«J’ai l’impression d’être une demi-victime»… Le viol digital à l’épreuve de la justice

Rares sont les plaintes pour viol à déboucher sur un procès aux assises: dans les deux tiers des cas, les affaires sont classées sans suite. Une partie sont également correctionnalisés.

Photo d’illustration d’un slogan contre le viol. Années 1950 — COLLECTION RIBIERE/SIPA

« – Pourquoi tu m’as touché dans la culotte ? Tu sais qu’il y a personne qui m’a touchée. C’est ça que je te dis. Je suis une enfant, personne m’a touchée, alors pourquoi toi tu me touches ?

– Je sais pas, je t’ai dit. Mais si t’es énervée, il faut m’excuser. »

Le 1er septembre 2016, lorsque Amélie* décroche son téléphone, elle n’a qu’une idée en tête : faire avouer le meilleur ami de son père qu’elle accuse de viol.

« Je l’ai senti caresser à l’intérieur de moi.

J’ai senti des doigts et ses ongles », confie le jour-même l’adolescente, alors âgée de 14 ans, au policier chargé de recueillir sa plainte.

Selon son récit, l’agression a eu lieu dans la voiture de son père, lors d’un long trajet.

Elle s’était endormie lorsqu’elle a senti une main se poser sur sa cuisse, remonter vers son entrejambe.

Elle explique avoir appelé son père mais ne pas avoir osé dénoncer son ami.

« J’étais tétanisée, je ne savais pas quoi faire et puis je le connais depuis toujours.

Au début, je me suis même demandée si c’était vrai et puis j’ai vu des traces dans ma culotte », précise-t-elle d’une voix hésitante.

Installée au fond d’un café en banlieue parisienne, Amélie ose à peine lever les yeux de son jus d’orange lorsqu’elle déroule le fil de son histoire.

« Elle a beaucoup hésité à venir, c’est encore dur de parler de tout ça », confie sa mère.

« La réponse logique c’est que j’avais envie »

Mère et fille sont très complices.

Le soir même de l’agression, l’adolescente lui a raconté ce qu’elle venait de subir.

D’autant, que « l’ami » en question tente de la recontacter.

C’est sa mère qui lui a expliqué que ce qu’elle décrivait n’était pas qu’un « abus sexuel » mais bien un viol.

C’est elle aussi qui l’a convaincue de porter plainte.

Ensemble, elles décident d’essayer de le faire avouer et d’enregistrer la conversation.

« Je savais que c’était dur de prouver un viol, je me suis dit qu’avec l’enregistrement on serait plus fortes », explique la mère de famille, qui a étudié le droit.

Alors l’adolescente insiste.

« -Pourquoi t’as fait ça ?

C’est ma question.

Pourquoi ? Pourquoi ?

– La réponse logique, c’est que j’avais envie. »

Dans l’enregistrement versé au dossier, l’homme qu’elle accuse ne conteste pas les accusations portées à son encontre – même lorsqu’elle évoque avoir été «touchée à l’intérieur» [de son corps] – mais ne les reconnaît pas non plus.

En garde à vue, en revanche, puis lors de toutes les auditions qui suivront, il nie en bloc, indique simplement avoir appuyé sa cuisse ou son épaule par mégarde contre elle.

Fin avril, au terme de près de deux ans d’instruction, la plainte pour viol a finalement été déqualifiée en agression sexuelle, un délit donc et non un crime.

« J’ai l’impression que cette décision, ça signifie que ce que j’ai vécu ce n’est pas très grave, que je suis une demi-victime », déplore Amélie.

L’enquête a bien permis de mettre en lumière des « actes de nature sexuelle » à l’encontre de l’adolescente, son expertise psychologique ne révèle « aucune tendance à l’affabulation » mais aucune « trace objective » de la pénétration digitale n’a été relevée lors de l’examen gynécologique.

« Il existe un doute », écrit la juge d’instruction dans l’ordonnance de disqualification.

Et en droit pénal, le doute profite toujours au mis en cause.

Amélie et ses parents ont fait appel, refusant que leur affaire soit jugée comme un simple délit.

« Il y a beaucoup d’éléments qui vont dans notre sens, veut croire leur avocate Carine Durrieu-Diebolt.

