France | Comment un signalement de suspicion d’inceste est-il traité ?

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73 % des plaintes pour inceste sont classées sans suite
Mais peut-on continuer à parler de « déni » ou d’« indifférence » sans étudier précisément les réactions des uns et des autres quand un inceste est suspecté et/ou dénoncé ?

Qualifier l’inceste de « silencieux » et de « secret » comme le font ses commentateurs dans l’espace public depuis deux ans, déplorer « les 160 000 victimes par an pour seulement 1 000 condamnations » et les « quatre confidents sur dix qui ne disent rien », c’est dénoncer une attitude commune face à l’inceste, laisser entendre un « déni », un aveuglement, voire une lâcheté de beaucoup face au crime, sans considération pour les places (victime, agresseur, parent, ami, collègue, voisin, enseignant, enquêteur, etc.) occupées par chacun dans les situations sociales.

L’observation de cas empiriques permet de sortir du caractère impressionniste de ces constatations.

Des enquêtes de terrain montrent qu’à la protection de l’enfance par exemple, les professionnels ne sont pas dans le déni, mais qu’ils sont le plus souvent embarrassés et pris dans des contraintes procédurales. Les suspicions d’inceste y sont parlées et réfléchies, mais l’organisation institutionnelle empêche les professionnels de toutes les signaler et de les conduire jusqu’à l’enquête de police qui, seule, peut établir des faits criminels.

Quelles places occupent les acteurs d’un signalement ?

A quelle condition la suspicion d’inceste d’un professionnel parvient-elle au substitut du procureur et à un service de police ou de gendarmerie ?

Et quelle solution existe-il pour protéger un enfant lorsque, fautes d’éléments suffisants, la suspicion ne peut pas être transmise au substitut du procureur pour une enquête ?

Des places qui délimitent la capacité d’agir ?

Dans la vie de tous les jours, quand on doute d’un fait, on regarde, on interroge, on réfléchit, on enquête, on se fait une opinion et on agit en conséquence.

On est ainsi à la fois témoin, enquêteur et juge.

En protection de l’enfance, quand la maltraitance d’un enfant est suspectée, chacune de ces actions est réalisée par un acteur institutionnel différent.

Les places que les différents professionnels de terrain (travailleurs sociaux, enseignants, infirmiers scolaires, médecins, etc.) et de justice (substitut, enquêteurs, juges) occupent conduisent leurs regards sur la suspicion.

Elles influent sur leur appréciation des éléments qui la constituent (propos, dessins, comportement de l’enfant…) et sur leur traitement.

Selon ces places, des inquiétudes, des difficultés et des obligations se présentent à chacun.

Ainsi, lorsque les professionnels de terrains suspectent l’agression sexuelle d’un enfant, le plus souvent à partir de propos qu’il a tenus, d’un dessin, de son comportement sexualisé (masturbation « excessive » ou gestes sur des camarades…), ou de la dénonciation d’un proche, ils transmettent une « information préoccupante » à la Cellule de Recueil des informations préoccupantes (CRIP).

Créée par la loi du 5 mars 2007 sur la protection de l’enfance, la CRIP est en effet chargée de recueillir et d’évaluer toute information préoccupante relative à un mineur

Véritables filtres entre les services de terrain et le procureur, les professionnels de la CRIP, des travailleurs sociaux pour la plupart, évaluent, eux, non pas les faits suspectés, mais les suspicions.

Ils décident (ou non) de les transmettre au substitut pour l’ouverture d’une enquête de police.

Ils doivent rester prudents, car à la réception de cette transmission, le substitut pourra ouvrir une enquête et mobiliser une équipe d’enquêteurs surchargés et exigeants en termes de chance de réussite.

Ils savent que s’ils conduisent l’information préoccupante sur la voie pénale, elle sera traitée sur le versant « vrai »/« faux », et que le risque de classement est très élevé : 73 % des plaintes pour inceste sont classées sans suite.

