L’histoire de Pooja se perd dans le gouffre monstrueux des disparitions de mineurs en Inde.
Le nombre d’enfants volatilisés est d’une ampleur à peine croyable : entre 50 000 et 100 000 par an, selon des statistiques incomplètes. Les juges de la Cour suprême indienne ont mis en garde le gouvernement face à ce phénomène croissant : « Personne ne semble s’en inquiéter », alertaient-ils déjà il y a deux ans. La situation ne s’améliore pas, avec 45 % des disparitions qui restent non résolues. L’État du Maharashtra détient le record et Mumbai est la pire des villes à cet égard. Comme Pooja, 679 enfants n’ont pas été retrouvés sur les 4 954 qui ont disparu dans la ville entre 2011 et 2013.
La « maison des horreurs »
Pourtant, les autorités tentent de réagir. Un site internet participatif, « Khoya Paya » (« Perdu trouvé»), a été mis en place en juin. Un numéro spécial, le « 10 98 », peut aussi être composé gratuitement pour communiquer un signalement. Et la police se mobilise tout ce mois de juillet avec l’« Opération Muskan » (« Opération sourire »), une initiative dont le but est de localiser des centaines d’enfants disparus à travers toute l’Inde.
609 d’entre eux ont été identifiés rien que dans les gares de Mumbai. « La plupart de ces enfants fugueurs avaient quitté leur maison sous le coup de la colère, après avoir été réprimandés par leurs parents, a commenté à la presse locale un officier de police. D’autres faisaient face à des actes de torture de la part de leurs belles-mères. Certains encore voulaient rencontrer les stars de Bollywood ou devenir acteurs de cinéma… »
Dans les commissariats de Mumbai, des équipes de policiers sont sensibilisées et promettent d’enregistrer systématiquement les plaintes portant sur les disparitions. Car les groupes de protection de l’enfance dénoncent une absence de réactivité. Les parents pauvres sont souvent impuissants pour déposer leurs plaintes et maintenir la pression sur les enquêteurs.
En 2007, l’Inde a ainsi découvert la « maison des horreurs », à Nithari, en banlieue de Delhi, où avaient été enfouis les restes de 19 enfants. Les parents, issus de milieux défavorisés, avaient tenté d’alerter la police qui ne les avait pas pris au sérieux. Cet épisode traumatisant revient aujourd’hui en mémoire avec une nouvelle affaire surnommée « Nithari 2» par les médias. La semaine dernière, Ravindar Kumar, un nettoyeur de bus âgé de 23 ans, a été arrêté à Delhi pour des violences sexuelles et la mort d’une fillette de 6 ans. Il a avoué les viols et meurtres d’une trentaine d’autres enfants… La police a confirmé une douzaine d’incidents, mais la culpabilité de l’homme passé aux aveux reste à vérifier.
« Le problème des disparitions est très grave, résume Dhanaji Nalawade, inspecteur principal du commissariat de Dadabhai Naoroji Nagar, dans le quartier d’Andheri, à Mumbai. Nous redoublons d’efforts pour retrouver les mineurs disparus, en répertoriant notamment les identités des enfants des rues. » C’est ici, dans son commissariat, que le « cas Pooja » a été enregistré.
« Nous n’avons aucune piste concrète »
Non loin, sur un mur du bidonville de Gilbert Hill où vit la famille de Pooja, le dernier poster arborant le signalement de la fillette achève de disparaître, délavé par les pluies.
Les voisins de Santosh Mahadev Gaund, le père de Pooja, s’étaient cotisés pour payer ces affiches ; avec son petit métier de vendeur de cacahuètes grillées, le père ne pouvait subvenir à la dépense. Ce dernier continue de recevoir la visite de l’ex-inspecteur Bhosale, qui vient de temps à autre partager un thé avec lui. Dans un sac, il a conservé des souvenirs de sa fille. Il y a une photo de Pooja, parée telle une princesse pour la fête de son anniversaire, qui coïncide avec le jour de Noël.
Le père ne peut retenir ses larmes en retraçant les faits : « Je ne comprends pas ce qui est arrivé. Pooja a été vue pour la dernière fois devant son école de Cama Road, à Andheri. Sur le chemin, elle s’était disputée avec son grand frère Rohit. Leur grand-père leur avait donné un billet de dix roupies et Pooja réclamait sa part. Rohit a promis de faire la monnaie plus tard et est entré en classe, laissant sa sœur à l’entrée. On n’a jamais revu Pooja. »
« Nous n’avons aucune piste concrète », admet l’inspecteur Bhosale. C’est Smita Nair, une journaliste spécialisée dans les meurtres et faits divers pour The Indian Express, qui a été intriguée par l’affaire et par ce policier besogneux.
« Il a accepté que je publie son témoignage dans mon journal le jour où il est parti à la retraite, pensant que c’était la dernière chance pour retrouver Pooja, commente-t-elle. L’inspecteur avait exploré toutes les options. Seules ses recherches au sein du marché de la prostitution ont forcément été délicates, car ce réseau est puissant et secret. »
D’après la police, les enfants kidnappés sont poussés vers la prostitution, la mendicité, le travail forcé, et de rares cas font l’objet de demandes de rançon. Kailash Satyarthi, qui a reçu en 2014 le prix Nobel de la paix pour son travail de défenseur des droits des enfants, alerte : « Les trafiquants d’enfants sont très organisés. Nos analyses montrent qu’il y a une augmentation de la demande pour le trafic de fillettes. » Les médias indiens avancent qu’il y aurait 815 gangs en activité, comprenant 5 000 membres. « Mais dans la majorité des disparitions que j’ai traitées, il s’agit de fugues », tempère l’ex-inspecteur Bhosale. Son remplaçant au commissariat, Arun Karat, acquiesce : « J’observe de nombreux cas de disputes familiales qui poussent les mineurs à quitter leur foyer. Des adolescentes s’enfuient aussi régulièrement avec leurs amants. »
À Andheri, le « cas Pooja » symbolise toute la détresse face à la situation. Le dossier n’est pas refermé. La journaliste Smita Nair continue d’appeler chaque mois le commissariat pour savoir si Pooja a été retrouvée. L’ex-inspecteur Bhosale, lui aussi, conserve dans son portefeuille la photo de la fillette aux tresses relevées et à l’uniforme d’écolière.« Il y a bien des enfants disparus en 2008 qu’on a retrouvés en 2014 », assure-t-il.
Son père veut y croire : « Quelqu’un, quelque part, a peut-être pris soin d’elle… »
Source : http://www.lepoint.fr