France | L’écrivain Nancy Huston nous parle de pédocriminalité

non

“Les gens commencent à prendre conscience des ravages que font les abus sexuels”
Nancy Huston, l'écrivaine
Canadian-born novelist and essayist Nancy Huston is at the "Mot, En Marge" library for a reading and signing of her latest book "Infrarouge." La Garenne Colombe, FRANCE - 16/06/2010/Credit:ALIX WILLIAM/SIPA/1006171450
Petit à petit – plus rapidement ici que là, ou plutôt, il faut bien le dire, plus lentement ici que là, si ici c’est la France, mais quand même, on y vient – les gens commencent à prendre conscience des ravages que font les abus sexuels, plus spécialement lorsque leur objet est un ou une enfant.

“Les gens commencent à prendre conscience des ravages que font les abus sexuels, plus spécialement lorsque leur objet est un ou une enfant”.

Nancy Huston

 

Alors que s’ouvre aujourd’hui le procès Weinstein, témoignage sur le milieu littéraire d’hier et sur les complaisances d’aujourd’hui.

Oh ! Merci, quelque part, Harvey Weinstein ! Merci, en tout cas, à celles qui ont eu le courage de dire ce qu’il leur avait fait.

Petit à petit – plus rapidement ici que là, ou plutôt, il faut bien le dire, plus lentement ici que là, si ici c’est la France, mais quand même, on y vient – les gens commencent à prendre conscience des ravages que font les abus sexuels, plus spécialement lorsque leur objet est un ou une enfant.

Enfin, des jeunes comme Adèle Haenel et Vanessa Springora viennent rejoindre les vieilles de la vieille comme Denise Bombardier ou moi-même, qui avions tenté de dire les mêmes choses, mais trop tôt.

En effet, il y a quarante ans, il ne faisait pas bon de dénoncer la pédophilie en France.

Oh ! pas celle, secrète et insidieuse, des curés ; pas celle, brutale et béotienne, des violeurs des classes populaires – non, ces pédophilies-là, il était loisible de les critiquer voire parfois de les punir -, celle qu’il fallait approuver était celle, distinguée, délicate et élégante, de certains hommes de lettres parisiens.

N’ayant jamais eu peur de mettre mes santiags albertains dans les plats les plus raffinés de mon pays d’accueil, je l’ai osé dès mon tout premier livre Jouer au papa et à l’amant (Ramsay, 1979) ; Leïla Sebbar l’a osé l’année suivante dans le Pédophile et la Maman (Stock, 1980) ; le journal libertaire Gai Pied a fait un recensement assassin de nos deux livres, prétendument «parus aux éditions Quai de Gesvres», nous traitant respectivement d’«inspecteur Huston et de commissaire Sebbar».

Et le Monde dans sa critique de mon livre a cru bon de me traiter d’«ex-nymphette».

Je racontais déjà dans Jouer… mais à la troisième personne, comme j’avais été flattée et heureuse de me faire déflorer à l’âge de 15 ans par mon professeur d’anglais qui en avait dix de plus, et n’avais même pas protesté quand, un soir, il s’était mis à me gifler de façon sadique en me faisant «l’amour».

C’est sans doute à ce trauma précoce que je dois d’avoir trouvé insupportables certaines pages des pédophiles délicats.

Celle, par exemple, où René Schérer nous explique que se poser simplement la question du consentement de l’enfant, c’est rester «aveugle à l’évidence éblouissante que l’érotique puérile n’est pas fixée sur cet axe-là» (Une érotique puérile, Galilée, 1978, p. 150), ou celle où Gabriel Matzneff nous confie que ses très jeunes amis savent qu’il ne faut pas débarquer chez lui avec un rhume, car le nez rouge et les éternuements lui coupent le désir.

Je ne comprenais pas que le fait d’avoir des diplômes, d’avoir publié quelques livres, et d’occuper une place dans le monde des lettres puisse conférer à certains individus une immunité aussi sacrée que celle du Roi Soleil.

