France | Entre 15 000 et 20 000 jeunes filles seraient exploitées sexuellement en France

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Les affaires d’exploitation sexuelle impliquant des jeunes filles sont de plus en plus nombreuses…
S’appuyant sur les réseaux sociaux, et profitant de la cécité de certaines plates-formes de location immobilière, les proxénètes prospèrent dans ce business qui peut sembler moins risqué que celui de la drogue.

Dossier publié dans l’hebdomadaire « Marianne » (no 1408, 7 mars 2024)

La France face au fléau de la prostitution des mineures (source : https://www.marianne.net/societe/certaines-jeunes-filles-servent-meme-de-recruteuses-pourquoi-la-prostitution-des-mineures-explose-en-france )

Par Rachel Binhas et Bruno Rieth AR RACHEL BINHAS ET BRUNO RIETH

Dans l’urgence, les autorités essaient, tant bien que mal, de s’attaquer au problème. On se croirait revenu au temps du Chicago de la prohibition, lorsque les mafieux tenaient la ville et monnayaient pour une poignée de dollars le corps des femmes sous leur joug.

Sauf que l’affaire se passe en France, et que la quasi-totalité des protagonistes n’ont pas atteint la majorité…

Le 6 janvier, à Toulouse, à proximité du quartier populaire des Izards, un adolescent de 15 ans est retrouvé mortellement blessé, une balle en pleine tête. Quelques heures plus tôt, il « protégeait » une jeune fille de 16 ans qui se prostituait dans un logement loué sur  la plate-forme Airbnb. Un jeune, âgé de 16 ans, muni d’une arme de poing, se serait fait passer pour un client avant de braquer la jeune fille pour lui voler la recette du jour.

« Les passes se négocient 100 € la demi-heure, 250 l’heure, plus 50 € pour des “options”. Elle en faisait jusqu’à dix par jour. Une bagarre a éclaté avec celui qui faisait la sécurité et le coup est parti », raconte une source locale.

Le bruit alerte les voisins ainsi que des « connaissances » de la victime qui se trouvent dans un logement au-dessus, affectées à la « sécurisation » des activités d’une autre mineure, âgée de 14 ans, exploitée sexuellement :

« Ils ont forcé les filles à transporter le corps loin des appartements et ont essayé ensuite de maquiller la scène de crime », poursuit notre source.

L’auteur des faits ainsi que les proches de la victime sont rapidement appréhendés. Depuis, ils gardent le silence.

« C’est peut-être la première affaire de prostitution de mineurs dans laquelle la justice est confrontée à un réseau organisé, sûrement piloté par des trafiquants de stupéfiants. Les deux jeunes filles avaient fugué de chez elles et étaient tombées sous leur coupe. Ils auraient d’ailleurs encore aujourd’hui beaucoup d’emprise sur la plus âgée des deux. La plus jeune a été récupérée par sa mère. Elles sont désormais obligées de se planquer pour leur échapper. »

Le dossier met en lumière un fléau, qui inquiète de plus en plus les autorités : l’explosion de la prostitution des mineurs.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : entre 15 000 et 20 000 jeunes filles seraient exploitées, selon les associations, soit une augmentation de 70 % en cinq ans.

Entre 2021 et 2022, la part des victimes mineures de traite d’êtres humains accompagnées par les associations a presque doublé en France : + 97 % en un an, d’après le ministère de l’Intérieur.

La plupart de ces mineurs sont victimes d’exploitation sexuelle.

« Si la prostitution des mineurs a toujours existé, on observe néanmoins une massification du phénomène depuis 2015-2016, explique Maurianne Alves, coordinatrice nationale des missions mineurs de l’association l’Amicale du nid, qui vient en aide aux victimes de la prostitution. Jusque-là il s’agissait essentiellement de mineures étrangères, mais les enfants françaises sont de plus en plus nombreuses à être exploitées sexuellement. »

Elles ont entre 12 et 18 ans et sont entrées dans ce milieu autour de l’âge de 14 ans en moyenne.

« Ces dix-huit derniers mois, j’ai été sollicitée par des professionnels pour des filles de plus en plus jeunes ; la plus jeune était une petite du sud de la France de 10 ans », s’inquiète une des membres de l’association.

 

Proxénétisme 2.0

Comment expliquer ce phénomène ?

