
Marseille | “A cœurs perdus” le livre-enquête sur la prostitution des mineures
- La Prison avec sursis... C'est quoi ?
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- 07/03/2025
- 22:17
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Onze ans.
C’est l’âge de la plus jeune prostituée qu’Agnès Rostoker, cheffe du parquet pour mineur de Marseille a rencontré.
Claude Ardid et Nadège Hubert, journalistes, ont recueilli les propos de familles, de jeunes prostitués, mais aussi d’enquêteurs de la “brigade Proxo” et des proxénètes eux-mêmes.
Des histoires à retrouver dans le livre À cœurs perdus – Enquête sur la prostitution des mineures en France, publié ce 6 mars aux éditions Mareuil.
“Un monde sous-terrain quasiment inconnu”
En 2017, sous l’impulsion de Nadège, les deux journalistes réalisent un documentaire, Jeunesse à vendre, diffusé sur France 5.
Nadège en est convaincue : de plus en plus de jeunes filles de moins de quinze ans se prostituent.
Ensemble, ils se lancent dans ce que Claude Ardid appelle “un monde sous-terrain quasiment inconnu”.
À ce moment-là, ils rencontrent des familles grâce à l’association Agir contre la prostitution des enfants.
“Des parents de gamines de moins de 15 ans qui étaient prostituées et qui avaient tout tenté pour essayer de sortir leur fille de la prostitution. Ces familles étaient passées par des brigades des mineurs, des gendarmes, des associations, des psychologues, des psychiatres… Et elles n’y arrivaient pas.”
Ces parents, plutôt issus d’un milieu social aisé, leur livrent alors leur détresse, leurs nuits sans sommeil, leurs recherches éperdues sur les réseaux sociaux pour retrouver leur fille.
Claude Ardid se souvient de ce père qui a engagé un détective privé, d’un autre qui a fait appel à un ancien du service secret israélien pour tenter de retrouver sa fille dans ce “monde souterrain du Darknet”.
“L’omerta, la langue de bois, c’est fini”
Après ce documentaire, Claude et Nadège se rendent compte qu’un monde reste dans le silence.
Celui de l’éducation nationale, du sport, du monde associatif.
“Même s’il y a des gamines qui sont prostituées dans les collèges, les établissements ne veulent surtout pas en parler, de peur d’avoir une mauvaise réputation”, souligne Claude Ardid.
Le constat les heurte, lorsqu’ils assistent à une réunion à la mairie de Paris, en présence d’enseignants, d’éducateurs, d’assistantes sociales.
“Ils racontent tous des histoires de jeunes filles prostituées dans leur quartier, leur école, leur collège, leur club sportif…”, se rappelle Claude. Pourtant, à la fin de cette réunion, personne n’accepte de leur parler, tous fuient la caméra. “On s’est rendu compte qu’on avait raison, c’était un énorme problème.”
C’est à ce moment-là que les deux journalistes se décident à écrire cet ouvrage.
“On savait qu’on n’était plus dans un phénomène sous-terrain, mais qu’on était face à un raz-de-marée qui grossit. Au début, les vagues font 3-4 mètres, pour devenir des vagues de 10 mètres.”
En 2017, selon les chiffres “officieux” des ministères de l’Intérieur et de la Justice, le nombre de jeunes filles de moins de 15 ans tombées dans un système prostitutionnel oscillait entre 6 000 et 10 000.
Aujourd’hui, Claude Ardid assure qu’elles sont 20 000, conscient que ce chiffre reste encore sous-évalué, et que la moyenne d’âge est passée de 15 à 13 ans.
“Agnès Rostoker, cheffe du parquet pour mineur de Marseille – à l’initiative de la création d’une cellule spéciale pour lutter contre la prostitution des mineurs – a été confrontée à une gamine de 11 ans qui était plutôt d’un milieu favorisé”, relate Claude.
Les deux journalistes constatent que les juges, les avocats, les magistrats du siège, les éducateurs, parlent beaucoup plus qu’il y a cinq ou six ans.
“L’omerta, la langue de bois, c’est fini. Parce que le phénomène est devenu tellement prégnant et tellement fort, que des magistrats ont décidé de prendre ses affaires en main”, ajoute Claude.
