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Il fallut pour découvrir son existence que l’apprenti sorcier milliardaire de Telegram, Pavel Durov, soit arrêté fin août, au Bourget, à la sortie de son jet. L’Office mineurs (Ofmin) a été à l’origine de la procédure, las de se heurter à Telegram, le réseau crypté devenu l’eldorado des pédopornographes.
La mission de l’Ofmin, institution créée en septembre 2023 au sein de la police judiciaire, est de lutter contre les violences sexuelles faites aux mineurs, la pédocriminalité sur Internet et le cyberharcèlement, avec l’ambition de mieux coopérer avec les services existants dans toute la France –gendarmerie comprise– et à l’international.
Mission vertigineuse: 160 000 enfants, selon la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), seraient victimes de violences sexuelles chaque année dans l’Hexagone, et chaque jour des centaines de signalements parviennent à l’Ofmin, témoignages, flot incessant de photos et vidéos d’abus.
«Ce sont des hommes à 99%, dans nos dossiers, tous âges, tous milieux, des ouvriers, enseignants, médecins, pères de famille, retraités, étudiants…» dit Gabrielle Hazan.
Motus sur les affaires en cours. Mais l’une d’elles, récente, a fuité: elle concerne un aide-soignant de Nantes, 32 ans, père, ex-candidat LFI aux élections départementales, agréé comme assistant familial pour héberger une enfant de 4 ans handicapée, qu’il a violée et filmée – la vidéo a été signalée par des enquêteurs néerlandais.
Il a reconnu en garde à vue des «penchants pédophiles» et a été mis en examen pour «viol avec actes de torture ou de barbarie, agressions sexuelles sur mineurs de moins de 15 ans».
Quelques mois avant, la cheffe de l’Ofmin avait perquisitionné, à l’aube, le domicile d’une magistrate mariée à un grand consommateur de vidéos d’enfants abusés.
Le lendemain de notre entretien, c’est un lycéen de 17 ans qui sera arrêté, pour des viols commis sur son frère de 12 ans.
«C’est un océan, soupire Gabrielle Hazan. On pourrait, on devrait faire des interpellations chaque semaine. Mais avec seulement 30 enquêteurs, nos moyens ne sont pas du tout à la hauteur.»
Des débuts difficiles
L’ex-secrétaire d’Etat à l’enfance, Adrien Taquet, sidéré par la faiblesse des moyens policiers, a convaincu son collègue de l’Intérieur, Gérald Darmanin.
«J’ai aussi été marqué à l’adolescence par le décès brutal du fils de ma soeur», confie l’ancien ministre à Libération. L’enfant de 5 ans a été tué en 1993 par son père, un homme violent aux moeurs troubles, retrouvé mort à ses côtés.
«Je n’oublierai jamais ce jour où des enquêteurs m’ont mis devant une carte avec les connexions sur les sites pédophiles, avant de zoomer autour de Beauvau, sur le VIIIe arrondissement, il y avait des petits points partout, poursuit Darmanin. J’étais stupéfié. On a créé l’Ofmin. Et quand Frédéric Veaux m’a suggéré le nom de Gabrielle Hazan, en glissant qu’il la trouvait juste un peu jeune, je lui ai dit que ce n’était pas un argument.»
La commissaire a conçu l’office seule, consultant les associations, les magistrats, Jérôme Bonet, alors directeur central de la PJ, Véronique Béchu, commandante experte en pédocriminalité, choisie pour prendre la tête du pôle stratégique.
Difficile de trouver des bureaux, des loueurs disaient redouter la présence de pédocriminels.
«Vous ne le sauriez pas, ce sont vos voisins dans le RER», leur répondait-elle.
L’Ofmin s’est finalement installé avec la PJ, à Nanterre, éparpillée sur trois étages.
«On était en mode start-up, se souvient un enquêteur. Nos ordinateurs étaient tellement pourris que, lors d’une session au FBI, les Américains nous ont donné du matériel, en disant : “Vous ne pouvez pas travailler avec ça !”»
Pas d’argent non plus pour acheter les logiciels performants pour traiter les données, le nerf de la guerre.
La plupart des signalements proviennent du National Center for Missing and Exploited Children, une fondation privée américaine créée en 1984, en Virginie, devenue l’agence centrale de renseignements du monde entier sur la pédocriminalité.