Les causes sont multifactorielles : explosion des réseaux sociaux en 2010 avec l’arrivée d’Instagram, starification de Kim Kardashian, rendue célèbre par la diffusion de sa vidéo porno, banalisation et glamourisation des pratiques sexuelles tarifées avec l’affaire Zahia, clips de rap…

« On entre dans l’ère de la survalorisation des biens matériels : il faut posséder pour être. Et cet environnement laisse à penser que l’on peut réussir en vendant son corps », ajoute Maurianne Alves.

C’est ce que l’universitaire Caterine Bourassa-Dansereau nomme dans ses travaux (« Ça accélère tout »), « la sous-culture numérique prostitutionnelle ».

Un magistrat en poste confirme :

« Ces dernières années, on a de plus en plus affaire à des cas de proxénétisme 2.0, avec des profils de jeunes femmes qui s’y mettent parfois toutes seules en utilisant les réseaux sociaux. Elles deviennent alors la cible d’“opportunistes” qui les mettent sous leur coupe. »

Le mouvement s’est accéléré avec le confinement, selon plusieurs observateurs : les annonces de « prestations sexuelles » de mineurs sur certains réseaux sociaux ou sur des sites peu scrupuleux ont explosé.

« Essentiellement via Snapchat ou des sites malheureusement bien connus, comme Wannonce, Coco.gg ou SexeModel », dénonce Jennifer Pailhé, fondatrice de l’association Nos ados oubliés, qui vient en aide aux mineurs victimes de prostitution.

La majeure partie des dossiers dans les mains de la justice concernent :

« Des jeunes filles en fugue ou placées en foyer en situation de vulnérabilité. Dans les foyers, certaines jeunes filles servent même de recruteuses pour leur proxénète », abonde notre magistrat.

Mais les proxénètes arrivent également à atteindre des mineurs dans des classes sociales plus favorisées ; comme le souligne Loïc Jacquemoud, directeur de l’association Althea :

« Cela touche dorénavant toutes les catégories socioprofessionnelles ! »

 

Activité criminelle difficile à prouver. Les proxénètes, eux, sont majoritairement des hommes (à 90 %), âgés « en moyenne de 22 ans », selon une étude publiée par l’université de Bordeaux en 2020.

« Sur la cinquantaine de cas que nous avons identifiés, mis à part la problématique particulière des jeunes mineures roumaines, nous ne faisons pas face à de gros réseaux tels que ceux qui existaient à Grenoble dans les années 1970 », note Clélia Marbouty, substitut du procureur de la République de Grenoble.

Les équipes de proxénètes sont le plus souvent constituées de quelques individus, dont certains évoluaient dans le monde des stups avant de se reconvertir dans cette nouvelle activité criminelle, moins coûteuse en matière de peines de prison et aussi plus difficile à prouver aux yeux de la loi.

Entretenir des relations, amicales ou amoureuses, avec des prostituées mineures n’est pas suffisant, en soi, pour démontrer un délit de proxénétisme.

D’autant que les jeunes filles exploitées ne se confient pas facilement. Une aubaine pour les proxénètes.

« La “marchandise” vous défendra toujours si vous l’avez correctement maltraitée et mise sous emprise… », glisse Maurianne Alves.

 

Des plates-formes peu regardantes

Il y a aussi ce que l’on appelle des « proxénètes d’appui ».

Il s’agit parfois de jeunes filles elles-mêmes prostituées ou ex-prostituées, qui aident à l’activité. Des « victimes auteures ».

On leur propose de recruter d’autres filles pour améliorer leur condition ou obtenir des objets de valeur.

« Le discours varie, le chef de réseau peut dire à l’une de ses filles : “Si tu me ramènes deux filles pour travailler, tu ne feras que deux clients au lieu de dix aujourd’hui”, “Je te paie un Vuitton si tu me ramènes trois filles !”, “Si tu ne veux pas faire de sodomie, trouve-moi celle qui le fera », pointe la coordinatrice de l’Amicale du nid.

« Mais nous avons aussi des dossiers sans proxénète », précise la magistrate Clélia Marbouty.

Ce qui ne veut pas dire que les gros réseaux n’existent pas, avertit Sarah Marcato, déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité de l’Isère :

« Pour le département – mais c’est également le cas au niveau national –, nous n’avons identifié que les cas les plus évidents d’exploitation de mineurs. Nous sommes face à un chiffre noir. Et certains indices laissent penser que des trafiquants de stups pourraient se diversifier dans le proxénétisme ! »

Cette inquiétante ubérisation de l’exploitation sexuelle peut s’appuyer sur… l’ubérisation de l’hôtellerie.

