Elle ne voulait pas «détruire la famille», alors elle s’est détruite elle-même.
«J’avais 13 ans, mon beau-frère beaucoup plus ; il a abusé de moi dans sa voiture»
Pendant dix ans, Jeanne a gardé ce lourd secret pour elle. Au point d’occulter ces terribles moments. «Ça doit rester entre nous», avait soufflé le beau-frère, époux de sa grande sœur. Jeanne a donc «continué à faire comme si»: sourire aux réunions de famille, garder ses neveux le week-end… Mais à quinze ans, Jeanne s’enfonce dans la dépression. Scarifications, brûlures au fer à repasser, crises de boulimie, tentatives de suicide… «Arrête tes bêtises!», lui lancent ses parents.
«Personne n’a jamais vu le traumatisme en moi, se souvient la jeune femme. Pour mes parents, c’était le stress des études». Jeanne continue de refouler, garde ses distances avec les garçons, et se lance «à fond» dans des études de médecine. Mais tandis qu’à 23 ans, elle effectue un stage aux urgences psychiatriques, «tout est soudain remonté en moi, rapporte-t-elle, alors que je recevais des patientes aux histoires similaires». A sa façon de se tenir recroquevillée, le kiné devine un traumatisme sexuel, et Jeanne finit par se confier à un psychiatre. A ses parents aussi, enfin. «Ils m’ont crue immédiatement, indique-t-elle. Ils s’en doutaient même. Mon père a contacté un avocat pour porter plainte. Je me souvenais de tous les détails».
«J’étais devenue un zombie»
Mais raconter ses souffrances ne font qu’augmenter ses troubles anxieux. «Les scarifications, c’était devenu une routine pour moi, soupire-t-elle. Avec les médicaments, j’étais devenue un zombie. J’ai pris 30 kilos. J’ai développé une dépendance aux anxiolytiques ; j’avalais des boîtes entières…».
Après avoir redoublé sa troisième année de médecine, Jeanne triple sa quatrième année. Quant au beau-frère, interrogé par la police, il reconnaît des attouchements, mais pas de viol. Son épouse choisit de le soutenir ; les parents de Jeanne décident de ne plus inviter le couple aux réunions familiales.
Le procès? «Du guignol!», lâche la jeune femme. «Soi-disant pour me protéger, on m’a demandé de correctionnaliser l’affaire, indique Jeanne. Il ne s’est donc pas déroulé aux assises: pour les victimes, c’est mieux, m’avait expliqué mon avocat. Le viol est requalifié en agression sexuelle par ascendant ayant autorité sur mineure de quinze ans. Il n’y a pas eu de confrontation». Verdict: 18 mois avec sursis et 7.000 euros de dommages et intérêts.
«Tous mes amis commençaient à avoir des enfants…»
Pour les parents de Jeanne, le sujet est clos. «On m’a dit «Ca y est, c’est reconnu… et maintenant tout va bien», se souvient-elle. On n’en a plus jamais parlé devant moi. Je ne sais même pas si ma petite sœur est au courant.» Mais quelques jours plus tard, Jeanne rechute: antidépresseurs à nouveau, puis hospitalisations séquentielles. «En fait, mon état s’est aggravé, explique la jeune femme. Je n’arrivais pas à terminer mes études. Et autour de moi, tous mes amis étaient mariés et commençaient à avoir des enfants…»
Aujourd’hui, à 33 ans, Jeanne n’a toujours ni vie amoureuse ni vie professionnelle.
«Je m’aperçois que j’ai perdu vingt ans de ma vie!, soupire-t-elle. J’ai l’impression de ne pas être dans la vie réelle ; j’ai passé plus de temps à l’hôpital que chez moi!»
Trop tard pour faire appel du jugement. Mais une procédure lancée devant la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) pourrait lui permettre d’obtenir une indemnité supplémentaire. En attendant, elle tente d’«extérioriser sa souffrance» en apprenant l’escrime. «Le fait d’avoir une arme, d’être protégée par une armure, permet à la fois de se défendre et d’attaquer, explique la jeune femme. Je ne subis plus les choses passivement: je me donne une force contre mon agresseur. Et contre la Justice, qui elle aussi m’a fait du mal».
*Le prénom et certains détails ont été modifiés.