Saint-Jacques-de-Compostelle | A 16 ans elle marche pour se reconstruire

non

« Comment j’ai pu faire ça ? » : la marche rédemptrice d’Eva, 16 ans, ex-proxénète
L’adolescente, qui sera bientôt jugée pour avoir prostitué deux filles de son âge, s’est lancée jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. Comme elle, une cinquantaine de jeunes en très grande difficulté croiseront cette année la route des pèlerins, avec l’espoir d’un retour sur le droit chemin.

L’adolescente, qui sera bientôt jugée pour avoir prostitué deux filles de son âge, s’est lancée dans une marche de 1600 km, financée par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle.

On a pu la suivre de Santiago à Negreira, en Espagne.

Que l’on croit ou pas, au bout du chemin, il restera toujours quelque chose.

À l’aube, il n’y a presque aucun bruit.

Seuls deux bâtons tapent sur le bitume.

Eva (le prénom a été changé) et Clémence ne se quittent plus.

Même après deux mois et demi de marche, elles baladent ensemble leur regard grand ouvert dans les ruelles de Santiago, l’étape finale du chemin de Compostelle, au nord-ouest de l’Espagne.

Le sac à dos de gauche, c’est Eva, 16 ans, ado au destin fracassé, gosse de cité des Yvelines, en attente de son jugement pour proxénétisme aggravé.

Teint bronzé de son père brésilien, cheveux noirs, claquettes-chaussette à la ville, Mohamed Ali sur le tee-shirt.

Celui de droite, c’est Clémence, 27 ans, rieuse et calme, son accompagnatrice de l’association Seuil, https://www.assoseuil.org/association, à l’initiative de ces marches de rupture, chance inédite pour ces mineurs de se réparer durant 1 600 km aux allures de catharsis.

La moitié sont des victimes : violées, maltraitées, prostituées.

L’autre, des auteurs de violences, délinquants, proxénètes, comme Eva, donnent du fil à retordre à la justice.

Dans un cas, la marche est financée par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), dans l’autre, par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).

« Les demandes explosent : 50 jeunes marchent cette année, contre 25 en 2023 et on a reçu 400 candidatures d’accompagnants en dix mois. »

Constate le directeur Yvon Rontard alors que l’association a été créée en 2003 par un journaliste dévasté par la mort de sa femme, et que son périple sur le « camino » a guéri.

Eva non plus n’est plus la même.

« Pas après pas, mon esprit se vide. Le silence m’a fait ralentir », décrit l’ado, plantée devant la cathédrale de Santiago. « J’ai l’impression de renaître. »

L’édifice accueille chaque année 450 000 randonneurs, croyants ou non, les mollets en feu, et signe la fin du chemin de Compostelle.

Les filles, elles, poussent jusqu’à cap Finisterre, au bord de l’océan, « le bout du monde », montrent-elles sur la carte.

Allez, encore 80 bornes à l’ouest.

Rien comparé aux 1 515 déjà parcourues depuis le 1er juin, au départ du Puy-en-Velay, au cœur de l’Auvergne.

Visage de gosse, mental d’acier, Eva progresse sans se plaindre.

« J’ai eu des dollars dans les yeux »

Étape du jour : 20 km jusqu’au village de Negreira.

Le paysage vallonné défile, encadré d’une forêt.

À mille lieues de sa cité bétonnée où Eva n’a plus le droit de revenir.

La justice la tient à distance de ses deux victimes, gamines ukrainiennes de 15 ans, dont l’une a fui la guerre.

Durant cinq heures, le long des champs de vigne et de maïs, l’ado d’un milieu « modeste », mère esthéticienne, beau-père dans le BTP et père absent, nous raconte comment elle en a fait ses « petites » et les a prostituées durant un mois, en avril 2023.

À l’époque, ces « meufs de (sa) ville » lui confient leur vie de misère.

Pour y échapper, elles aimeraient « bosser » (se prostituer) et ne savent pas comment s’y prendre.

« À ce moment-là, j’ai eu des dollars dans les yeux. Devant la gare de Sartrouville, j’en ai parlé à un pote qui m’a dit : Eva, ça va mal tourner. Là, un grand de la cité, réputé pour avoir plein de business, nous entend et me dit : Prends mon numéro si tu as besoin. »

Très vite, la collégienne, qui a tout plaqué en 3e, devient « la Fraise », son surnom de proxénète, référence à son visage rond.

Elle inscrit les deux filles sur un site d’escort, organise leurs passes, « jusqu’à cinq à six par jour », prend une commission et les accompagne, avec un chauffeur et « deux gardes du corps », au domicile des clients.

Parfois jusqu’à leur voiture.

Sur le chemin de Compostelle, la question lui revient en boomerang :

« Comment j’ai pu faire ça ? » « Je n’avais pas conscience que le corps est précieux, comprend-elle aujourd’hui. Je pensais que l’acte était mécanique, comme ce qu’en disent les hommes. » Dans sa cité, la pratique est « banale » : « Y a v’là de filles qui tapinent ! »

Plutôt habituée à partager un grec à 5 euros entre copines, Eva va empocher des centaines d’euros par jour.