Quand ce ne sont pas des hôtels bon marché où la personne de la réception a été remplacée par un enregistrement numérique, ce sont les plates-formes de location qui sont utilisées : Airbnb, Abritel…

Les usagers récupèrent généralement les clés de manière discrète, sans contact physique, dans un boîtier à code.

Le même compte client peut ainsi louer un appartement trois jours dans une ville, quatre dans une autre… Ce sont les fameux « sex tours ».

La jeune fille parcourt ainsi plusieurs villes de France, de logement en logement, client après client.

« Airbnb est assez peu regardant sur ces affaires », s’insurge un juge.

Contactée, la plate-forme n’a pas souhaité répondre à nos questions mais a tenu à nous envoyer des « éléments de contexte », précisant que « les cas isolés de ce type sont extrêmement rares sur Airbnb » !

« Nous prenons ce problème extrêmement au sérieux et sommes engagés dans le combat contre ce fléau », a indiqué la plate-forme.

Du côté d’Abritel, on regrette de ne pas être en mesure « de commenter cette problématique ».

Seul Gîtes de France affronte la question. Son mode de fonctionnement peut faire fuir les proxénètes, car ce réseau d’hébergements chez l’habitant demande la remise en main propre des clés par le propriétaire. L’entreprise française dit se tenir prête au cas où elle serait « un jour concernée ».

De même qu’Airbnb et Abritel, Gîtes de France collabore avec la Miprof, qui compte mettre en place un système d’alerte en cas de signaux faibles.

 

Un combat prioritaire

Face à la multiplication des affaires, les autorités tentent de juguler ce phénomène tant bien que mal.

En 2021, Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de l’Enfance et des Familles auprès du ministre des Solidarités et de la Santé, annonçait le déploiement d’un plan interministériel de lutte contre la prostitution des mineurs doté d’une enveloppe budgétaire de 14 millions d’euros.

L’ambition étant de réussir à mieux repérer les cas et de renforcer l’accompagnement « des mineurs en situation prostitutionnelle ».

En décembre 2023, un nouveau plan national de lutte contre l’exploitation et la traite des êtres humains était lancé pour la période 2024-2027. Il s’agit du troisième depuis 2014.

Objectifs affichés : mieux protéger majeurs et mineurs, et renforcer l’efficacité de la politique pénale, avec un volet consacré aux risques pendant les jeux Olympiques.

Sur le terrain, certains parquets ont décidé de faire de cette lutte une priorité. Exemple à Grenoble :

« Depuis mars 2023, nous avons constitué un comité de suivi de la prostitution des mineurs qui rassemble tous les acteurs : la justice, la police, la gendarmerie, la préfecture, l’Aide sociale à l’enfance [ASE], l’Éducation nationale et les associations chargées de cette thématique. L’idée de départ était d’évaluer l’ampleur du phénomène et d’instaurer un climat de confiance entre les différentes parties. Tout est affaire de confiance sur ce genre de dossier très tabou », développe Clélia Marbouty.

Ces premières prises de contact ont permis de faciliter les relations entre enquêteurs et travailleurs sociaux pour permettre de recueillir la parole des victimes.

« La priorité est de libérer cette parole ! C’est loin d’être simple. Certaines victimes ne se considèrent pas comme telles, d’autres sont encore tellement sous l’emprise du proxénète qu’elles refusent de le dénoncer. Il y a aussi celles qui ont vécu des situations si traumatisantes qu’elles se murent dans le silence. L’aide des travailleurs sociaux est essentielle pour déterminer le bon moment pour les interroger », détaille Éric Vaillant, procureur de Grenoble.

Quitte à adapter la procédure judiciaire et à réaliser les auditions directement dans les foyers de l’ASE plutôt qu’au commissariat ou dans le bureau d’un juge.

« Maintenant que cette première phase est réussie, il faut qu’on passe à l’étape d’après et que les enquêtes flash avec comparution immédiate, à l’image de ce qui a pu être fait sur les dossiers de violence conjugale, se multiplient », défend la substitut.

Du côté des associatifs, on sait que le chemin pour inverser la tendance sera long et qu’il nécessitera des changements sociétaux profonds.