Roland Barthes en a bénéficié aussi – car, même s’il n’a pas choisi de le publier, c’est avec son raffinement habituel qu’il a rédigé l’atterrant journal de son tourisme sexuel au Maroc (Incidents, 1980), nommant par leur prénom une bonne quarantaine de gamins locaux auxquels il a glissé quelques sous pour lui «faire l’amour».

Je n’étais pas la seule à trouver tout cela pénible, troublant, dérangeant, enrageant – mais quand je rencontrais une femme qui partageait mes indignations, nous reculions toujours devant la terreur d’être traitées de moralistes, puritaines, censurantes, castratrices, faisant le jeu de la droite et ainsi de suite.

Annie Leclerc fut la plus originale de ces penseuses, la plus paralysée aussi. Après sa mort en 2006, j’ai eu la joie de trouver dans ses papiers le manuscrit du livre dont elle m’avait souvent parlé, et l’honneur de le préparer à la publication. Pædophilia ou l’amour des enfants (Actes Sud, 2007) est une analyse magistrale de la pédophilie en tant que cas particulier (et atrocement perverti) de l’amour des enfants qui caractérise notre espèce.

Mais depuis le début de #MeToo, en écoutant toutes ces voix qui se lèvent en chœur pour dénoncer les abus sexuels, se multiplient et, s’entendant se multiplier, se multiplient encore, je suis mal à l’aise.

Car il me semble que dénoncer ces pulsions sexuelles devenues prises de pouvoir ou pulsions de mort dans un domaine et les laisser tranquilles dans d’autres, c’est illogique et presque inutile.

De même que, dans les années 70, Sebbar, Leclerc et moi redoutions de passer pour des bonnes sœurs coincées, de même, aujourd’hui, de peur d’être accusées de censure ou d’atteinte à la liberté d’expression, les dénonciatrices ne regardent jamais ce qui se passe dans les milieux de la traite sexuelle et de la pornographie violente.

Pourquoi fait-on comme si l’expérience des travailleuses du sexe n’avait rien à voir avec la nôtre ? Que l’on soit payée pour endurer certains gestes ne garantit pas que ces gestes ne vous humilieront pas, ne vous blesseront pas, ne vous enfonceront pas dans la culpabilité et la haine de soi exactement comme le fait l’agression sexuelle ou le viol.

L’attitude «même pas mal» des professionnel·les de l’érotisme se traduit par un taux astronomique d’addiction aux substances et une baisse d’espérance de vie de près de vingt ans.

Or, dans le monde du désir comme ailleurs, ce sont très majoritairement les pauvres qui trinquent. En se rasant le matin (je parle des jambes, bien sûr), on oublie de songer aux milliers de jeunes Africaines, Moldaves, Chinoises, etc. qui forment plus de 90 % des travailleuses du sexe dans les pays riches de l’Europe occidentale.

Dans «nos pays», pour que nous puissions nous sentir libres, elles procurent des orgasmes à nos hommes (entre autres). De même, nous nous abstenons de regarder de trop près ces industries multimilliardaires qui, à l’instar de Monsanto avec les pesticides cancérigènes ou Purdue Pharma qui fabrique l’OxyContin, rendent les gens dépendants pour en tirer un profit.

Nous sommes encore myopes et pusillanimes, notre cadre reste bien étroit. Focalisées sur le tout petit tableau de nos abus sexuels, nous avons peur de reculer pour voir le tableau plus général.

Car celui-ci risquerait de nous révéler à quel point, avec la propagande capitaliste sacralisant la liberté individuelle, nous avons été floués. Comme dans tant d’autres domaines, nous nous sommes laissé manipuler par des crapules cupides.

Nous nous félicitons de notre «liberté» alors que seul le marché est libre, là-dedans. Eh ! oui, mes sœurs, mes frères : pour faire le tour de la question des abus sexuels, il en reste, croyez-moi, il en reste, sur la planche, du pain.

Nancy Huston écrivaine. Dernier ouvrage paru : Lèvres de pierre (Actes Sud, 2018)

Source : liberation.fr

Source(s):