« Le soir, j’étais comme une folle à recompter les billets sur mon lit. Cet argent, je le voyais comme une façon de sortir de ma condition. »

À sa maman qui l’interroge, elle baratine qu’elle livre des pizzas.

Au bout d’un mois, les deux Ukrainiennes veulent tout arrêter.

D’une voix blanche, Eva raconte comment elle les en a violemment dissuadées.

« J’en ai giflé une en disant : N’oublie pas, t’es ma petite ! »

Quelques mois plus tard, « les Schmitt » (policiers) sonnent chez elle :

« Vous êtes accusée de proxénétisme aggravé. »

« L’une des filles a dit que je l’avais séquestrée, c’est faux », insiste-t-elle.

« C’était comme des employées, il n’y avait pas d’affection »

Eva n’a jamais ressenti de peine pour ses deux victimes, même si, dit-elle, « elles avaient des corps de bébés ».

Et aujourd’hui ?

« Toujours rien… C’était comme des employées, il n’y avait pas d’affection. Je pense que je bloque ce que je ressens pour éviter d’y penser. »

Son regard n’exprime rien.

À Paris, une sexologue l’aide à travailler sur cette absence d’affects.

On comprend alors que la marche ne réglera pas tout.

Un motif l’empêchera de recommencer : sa religion.

Il y a un an, Eva, catholique, s’est convertie à l’islam, contre l’avis de sa mère.

Très vite, la justice ne sait pas quoi faire de l’ado qui ne respecte pas son couvre-feu et arrête son CAP de coiffure.

Eva dégringole, sort jusqu’à l’aube.

Plus de but, plus rien.

Et si elle marchait ? propose son éducatrice, appelée à l’aide par sa mère.

L’idée plaît à Eva :

« Je l’ai pris comme un voyage. »

Une lettre de motivation plus tard, elle rencontre Clémence.

« Je ne suis ni éducatrice ni psy, juste une oreille et une épaule », dit cette randonneuse aguerrie, salariée de l’association Seuil.

Entre les deux, aucun jugement, juste une affection profonde et un respect mutuel, scellé au fil des paysages de l’Aubrac aux Pyrénées et des déjeuners de tortillas en Galice.

Une chance, le lien ne se crée pas toujours dans ces binômes.

Eva s’est vite pliée aux règles : pas de téléphone, tenir un blog et le budget de 70 euros par jour en Espagne.

Réseaux sociaux, argent : rien ne lui manque.

« Ah bon, les JO sont finis ? » s’étonne l’ado.

Au lieu d’être sur un écran, elle relève la tête, s’extasie devant le Ponte Maceira, un pont médiéval qui enjambe une rivière, distribue des « holà » à tous les pèlerins.

Clémence l’a vue grandir, s’ouvrir.

« Elle a tellement évolué. Au début, elle était renfermée, puis elle est devenue curieuse. Elle a découvert qu’il y avait d’autres manières de vivre et de penser. »

Un éveil au monde qui l’aidera dans sa vie d’après.

La métamorphose opère le 1er juillet.

Sur leur blog, Clémence écrit :

« Pour la première fois depuis que nous sommes parties, Eva a marché et parlé avec quelqu’un d’autre presque toute la journée. »

Dans sa boîte à souvenirs, il y a Bernard, avec qui elles ont marché plusieurs jours, des Coréens « trop sympas », Thüre, un Belge de 17 ans.

Et un couple de Néerlandais, perdus de vue depuis six semaines.

Soudain les voilà, ils appellent les filles au loin, tout le monde crie de joie.

Eva est émue aux larmes.

Sur le chemin, Clémence lui a parlé un peu de politique, du fonctionnement des législatives, d’écologie.

En retour, « elle m’a fait découvrir le rap, la fierté des origines, la résilience », confie l’accompagnatrice.

Ce lien, elles se le feront tatouer à la fin du voyage : une vague pour l’ado, écho à Cap Finisterre, destination finale pour de nombreux pèlerins de Saint-Jacques ; deux mains entrelacées pour Clémence, signe de leur solidarité.

Peut-être se reverront-elles un jour.

Oublier le passé

De ses déboires avec la justice, elles en ont parlé.

Quelques fois.

« Mais cette marche ne sert pas à ressasser le passé, l’objectif est de l’aider à se projeter », précise Clémence.

À son retour, Eva intégrera un centre éducatif renforcé durant quatre mois, une structure d’hébergement pour prendre en charge les mineurs délinquants en grande difficulté.

Viendra ensuite son jugement, où elle risque d’être condamnée à de la prison avec sursis.

Et ensuite ? Que fera-t-elle ? Que lui restera-t-il de ses 1 600 km de marche ?

Coïncidence ou destin, en chemin, l’ado a rencontré un pèlerin, directeur d’une marque de cosmétiques.

« En arrivant, j’étais dans un trou noir. Maintenant, je sais que je serai commerciale, une business woman rangée ! »

Selon Seuil, 57 % des jeunes se lancent ensuite dans des formations pour décrocher un métier.

Avant, Eva va devoir renouer avec sa mère qu’elle a invitée à randonner avec elle, les derniers jours.

Pas après pas, son avenir se redessine ; s’illumine.

De son bâton, elle montre le chemin :

« Maintenant, j’avance ! »

Source(s):