« Diffuser des spots de prévention au moment où les jeunes regardent les émissions de téléréalité telles que “Les anges” ou “les Marseillais” serait pertinent par exemple, propose Maurianne Alves. Hélas, la société détourne trop souvent le regard face à ce fléau et, globalement, face à la pédocriminalité. »

Jusqu’à quand ? ■ R.B. ET B.R.

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PARIS 2024 LES JEUX OLYMPIQUES À L’ÉPREUVE DE LA PROSTITUTION

Capitale de l’érotisme, Paris ne peut y échapper.

« L’information à l’attention des touristes ainsi que la lutte contre les réseaux constituent le véritable enjeu », explique la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof).

Près de 15 millions de visiteurs sont attendus, de quoi attirer les réseaux d’exploitation.

Les plates formes de location d’hébergement sont particulièrement concernées, et elles le savent – le proxénétisme hôtelier existe dans la loi française.

En plus de la création d’un guide sur les risques de la traite pour l’hébergeur et le voyageur, le gouvernement veut mettre en place un circuit de signalement.

Pour la Miprof, « les Jeux sont un accélérateur, l’objectif est de pérenniser ces outils après l’événement ». ■ R.B.

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“ Souvent, ces mineures ne se considèrent pas comme des victimes” (source : https://www.marianne.net/societe/loic-jacquemoud-souvent-les-mineures-tombees-dans-la prostitution-ne-se-voient-pas-comme-des-victimes )

 

PROPOS RECUEILLIS PAR BRUNO RIETH

La prostitution des mineures est-elle une fatalité ?

Loïc Jacquemoud, directeur d’Althea, une association spécialisée dans l’accueil, l’hébergement et l’insertion de personnes vulnérables, dont des mineures en situation prostitutionnelle, revient sur la particularité de ce phénomène et ses nombreuses causes.

Marianne : Comment expliquer que la prostitution des mineures soit si difficile à détecter ?

Loïc Jacquemoud : Depuis plusieurs années, nous assistons à une forme d’ubérisation de la prostitution. Le confinement durant la pandémie de Covid a accéléré ce mouvement. La rue a été peu à peu abandonnée par les travailleuses du sexe, qui se sont repliées sur le numérique, que ce soit sur les réseaux sociaux ou les sites Internet dédiés. Cette dimension numérique a, d’une certaine manière, invisibilisé la prostitution.

Or le racolage dans la rue permettait de repérer plus facilement les mineures ! Ce qui explique aujourd’hui la difficulté de quantifier ce phénomène. D’autant que l’univers des réseaux sociaux échappe à la plupart des adultes.

Il existe pourtant de nombreuses alertes qui, prises en compte suffisamment tôt, peuvent éviter des situations d’exploitation sexuelle.

Il y a des conduites préprostitutionnelles, comme le « miche tonnage », qui consiste à utiliser son capital beauté, sans forcément s’adonner à des actes sexuels, en échange d’un sac de luxe ou d’un téléphone. La création de comptes à caractère sexuel sur TikTok ou OnlyFans constituent d’autres indices.

Quels sont les facteurs qui peuvent pousser des mineures à se retrouver dans des situations prostitutionnelles ?

Ce sont souvent les mêmes : fortes carences affectives et éducatives liées au cadre familial sentiment d’isolement, de solitude, traumatismes liés à des violences sexuelles subies, grande précarité.

Un autre facteur, plus sociétal, vient du fait que, aux yeux de beaucoup de jeunes, l’argent n’est plus un moyen mais constitue une fin en soi.

Certaines jeunes filles peuvent alors être tentées d’utiliser leur corps pour atteindre cet objectif.

Les jeunes filles prises dans cet engrenage ont-elles conscience de leur situation ?

C’est peut-être le plus troublant : la plupart du temps, ces mineures ne se considèrent pas comme des victimes !

En tant qu’adultes, cela nous met dans une situation d’impuissance, car elles ne mesurent pas forcément les conséquences de la prostitution sur les plans physique et psychique.

D’autant plus que l’emprise des proxénètes est souvent très forte sur ces jeunes.

Notre travail consiste à les aider à comprendre les abus dont elles sont victimes.

Cette prise de conscience se déclenche souvent lorsqu’elles subissent une situation de violence physique ou sexuelle, ou bien lorsqu’elles se sentent humiliées, par exemple en découvrant que le « petit copain » entretenait des relations avec d’autres filles.

