L’inceste, un crime contre l’humanité prescriptible

 

 Imgorthand via Getty Images
Imgorthand via Getty Images

 

Rappel législatif – Loi du 14 mars 2016:
“Les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis sur la personne d’un mineur par:

1° Un ascendant;
2° Un frère, une sœur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce;
3° Le conjoint, le concubin d’une des personnes mentionnées aux 1° et 2° ou le partenaire lié par un pacte civil de solidarité avec l’une des personnes mentionnées aux mêmes 1° et 2°, s’il a sur le mineur une autorité de droit ou de fait.” (art. 222-31-1)

Il est à noter qu’au cours des débats précédents la loi de 2016, il a été affirmé: “Des centaines de milliers de victimes attendent cette reconnaissance symbolique pour se reconstruire”, ou qu’il est “indispensable de réinscrire l’inceste dans le code pénal, afin de reconnaître sa spécificité et le traumatisme qu’il représente pour les victimes.”

Le délai de prescription est de 20 ans à compter de la majorité de la victime. Ainsi, une victime d’inceste a jusqu’à ses 38 ans pour porter plainte et poursuivre son agresseur. La peine encourue est 20 ans de réclusion criminelle.

Et jusque là, tout va bien. La victime peut agir en justice, elle peut être reconnue comme victime, son agresseur peut être condamné, et la société a bien fait son travail, permettant à celui ou celle qu’elle protège de se reconstruire.

Prescription et double peine pour la victime

La société permet ce qu’en même temps et paradoxalement, elle ignore ou récuse. Elle permet aux victimes d’inceste de dire ce qu’elles ont vécu, et de dénoncer leur agresseur, souvent récidiviste. Elle leur permet de trainer en justice un individu qui a abusé sexuellement son (ses) enfant(s), pour asseoir son pouvoir, pour assouvir son propre plaisir.

Qui a fait de sa descendance un objet de jouissance, sous contrainte psychologique et morale. Qui en fait une victime d’agression sexuelle, source de honte et de culpabilité extrêmes.
Qui interdit à cette victime de se construire sereinement, d’avoir conscience de son identité, de son existence, de vivre. Et qui, pour se protéger de son crime et conserver son ascendant, interdit à sa victime de parler.

Or, seule la parole est libératrice. Pour qu’une victime puisse parler, il faut un certain nombre de conditions. L’écoute positive et bienveillante, l’aide thérapeutique, le soutien de professionnels, sont essentiels. En amont de cette écoute et d’une thérapie, il y a la fin du secret et du déni, la reconnaissance intime du traumatisme vécu, la capacité de désigner son parent, publiquement, comme criminel. Et en amont encore, il y a la prise de conscience sans laquelle il est impossible de verbaliser. La prise de conscience est le moment douloureux, culpabilisant, honteux, où l’horreur devient compréhensible par la victime.

Ce qu’elle ne pouvait dire devient disible, et ce qu’elle ne pouvait admettre doit être su.
C’est à la fois une urgence afin de se réapproprier sa vie, son existence, et mettre en lumière une vérité. C’est aussi une douleur et un risque énorme. Car aller devant la justice, c’est affronter l’autre, ses mensonges, et sa violence ayant conduit à la destruction d’une enfance, et souvent, d’une vie.

C’est devoir raconter des faits, dans les détails, devant des inconnus, plus ou moins professionnels et plus ou moins formés. C’est prendre le risque de ne pas être cru(e).Et pour cela, il ne faut pas seulement que la victime décide de le faire, il faut qu’elle en ait la possibilité. Il faut souvent bien plus que les 20 ans de prescription. Mais passé le délai, il est trop tard, et l’injustice pèse encore plus sur la victime (comme l’indique Séverine Mayer dans une pétition demandant la suppression du délai de prescription.

Pourquoi les victimes attendent tant de temps pour dénoncer?

En 2010, une enquête réalisée à la demande de l’AIVI (Association Internationale des Victimes de l’Inceste) a montré qu’en moyenne les victimes attendent 16 ans avant de pouvoir révéler pour la première fois les violences sexuelles et que 22% d’entre elles le font plus de 25 ans après les faits. Et pendant toutes ces années de mutisme, elles ne vont pas vivre mais survivre, tout en se mettant en danger physiquement et psychiquement.

“Les victimes d’incestes sont, dans leur vie, 2,4 fois plus nombreuses que les autres à tomber dans le tabagisme, 4 fois plus nombreuses à sombrer dans la dépression et surtout 15 fois plus nombreuses à faire une tentative de suicide”, résume Gérard Lopez, Président fondateur de l’Institut de victimologie de Paris.

Bien sûr, il y a le fait de devoir révéler un secret de famille et accuser ses parents d’avoir commis un acte qui est non seulement criminel, mais également tabou, d’avoir transgressé un interdit moral et social. Il y a le danger de ne pas être cru: “Monsieur est un père parfait…”“Madame l’aurait vu et empêché… “, ou encore “Ce sont des affabulations, des inventions créées pour nuire à son parent…”.
Il y a aussi la capacité même à dire. Et l’on ne peut dire que ce dont on se souvient.

L’amnésie des victimes d’inceste

L’amnésie traumatique est un phénomène fréquent chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance, elle fait partie des conséquences psychotraumatiques de ces violences dont la société représentée par ses législateurs ne tient toujours pas compte. Le mécanisme en cause est un mécanisme de sauvegarde que le cerveau déclenche pour se protéger du stress extrême engendré par les violences subies.

Les circuits émotionnels vont disjoncter, créant des troubles mnésiques et provoquant chez la victime une dissociation: elle devient étrangère à elle-même et vit sa vie en spectatrice, incapable de relier faits et émotions. Protégée par ce mécanisme, elle est dans le même temps empêchée d’être consciente, et de ce fait empêchée de dire.

L’amnésie traumatique peut se traiter. La victime va avoir accès à ses souvenirs, soit parce qu’elle y sera autorisée par une thérapie, soit parce que ces “flashs”, ces “hallucinations” qui ne sont que des éclairs de sa mémoire vont être entendus. Mais il faut du temps.

La société -défendue par la justice et les législateurs- ignore et semble refuser presque obstinément de prendre en compte l’ancrage temporel de ce traumatisme. Est-ce par manque de formation, par incompétence, ou pour protéger des coupables qu’elle autorise implicitement l’ignorance et les secrets?

Ce qui demeure est qu’à défaut d’être reconnu comme un crime contre l’humanité, c’est-à-dire une violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, crime imprescriptible, l’inceste est un crime contre l’humain, interdisant et détruisant une vie, et protégeant trop souvent les coupables – des monstres.

Anne-Laure Buffet /  http://www.huffingtonpost.fr/

Source(s):