfer et suivre des études en médiation culturelle.

Sœur Rita raconte qu’ils travaillent maintenant à faire prendre conscience aux clients de ces femmes qu’elles sont des esclaves sexuelles.

C’est en effet l’une des solutions à envisager pour tenter de mettre un frein à ce fléau nous dit Helen Doyle :

“Il faut penser à l’éducation, l’éducation des garçons et des filles à la sexualité et au rapport à soi-même, au corps ; il y a tout un travail à faire en amont parce que c’est vers la jeunesse qu’il faut se tourner pour faire changer les choses”.

Dans l’intimité des esclaves sexuelles

La réalisatrice donne également la parole à Elena Perlino.

La photographe a pris de nombreux clichés de ces Nigerianes devenues esclaves sexuelles. E

lle raconte le sentiment d’extrême vulnérabilité qu’elle a ressenti quand elle a vu une de ces femmes embarquer à bord d’un camion avec un client, elle détaille les conditions dans lesquelles vivent ces femmes qui travaillent au bord des routes, dans la campagne, dans des endroits insalubres infestés de rats et de serpents, ou qui, depuis la pandémie, ont été installées dans des appartements transformés en bordel.

Helen Doyle a aussi rencontré la journaliste et écrivaine Laura Maragnani, qui a recueilli les témoignages de plusieurs de ces femmes.

La journaliste dit en être ressortie profondément ébranlée, que ce sont des choses aussi terribles à raconter qu’à écouter :

“Elles sont marquées si profondément que leur vie est changée à jamais. Comme les rescapés des camps”.

Le documentaire se termine avec un troisième témoignage très fort, celui de Sabrina Efionayi, née en 1999 d’une mère nigériane prostituée.

Dans les jours qui ont suivi sa naissance, sa mère a traversé la rue pour la donner à une Italienne pour qu’elle prenne soin d’elle.

Elle a donc grandi avec cette mère adoptive tout en gardant des liens avec sa mère et elle a écrit un livre pour raconter son histoire.

Pour Halima, Hanna et toutes les autres

“La lame de fond de mon documentaire, c’est l’altérité, la rencontre avec l’autre, souligne Helen Doyle. Ces jeunes femmes arrivent avec leur bagage culturel qui est différent. Il faut faire cette rencontre sociale, culturelle avec elles, partager nos horizons, nos cultures, c’est un travail de tous les jours qui n’est pas facile, mais il faut vraiment les écouter, être à l’écoute, écouter ce qu’elles ont à dire”.

La réalisatrice, qui a mis sept ans à faire ce documentaire – dont deux ans de paralysie causés par la pandémie – confie que son plus grand rêve, c’est qu’un jour une de ces Nigerianes prenne à son tour une caméra pour raconter leur histoire et aller plus loin que son propre film.

Un film, qu’elle dédicace à Halima, Hanna et à toutes les petites filles du monde, Halima étant la fille que Stéphanie a eue.

Elle confie, dans la scène finale du documentaire, qu’elle est enceinte et qu’elle espère avoir une fille, parce que dit-elle, “Les garçons sont toujours des garçons, tandis que les filles sont belles”.

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