L’hypersexualisation sur les réseaux sociaux ou dans certaines émissions de téléréalité favorise-t-elle ce phénomène ?

Il y a chez les jeunes un processus d’identification qui peut conduire, par la suite, à des expérimentations.

Ce n’est pas pour rien qu’on appelle les anciens de la téléréalité des « influenceurs » : ce sont des vecteurs d’influence par excellence, notamment auprès des jeunes.

Voir un influenceur revendiquer la création de contenus à caractère sexuel sur des plates-formes comme OnlyFans a forcément des effets chez les personnes qui les suivent.

Cette hypersexualisation, associée à une société de l’« avoir » plutôt que de l’« être », peut conduire des mineures en situation de fragilité psychologique et à la recherche d’une forme de valorisation à tomber entre les mains de
proxénètes.

Ces derniers profitent de ces failles pour les amener à la prostitution. Les profils des victimes sont d’ailleurs aujourd’hui de plus en plus divers, cela touche dorénavant toutes les catégories socioprofessionnelles.

PAR CLARA HESSE

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En Moselle, le proxénète recrutait devant le foyer (https://www.marianne.net/societe/si-tu-parles-tes-morte-en-moselle-des-mineures-recrutees-par-un-proxenete-devant-leur-foyer )

À Woippy, dans la banlieue nord de Metz, des adolescentes issues d’un même foyer auraient été victimes d’un proxénète, par ailleurs réfugié politique afghan.

Un dossier emblématique du mécanisme infernal qui fait basculer des jeunes filles vulnérables dans la prostitution, mais aussi un exemple des loupés de la justice.

Une « Une usine à putes », c’est la réputation du foyer 3HA – également nommé la Pergola – à Woippy (Moselle), selon les confidences d’une jeune fille dans les locaux du commissariat de Metz en mars 2023.

Elle est alors entendue dans le cadre d’une enquête ouverte pour proxénétisme contre X.

« Quand tu arrives au 3HA, poursuit-elle, la première chose que les éducatrices te demandent, c’est si tu consommes ou si tu te prostitues. »

À l’époque, cela fait près de deux ans que ce foyer, dépendant du centre départemental de l’enfance (CDE), est dans le viseur de la Brigade de protection des mineurs (BPM) : en mars 2021, l’une des éducatrices, qui y travaille, est venue dénoncer les agissements d’un certain « Farhad ».

Elle l’accusait d’être à la tête d’un réseau de prostitution employant exclusivement des gamines placées au 3HA.

« C’est un Afghan qui a un appartement à Woippy où il accueille de nombreux mineurs ; ça boit, ça fume des joints. Mais il y a aussi des partouzes et des relations sexuelles tarifées », a déclaré l’éducatrice aux policiers.

Il faudra attendre le 27 septembre 2023 pour que cet individu soit interpellé, placé en garde à vue et mis en examen pour proxénétisme aggravé sur mineurs de moins de 15 ans, soustraction d’enfant à l’aide sociale à l’enfance et provocation directe à la consommation d’alcool et de stupéfiants.

Il devait être jugé en janvier dernier, mais son procès a été reporté.

Au 3HA, à Woippy, les proies potentielles sont nombreuses : des gamines (un peu moins fréquemment des gamins) paumées, fragiles, souvent en galère d’argent, dépendantes à l’alcool ou aux stupéfiants, avec des carences affectives énormes.

Et, parfois, tout cela à la fois. De l’année 2021 jusqu’à son interpellation, en septembre 2023, Farhad K. passe ses journées à roder aux abords du foyer.

« Tous les jours, il est devant, avec un joint ou une cigarette, et il attend que des filles viennent lui en demander, il les attire comme ça », raconte l’une d’elles aux enquêteurs.

« Il chope des filles avec de l’alcool, de la drogue ou de la nourriture et les amène dans sa tanière pour les prostituer », assure une autre.

 

Dix hommes par jour, 20 € la passe

Plusieurs détaillent son mode opératoire :

« La première fois que j’ai couché avec lui, je ne voulais pas ; il m’a donné trop d’alcool, j’étais inconsciente, confie Léa*, l’une de ses victimes. Par la suite, je suis tombée amoureuse de lui. »

Celle-ci lui fera sa « pub » dans et en dehors du foyer :

« J’ai demandé à Léa comment elle gagnait des sous et, comme on était toutes en galère, elle nous a montré ce qu’elle faisait : elle se prostituait », relate une autre.