Diriger un dossier sur le volet pénal, c’est risquer d’accroître l’activité des services enquêteurs déjà incapables de faire face au nombre de dossiers en cours de traitement : en ajoutant des dossiers, ils augmentent en effet la charge de travail du substitut et des services enquêteurs, et du même coup la probabilité d’un classement des suspicions à venir..

Et puis, chargés de vérifier la qualité des informations préoccupantes pour le substitut, les professionnels doivent justifier leur existence et leur travail.

Ils craignent d’être « retoqués » par le substitut, mieux placé qu’eux sur l’échiquier social, s’il lui transmettait une suspicion qu’il considèrerait insuffisamment fondée.

Les professionnels de la CRIP transmettent alors au substitut les suspicions qui présentent des « éléments déterminants ».

Dans les cas d’inceste, il s’agit presque toujours de propos tenus par un enfant à un professionnel ou à un camarade, éventuellement rapportés par une personne extérieure à la famille. Ces propos décrivent des actes ou des gestes précis commis sur lui ou qui pourraient l’avoir été, et le contexte de la « révélation » (qui a dit quoi et à qui) est clair et bien délimité.

Cette transmission de l’« information préoccupante » (qui devient alors un « signalement ») au substitut ne signifie pas que le professionnel croit que l’enfant est abusé” ?

Plus aisé à comprendre.

A ce stade, il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire, de savoir ou de ne pas savoir, mais de suivre une procédure : transmettre des éléments à partir desquels il pense que le parquet pourra saisir des enquêteurs de police.

Une fois le signalement reçu, le substitut du procureur, lui, ouvrira (ou non) une enquête de police.

La suspicion du crime d’inceste ne peut être traitée qu’à travers une procédure pénale à l’issue de laquelle, à partir de preuves factuelles, des faits seront – ou non – constitués.

Aussi, ne pas transmettre la suspicion au substitut oblige à laisser sur le côté de nombreux éléments d’inquiétude.

Sans propos directs de l’enfant, les professionnels de la CRIP, embarrassés, sont pris entre des professionnels de terrain inquiets pour un enfant et des substituts exigeants sur la nécessité, la faisabilité et la chance de réussite d’une enquête de police.

Ils interrogent la qualité de la suspicion.

Les comportements sexualisés de jeunes enfants sont, par exemple, souvent rapportés au développement normal de leur âge.

Ces suspicions, dont le substitut ou un service d’enquête ne pourrait se saisir, les conduisent le plus souvent à tenter d’obtenir des informations complémentaires en diligentant, auprès de deux services sociaux, une « évaluation sociale » de la famille.

Deux travailleurs sociaux évaluent donc la situation de la famille concernée, mais sans pouvoir interroger la suspicion d’inceste, prérogative exclusive de la police.

Ce qui les place, à leur tour, dans l’embarras, puisque cette suspicion d’inceste reste à l’origine de leur évaluation.

Ils portent alors leur regard sur d’autres éléments de la vie familiale.

Prenons l’exemple d’une mère suspectant un inceste du père sur leurs filles.

Si le contexte est celui d’un conflit conjugal, cette suspicion pourra intégrer le lot d’accusations mutuelles entre les membres du couple ?

Dans leur rapport, les évaluateurs pointeront sans doute un « conflit parental nocif aux enfants », et demanderont la mise en place d’une mesure éducative.

Convaincus, les professionnels de la Crip transmettront le signalement au substitut en vue d’une saisine d’un juge des enfants.

Cela permet de conserver un regard sur des enfants sur lesquels a pesé une suspicion d’inceste, mais cette fois en éducatif.

Le juge des enfants pourra alors retrouver cette suspicion dans le dossier et s’en préoccuper.

Reste que cette division des tâches tout au long de la chaine du traitement institutionnel de la suspicion de maltraitance, et l’exclusivité du traitement de la suspicion d’inceste par le pénal, font encourir aux professionnels de l’enfance le risque de passer à côté de nombreux incestes.

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