“En 24 heures, je gagne ce que toi tu gagnes en un mois”
Mais alors, comment ces jeunes filles mineures tombent dans la prostitution ? Tout d’abord, Claude dénonce l’impact des réseaux sociaux.
“En 2016, quand on commence l’enquête, Snapchat, TikTok, Télégram, n’ont pas connu la croissance qu’ils connaissent aujourd’hui. Tous les réseaux sociaux ont fait exploser le phénomène, assure le journaliste. Ces gamines, entre elles, elles vont sur Snapchat, elles font un portrait, une sorte de fiche d’identité.”
Elles mentent en disant qu’elles ont 18 ans, elles détaillent leurs prestations, se prennent en photo.
On ne voit jamais leur visage, juste leurs seins, leurs hanches, leurs fesses, elles se mettent en scène.
Ça, c’est le scénario lorsqu’elles sont “indépendantes”.
Claude Ardid explique qu’au début, les jeunes filles s’entraînent entre elles.
“Elles se montent le bourrichon, elles se disent “On va gagner du fric, on va claquer.” Et c’est vrai, elle gagne beaucoup d’argent et elles flambent à une vitesse inimaginable.”
Sac à 800 euros, chaussures à 400 euros, chirurgie esthétique, injections… Les femmes qui travaillent au sein de la brigade Proxo sont confrontées à des jeunes filles qui leur disent :
“Mais regarde comment tu es habillée. Moi en 24 heures, je gagne ce que toi tu gagnes en un mois”.
Sauf que, bien souvent, il y en a toujours une qui devient la “petite mère maquerelle” et qui va prendre sous son autorité deux trois jeunes filles.
Dans le livre, on retrouve l’histoire de Clara*, 14 ans. Une jeune fille que Claude décrit comme cabossée, orpheline, qui a une vie abominable.
Placée en foyer, elle se retrouve sous l’emprise de prétendues copines qui la forcent à se prostituer.
Les loverboy, ces proxénètes déguisés
Il y a aussi ceux qu’on appelle les loverboy — terme qu’il juge bien trop romantique pour les faits –, ces “petits proxo déguisés”.
Ça commence par un “tiens, fais une fellation à un copain”. Puis deux, puis trois, avec des tarifs qui augmentent et des prestations qui s’étendent.
“Ces mecs leur piquent ensuite leur portable, leurs papiers d’identité, ils les enferment dans des appartements. Ils maîtrisent ça parfaitement : louer une chambre d’hôtel, un Airbnb… Ça va à 200 à l’heure.”
Ce qui est nouveau dans ce phénomène, c’est que bien souvent, ces jeunes de 15/16 ans sont initialement des trafiquants de stups, “qui ripent du trafic de coke et de shit vers la traite d’êtres humains”.
“Ils savent que c’est moins dangereux physiquement”, explique Claude en prenant l’exemple de deux jeunes arrêtés par la brigade Proxo.
“Ils nous disent : ‘Nous, on ne voulait plus. On ne voulait pas risquer une balle de Kalashnikov dans le dos et se faire rafaler”.
Avant de poursuivre : “Ces gamins sont désociabilisés, ne vont plus à l’école. Ils sont en dehors du corps social. Et ils prennent des gamines, elles aussi désociabilisées, souvent maltraitées, vulnérables.”
Eux ils sont vulnérables, et ils utilisent la vulnérabilité d’encore plus vulnérable. C’est des vulnérables entre eux.
Sauf que dans la hiérarchie de vulnérabilité, il y en a qui le sont plus que d’autres et d’autres qui sont beaucoup plus puissants.
Et puis le dernier scénario, c’est celui du réseau organisé, avec des jeunes qui maîtrisent le numérique.
Ils changent d’Airbnb en permanence pour ne pas être repéré par les voisins, de téléphones… Et c’est pourquoi il est très difficile de les coincer.
“Ces mecs sont des vrais mafieux, qui sont armés, qui prennent des gamines, et leur font faire des passes. Mais quand je dis des réseaux mafieux, c’est pas des Albanais, des Maliens… Non, ce sont des gars de chez nous, des Toulonnais, des Marseillais, des Niçois… des personnes qu’on croise tous les jours ici, en train de boire un coup à la terrasse des cafés”, insiste lourdement Claude.