Au 3HA, la prostitution est devenue un « plan sous » pour celles qui n’ont rien.

Combien de temps tiennent-elles avant d’y recourir bon gré mal gré quand elles voient les copines revenir au foyer avec le dernier téléphone à la mode, des faux ongles, des vêtements de marque neufs ou du maquillage ?

D’autres le font par provocation, souvent peu conscientes des conséquences de leurs actes et ne voyant que la finalité immédiate.

Dans les locaux de la BPM, plusieurs résument :

« Tu fais la pute et tu as tout ce que tu veux. »

Néanmoins, certaines d’entre elles y sont bel et bien forcées.

C’est le cas de Sarah* : victime de violences de la part de son père, elle a fui le domicile familial puis le foyer où elle a été placée, et s’est retrouvée à la rue le 25 janvier 2023.

L’adolescente d’à peine 16 ans a déjà été abordée plusieurs fois devant le 3HA par Farhad K. C’est vers lui qu’elle se tourne lorsqu’elle cherche un abri.

« J’ai passé une nuit chez lui et c’est le lendemain que ça a commencé », détaille-t-elle.

Selon son récit, il lui confisque son téléphone, lui fait comprendre qu’il a besoin d’argent et qu’elle va devoir l’aider.

« Sur le ton de l’humour, je lui ai dit : “Ne crois pas que je vais aller vendre mon corps.” Mais, avec mon téléphone, il a pris des photos de moi sous la douche, qu’il a mises sur un site et, dès le lendemain, des hommes ont commencé à défiler dans l’appartement. »

Son calvaire dure trois semaines, à raison de 10 hommes par jour, de tous âges et toutes origines, pour 20 € la passe.

Pour qu’elle tienne, Farhad K. l’abreuve de vodka du soir au matin.

« Il a gardé tout l’argent pour lui. Un jour, il m’a rendu mon téléphone et m’a dit : “Si tu parles, t’es morte.” »

Depuis, la jeune fille a déposé plainte contre lui.

Dans la procédure apparaissent plusieurs signalements, antérieurs à ces faits, qui auraient peut-être pu permettre de le mettre hors d’état de nuire.

En février 2021, le juge des enfants reçoit un rapport d’évaluation sociale, l’informant de la situation problématique au foyer, qui n’a manifestement pas été transmis au parquet.

Le 27 octobre 2021, c’est un adjoint au maire de Metz qui écrit au procureur pour « attirer l’attention sur des suspicions de prostitution de jeunes mineures aux abords du foyer ».

Le 2 novembre, c’est au tour du bailleur social de l’immeuble où vit le mis en cause d’envoyer un courrier.

Il indique avoir constaté :

« Début 2020, que le logement loué par cet individu était dégarni de tout meublant, seule la présence d’une jeune mineure ainsi que d’un matelas de fortune fut observée ».

Il continue de rôder… Pendant ces deux ans, combien de jeunes filles ont-elles été retenues captives dans son appartement de la rue Pierre-et-Marie-Curie, à Metz, à moins de dix minutes en voiture du 3HA ?

Le calvaire de Sarah et d’autres aurait-il pu être évité ?

Bénéficiant d’une carte de résident valable jusqu’en 2026, Farhad K. est protégé par son statut de réfugié politique afghan, sauf s’il écope d’une condamnation pénale lourde ou s’il apparaît comme une menace pour l’ordre public en lien avec des activités terroristes.

Le 17 janvier 2024, il devait être jugé par le tribunal correctionnel de Metz, confronté à six plaignantes mineures. Mais en raison de l’absence d’un interprète, dont le prévenu, arguant qu’il ne comprenait pas le français, avait estimé la présence nécessaire, son procès a été renvoyé au 28 janvier 2025.

« Ça m’a bien fait rire, car pour faire tourner son business, il savait se faire comprendre », commente Sarah.

Soumis à un contrôle judiciaire strict, Farhad K. a interdiction de paraître aux abords du foyer.

Pourtant, depuis son procès avorté, plusieurs éducatrices ont signalé l’avoir aperçu rôder aux abords.

 

* Les prénoms ont été modifiés.

Par Clara Hesse

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