C’est elle qui collecte les contenus illicites détectés par les plateformes –une obligation aux Etats-Unis– et transmet à chaque Etat, selon leur nature, l’adresse IP des ordinateurs repérés.
Partie serrée
L’Ofmin reçoit ainsi plus de 800 signalements par jour, triés selon leur degré d’urgence, du caractère inédit des vidéos, de la vulnérabilité des victimes et de la dangerosité potentielle de l’auteur.
«On observe qu’un individu qui visualise ou échange des contenus pédocriminels est passé ou passera à l’acte», alerte Hazan.
Premier gros coup de filet, en décembre 2023, 80 pédophiles interpellés dans toute la France, des individus isolés.
«Les réseaux sont fantasmatiques, il n’y a pas d’organisations structurées, mais plutôt des sphères pédocriminelles où l’on s’échange des informations,»
L’échange de contenus est rarement monétisé, même si de plus en plus de pédocriminels commandent les vidéos en «live streaming» des viols ou abus d’enfants, commises par un proche, souvent aux Philippines, en Amérique Latine, à Madagascar, pour 15 à 60 dollars.
Ils sont désormais considérés comme «complices par instigation», encourant la même peine qu’un auteur de viol ou d’agression sexuelle, soit 20 ans de prison.
Dans la moitié des dossiers de l’Ofmin, la coopération européenne est capitale.
Pourtant, Bruxelles continue de n’imposer aucune obligation de signalement concernant les images pédopornographiques.
Les géants américains, Google et Meta (maison mère de Facebook, WhatsApp, Instagram), se conformant aux lois en vigueur aux Etats-Unis, ont recruté des représentants en Europe chargés de répondre aux services d’enquête.
Signal et TikTok sont peu utilisés par les pédocriminels. Le continent noir, c’est Telegram, dans les affaires de mœurs comme dans celles de terrorisme, de trafics de drogue, d’armes, d’organes…
Pavel Durov a organisé et promu le secret, se targuant d’être le seul réseau à ne rien communiquer aux autorités. Impossible de remonter jusqu’à l’adresse IP, effacement en temps réel des données techniques.
Un mur auquel la cheffe de l’Ofmin se cognait chaque jour avant de rencontrer Johanna Brousse, la vice-procureure en charge de la cybercriminalité au tribunal judiciaire de Paris.
«J’ai beaucoup discuté avec Gabrielle, précise la magistrate. Elle et moi ne pensions qu’aux victimes, non-stop. Tous les services nous rapportaient les mêmes difficultés avec Telegram, idem chez nos partenaires européens. J’ai donc décidé d’ouvrir un dossier.»
Elle s’est d’abord appuyée sur les affaires de l’Ofmin, les plus scandaleuses pour l’opinion publique, avant d’ajouter des chefs d’accusation pour trafic de stupéfiants, escroquerie en bande organisées…
Procédure lancée dans le plus grand secret –nom de code, notes blanches– pour ne risquer aucune interférence. Hazan l’avoue : «Je n’aurais jamais pensé qu’on y arriverait».
Elle et Johanna Brousse étaient en vacances quand elles ont appris, le 24 août, que le jet de Durov, en provenance de Bakou, devait atterrir à l’aéroport du Bourget. Elles ont turbiné depuis leur ordinateur. Une partie serrée s’est jouée durant la garde à vue du milliardaire, qui communiquait avec ses fidèles.
Et, subitement, les réponses aux réquisitions de l’Ofmin tombaient… Il a fallu la jouer fine.
Au moins, Durov, mis en examen et assigné en France, a ordonné des pratiques un peu plus coopératives, des algorithmes modérateurs. Gabrielle Hazan est circonspecte. Car l’immonde prospère toujours sur le réseau crypté.
Dans quelques jours, Bruno Retailleau devrait venir inaugurer les nouveaux bureaux de l’Ofmin. Sans doute lui glissera-t-elle, avec son franc-parler, qu’elle n’a toujours pas les 85 enquêteurs promis, et qu’elle redoute son discours uniquement centré sur la lutte contre l’immigration et la délinquance.
«Est-ce plus grave de faire du narcotrafic que de violer un enfant ? La société se déglingue, là, quand vous voyez les ravages des abus sur les enfants. C’est là qu’on devrait mettre le paquet.»
En attendant, on lui demande, comme dans toute la fonction publique, de compter les ramettes de papier….
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