Mais c’est toujours très difficile de prouver une pénétration digitale. »

« On envoie aux assises lorsqu’on est quasiment sûr de gagner »

« Je n’ai pas de souvenirs d’un procès devant une cour d’assises pour une pénétration digitale. »

Véronique Le Goaziou a beau chercher dans ses souvenirs, aucun exemple ne lui revient en tête.

Cette sociologue de la délinquance, chercheuse associée au Lames – CNRS, s’est penchée avec une équipe de sociologues et juristes sur quelque 600 plaintes pour viol dans plusieurs juridictions afin d’étudier leur traitement judiciaire.

S’il n’existe aucune statistique officielle, ses travaux ont permis d’établir que les deux tiers des plaintes pour viol sont classées sans suite.

Parfois parce que les faits sont prescrits, le plus souvent parce que l’infraction n’est pas suffisamment caractérisée.

En clair : les preuves manquent pour prouver le crime.

Sur le tiers restant, environ 30 % des affaires sont criminalisées, les autres sont renvoyées devant un tribunal correctionnel, poursuit la chercheuse.

« Pour schématiser, on envoie aux assises lorsqu’on est quasiment sûr de gagner », abonde une magistrate.

Et pour gagner, s’il n’y a pas d’aveux, mieux vaut être bien armé.

De l’ADN, des traces de GHB, des expertises médicales…

C’est bien là toute la difficulté pour les viols digitaux : dans la majorité des dossiers, ces éléments manquent cruellement.

« Ça m’est arrivé plusieurs fois d’être convaincu qu’il y avait bien eu un viol mais de devoir requalifier les faits en agression sexuelle car on ne parvenait pas à le démontrer », poursuit-elle.

Un autre  précise :

« Nous savons que ces viols sont aussi traumatisants que d’autres mais nous sommes confrontés à un principe de réalité : si on a plus de chance d’obtenir une condamnation en correctionnelle car on estime que l’agression sexuelle est plus qualifiée que le viol, on privilégie cette voie. »

En clair : il vaut mieux une condamnation pour agression sexuelle qu’un acquittement.

Hiérarchie des viols

Une partie des correctionnalisations se fait d’ailleurs d’un commun accord avec les plaignants.

« Si le ministère public estime qu’il obtiendra une condamnation similaire aux assises à ce qu’il peut espérer pour une agression sexuelle en correctionnelle, il se dirige vers cette option », explique la sociologue.

La procédure est plus rapide, le procès (un peu) moins éprouvant.

Aux assises, les débats sont plus longs, les plaignants plus exposés à des questions sur leur passé, leur attitude au moment des faits.

L’interprétation du jury est également redoutée.

« Dans les représentations collectives, un viol digital ne va pas être considéré comme quelque chose d’aussi grave qu’un viol pénien, assure Véronique Le Goaziou.

Même si la loi ne fait pas de distinction, il y a une hiérarchie implicite des types de viol. »

La question se posera-t-elle encore dans quelques années?

Pas sûr.

Le gouvernement s’apprête à tester des tribunaux criminels.

Exit les jurés citoyens, le tribunal sera uniquement composé de magistrats professionnels.

Objectif: désengorger les cours d’assises mais également limiter les correctionnalisations.

Amélie ne devrait pas pouvoir en bénéficier, mais elle est décidée à se battre jusqu’au bout pour que son affaire ne soit pas correctionnalisée.

Une manière de se reconstruire.

L’adolescente qui a aujourd’hui 16 ans est encore en proie à des cauchemars et des crises d’angoisse.

« Si je me retrouve dans un ascenseur avec un inconnu, je panique complètement. »

Idem, lorsque quelqu’un lui pose une main sur l’épaule.

L’an dernier, lorsqu’elle a commencé à ne plus oser sortir de chez elle, sa mère lui a offert un superbe berger allemand.

A une seule condition : le promener tous les jours pour l’obliger à sortir.

« Certains jours, c’est dur, mais je ne veux pas me laisser abattre, ça voudrait dire qu’il aurait un peu gagné. »

*Le prénom a été changé 

Source : 20 Minutes

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