Pendant près de cinq minutes, deux jeunes de 18 et 22 ans ont filmé leur soirée de samedi 2 janvier, de la descente au supermarché pour acheter de l’alcool – des « munitions » – jusqu’à ce que les échanges avec une jeune fille de 19 ans tournent aux ébats sexuels violents. Tout du long, celle-ci, sous l’emprise de l’alcool, paraît inconsciente.
Les internautes ont alerté en masse la police dimanche et réclamé la suppression de ce document, dénonçant son contenu choquant. Depuis, une information judiciaire a été ouverte pour « viol en réunion, enregistrement d’images d’un viol en réunion et atteinte à la vie privée ».
Lefigaro.fr/madame – Sur Twitter, la plupart des internautes ont fermement condamné les actes des deux auteurs du viol présumé de Perpignan. Mais certains jeunes se sont montrés assez durs avec la jeune fille. Est-ce que cela vous choque ?
Sophie Jehel. – Non, ça ne m’étonne pas vraiment. Au-delà de ce fait divers spécifique, dans les entretiens que je mène auprès des adolescents, je constate qu’une majorité de jeunes – surtout dans les milieux populaires – vont avoir tendance à légitimer la violence contre les filles. Aussi bien les garçons que les filles vont avoir tendance à se ranger du côté de l’agresseur et à considérer que la fille n’a pas réagi ou qu’elle s’est laissée faire. Ces images vont stimuler chez eux des formes de rigorisme et de moralisme. Malgré la violence des actes, ces images alimentent la misogynie.
Dans le cas de ce viol, les réseaux sociaux ont permis l’intervention rapide de la police mais ils ont aussi été le vecteur de diffusion de ces scènes de violence. Que pensez-vous de ce paradoxe ?
Sur la Toile, on voit de plus en plus d’actes de délinquance ou d’extrême violence commis d’abord pour l’image qu’ils renvoient de leurs auteurs. Pour eux, c’est une forme de reconnaissance dans l’espace public. La diffusion et le partage de ces images est un trophée. J’aurais tendance à relier ce phénomène à celui de l’imprégnation croissante de la pornographie dans l’imaginaire de la jeunesse.
Dans mon travail, je constate que dès la 6ème et la 5ème, les jeunes visionnent des vidéos pornographiques, parfois très violentes, de façon plus ou moins intensive. Cette consommation de pornographie participe de la construction d’un imaginaire sexuel très violent, détaché de toute forme de sentiment, qui banalise la brutalité contre les femmes. Mais ça ne veut pas dire pour autant que tous les jeunes qui regardent des images pornographiques auront des comportements violents.
Facebook, Snapchat, Twitter : les politiques de modération des réseaux sociaux sont de nouveau pointées du doigt pour leur manque de réactivité. Quelle est votre position ?
Dans ce cas de figure, c’est la réaction de Facebook qui me dérange le plus. Le réseau tient un double langage : sous couvert de puritanisme, Facebook va bloquer les images d’une maman allaitant son bébé mais dans le même temps laisser passer des vidéos de décapitations. Je constate dans mes enquêtes qu’il n’est pas rare que les jeunes voient apparaître sur leur compte des images d’agressions sexuelles, de pornographie ou de meurtre, notamment dans le cadre de la propagande djihadiste.
Pire, en France, quand les internautes se mobilisent pour que Facebook retire ce genre d’images, la direction répond qu’elle ne peut pas les supprimer systématiquement car elles pourraient apporter de l’information. Je trouve cette réponse problématique car le réseau laisse ainsi des images ultra-violentes ou pornographiques en libre accès pour les plus jeunes. Or, le code pénal interdit la diffusion d’images pornographiques auprès des mineurs. Cela pose même un problème politique, car en faisant prévaloir ses conditions générales d’utilisation sur les droits de l’enfant, Facebook porte atteinte à la souveraineté européenne.
La vidéo a d’abord été diffusée sur Snapchat. Vous ne pensez pas que cela pointe des manquements sur ce réseau également ?
Sur Snapchat, les contenus sont diffusés de façon éphémère. Une « story » dure une journée puis disparaît. Le grand jeu des ados c’est de récupérer des images compromettantes de leurs proches et de constituer des « dossiers », comme ils les appellent. En général, ça n’est pas méchant. Au final, Snapchat ne sert que de lieu de passage avant la diffusion vers d’autres réseaux sociaux. Ensuite, la machine s’emballe et tout le monde s’en mêle. Mes entretiens avec des jeunes m’ont également révélé qu’Instagram a aussi sa face cachée. Au-delà des belles images assez conformistes, les ados voient parfois passer des vidéos très violentes et des images très crues.
Scènes d’agressions créées pour l’image, violence des commentaires, réactions misogynes, création de dossiers compromettants… Sont-ce là les dérives d’une génération qui cultive le bashing (2) et le buzz ?
Je ne veux pas analyser cela en termes de génération car je considère que les jeunes ne sont pas responsables des dérives de ce monde. Ils évoluent dans un univers créé par des adultes avec des modèles économiques qui favorisent le buzz, la dérision et la provocation. Vus de loin, les réseaux sociaux paraissent leur ouvrir un monde où tout est possible, où l’on peut se faire connaître et s’ouvrir aux autres. Mais pour beaucoup de jeunes, en particulier ceux qui sont issus de milieux populaires, c’est un monde très dur dont il faut se méfier. Les filles en sont les premières victimes car les réseaux sociaux augmentent les contraintes qui pèsent sur elles.
(1) Sophie Jehel est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-8. Également chercheuse au CEMTI (Centre d’étude sur les médias, les technologies et l’internationalisation), elle a publié plusieurs ouvrages dont Parents ou médias, qui éduque les préadolescents ? paru aux éditions Eres et une étude réalisée en 2015 sur les pratiques numériques des jeunes.
(2) Dénigrement collectif d’une personne ou d’un sujet qui peut conduire à un lynchage médiatique lorsqu’il se déroule sur la place publique.
Source: http://madame.lefigaro.fr/