Mayotte | Des victimes d’inceste face à une société traditionnelle sourde
- La Prison avec sursis... C'est quoi ?
non
- 11/02/2021
- 21:16
Elle a pris la parole publiquement, il y a deux ans tout juste, une vingtaine d’années après avoir été violée par son père.
En janvier 2019, Saïrati Asimakou poste sur Facebook une vidéo dans laquelle elle lit une lettre adressée à son “géniteur” et qui se termine par ces mots : “Pour la dernière fois, je t’appellerai ‘papa’.”
C’était, avant tout, un message adressé à sa famille, un an après s’être ouverte à elle une première fois.
“Je ressentais de plus en plus le besoin de parler de ce qui s’était passé, se rappelle la jeune femme de 27 ans à l’autre bout de la ligne. J’en avais parlé dans ma famille. Mais comme d’habitude, cette parole n’a pas été entendue, en tout cas pas reçue comme je l’espérais.”
Plus question pour Saïrati d’endosser le rôle qu’on attend d’elle, celle de l’enfant “parfaite” qui se tait.
D’une voix calme qui ne trahit que très rarement son émotion, elle choisit donc de dire “parce qu’il faut vivre et vivre, ça passe aussi par la parole.”
Le 24 janvier 2019, elle partage ce “secret bien trop lourd à porter” sur Facebook. “Cela me permet de me libérer, de ne plus porter le poids de la culpabilité. J’avais vraiment besoin de prendre ma place en tant que victime” et de ne plus subir l’injonction au silence.
Les bonnes et les mauvaises victimes
La vidéo résonne bien au-delà du cercle familial.
Postée publiquement, elle est visionnée plus de 11 000 fois et les réponses affluent.
Des messages de soutien et des témoignages semblables au sien lui redonnent force :
“ça me réconfortait de savoir que je n’étais pas seule, même si c’est maladroit de le dire comme ça, s’excuse Saïrati. Beaucoup de personnes avaient subi ce que j’ai subi.”
Pour la première fois, une Mahoraise évoque publiquement l’inceste dont elle a été victime.
Pourtant, Saïrati n’est pas seule, les témoignages qu’elle reçoit l’attestent.
Et près d’elle, sa tante, violée elle aussi enfant par le même homme, la soutient.
A Mayotte, visiblement, ma tante et moi sommes les premières personnes à avoir mis un visage sur les violences sexuelles, sur un inceste dont on a été victime. En 2020, c’est hallucinant. Il y a forcément des victimes qui en ont parlé, mais dans les médias, publiquement, c’est encore très difficile.
Saïrati Asimakou
“Il y a cette notion de bonnes et de mauvaises victimes, décrypte Saïrati. Ma tante et moi, nous sommes clairement des mauvaises victimes parce qu’on n’accepte pas de rester dans cette case où il faudrait subir tout ce qui s’est passé.”
Ensemble, elles décident de se battre contre l’injonction au silence et créent une page Facebook intitulée “Souboutou Ouhédzé Jilaho_Ose libérer ta parole”.
Saïrati y évoque son parcours, ses moyens de survie, son rapport à son corps, ses problèmes de confiance en elle… “Je voulais que les victimes entendent, comprennent qu’elles ne sont pas seules dans ce combat.
Une association pour “prévenir le mal”
Pour avancer un peu plus sur la voie qu’elle a empruntée, Saïrati ne veut plus seulement attendre les témoignages des victimes et les conseiller, les orienter, ou simplement les lire, première étape vers la libération de la parole. Alors elle crée en octobre 2020 l’association “Souboutou Ouhédzé Jilaho – Ose libérer ta parole“.
La jeune femme veut ainsi diffuser son message “par des opérations coups de poing dans les rues de Mayotte”.
En plus d’aider les victimes, “il faut prévenir le mal”.
La militante espère ainsi que “chaque Mahorais soit mis face à son miroir pour qu’il accepte enfin que c’est quelque chose qui existe et qu’il faut absolument arrêter le massacre.”
Impossible pour le moment d’organiser des marches dans les rues de l’archipel, à cause de la crise sanitaire.
Mais Saïrati le promet, ce n’est que partie remise.
Faire sauter le verrou
À Mayotte comme ailleurs en France et dans le monde, la parole est verrouillée face à l’inceste.
Mais plus qu’ailleurs peut-être, dit Saïrati, la population refuse de croire que de tels criminels sévissent dans l’archipel.
“Pourtant toutes les femmes de mon entourage ont été violées ou ont subi des attouchements sexuels, alerte-t-elle. Et je suis sûre que ce n’est pas que dans mon entourage, d’autres le subissent aussi et ne peuvent pas le dire.”
Ses témoignages sur Facebook lui ont valu des menaces :
“on m’a dit que je finirais par le regretter, que la famille, ça reste la famille.” Saïrati poursuit : “Des personnes m’envoyaient des messages pour me dire que je devrais avoir honte de parler publiquement d’un sujet aussi sale.
Malgré les résistances et la défiance, la Mahoraise en est persuadée “il ne faut pas avoir honte de parler de viol, d’inceste.”
C’est notre droit aussi en tant que victime de nous approprier notre histoire, de mettre les mots qu’on veut dessus.
Cette notion de honte devrait être bannie.
Saïrati Asimakou
Source(s):