“Des machines à fabriquer de l’horreur”
Que ce soit les réseaux organisés ou les loverboy, ils utilisent un site qui s’appelle Sexemodel.
Véritable vitrine de milliers de jeunes filles mineures qui vendent leurs prestations et leurs tarifs.
“Ça peut aller loin dans ce qu’elles disent. Elles parlent de fellation, de sodomie, d’amour à plusieurs… C’est monstrueux”, confie Claude. Et en quelques minutes, raconte le journaliste, les demandes affluent. À l’autre bout, des “monsieur tout le monde”.
C’est comme si tu étais sur Le bon coin ou Amazon, sauf que c’est Sexemodel.
Les mecs qui y vont, ils savent qu’ils vont chercher entre guillemets, pardon pour l’expression, de la chair fraîche et jeune.
Pour sortir de l’état d’emprise, ces jeunes filles cumulent les addictions.
Alcool, shit, protoxyde d’azote, cocaïne, crack. “Et là le crack, ça te défonce la gueule, ça te détruit le système nerveux.”
Pour souligner son propos, Claude ajoute avoir revu des jeunes filles du documentaire, et même du livre qui sont sorties de la prostitution et sont “fracassées”. “Leurs addictions ont des effets dévastateurs, elles ont fait des burn-out.”
L’auteur insiste également sur un phénomène que les psychologues ont identifié : la dissociation du corps et de l’esprit.
“Elles se disent ‘Ouais, je baise, je fais des passes, mais ce n’est pas moi, c’est quelqu’un d’autre et je ne ressens pas de plaisir’.”
Elles n’éprouvent pas de plaisir, et n’ont pas de curiosité sexuelle.
Ce sont des espèces de machines à fabriquer de l’horreur pour des mecs qui sont des crapules et des pervers.
Il ajoute : “Elles ont une dissociation qui est presque schizophrénique.” Il prend l’exemple d’une jeune qui lui a confié : “parfois, je me vois, je suis au plafond puis je vois mon corps en bas. Mais ce n’est pas moi.”
Ces jeunes filles, cabossées, abîmées, trouvent une certaine forme de vengeance dans la prostitution. Dans le livre, l’une d’elles confie avoir trouvé une famille : des copines qui se prostituent, des copains proxénètes.
Une identité à travers laquelle elle se venge de la société, de ceux qui lui ont fait du mal, de ses parents.
“Sauf que c’est une fausse identité, c’est une fausse vengeance qui se retourne contre elle”, lâche Claude.
“C’est quoi cette société ?”
Pour Claude, si ce phénomène a pris autant de place, c’est aussi qu’on lui a laissé l’espace pour.
“On a considéré qu’on pouvait laisser faire. On s’est dit que c’étaient des petites nanas qui n’étaient pas nombreuses et les gamins qui sont autour sont des loverboy, ce n’est pas très grave”, regrette-t-il.
Or, maintenant, c’est un véritable marché dont ces jeunes filles font partie. Je considère que c’est de la marchandise, des stocks dans lesquels les gens viennent puiser.
Il détaille que le chiffre d’affaires de ce marcher doit être colossal, puisqu’une passe d’une jeune fille de moins de 15 ans, c’est minimum 200 euros.
“Entre le déni de ces gamines, les saloperies de ces proxo, cette société qui ferme les yeux, l’Aide social à l’enfance qui n’est plus capable de protéger ses gamins… Quand tu vois comment on traite les enfants parfois dans certains foyers de familles d’accueil et comment on les laisse, on les abandonne à leur triste sort, tu te dis ‘mais c’est quoi cette société ?’”, lâche Claude.
S’il voit noir, il garde tout de même une part d’optimisme :
Heureusement qu’il y a des bastions, des associations, des éducateurs qui tiennent la route, des flics et des psys.
Le système est en train de se casser la gueule mais il résiste parce il y a des femmes et des hommes qui résistent.
Mais un côté de lui reste fataliste :
“une société qui n’est pas capable de défendre ses enfants et ses ados, qui ne défendent plus ses personnes âgées, c’est une société qui est condamnée pour moi.”
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