«Chaque enfance dure toute une vie.
Chaque enfant cassé, brisé, devient un adulte abîmé.»
David Hill, 71 ans, est un de ces adultes.
Historien reconnu, très impliqué dans la vie publique australienne, il témoigne ce lundi dans une enquête sans précédent au Royaume-Uni – et peut-être dans le monde – sur des abus sexuels commis sur des enfants.
Il est l’un des premiers témoins appelés à s’exprimer dans le cadre de l’Independent Inquiry Into Child Sexual Abuse (IICSA), une gigantesque enquête indépendante sur des abus sexuels commis sur des enfants britanniques.
Elle est la conséquence directe du scandale du pédophile Jimmy Savile, cet animateur de télévision célèbre et abuseur en série de centaines d’enfants sur une période de plus de quarante ans.
Les faits avaient été révélés après sa mort, en 2011.
Des centaines de victimes avaient témoigné.
L’enquête, qui ne tient pas lieu de tribunal mais permet d’établir, en public, un maximum de faits, devrait durer cinq ans et aborder des affaires d’abus sexuels qui se seraient déroulés notamment dans des écoles, des hôpitaux, des orphelinats, des institutions religieuses ou militaires, ainsi que des possibles tentatives de dissimulation par les autorités.
«Peupler l’empire»
Le premier volet sera examiné pendant les deux prochaines semaines et concerne l’Australie.
Entre 1946 et 1974, le Royaume-Uni a envoyé entre 7 000 et 10 000 enfants isolés vers l’Australie.
Il s’agit là de la dernière vague d’un pan de l’histoire coloniale et post-coloniale britannique souvent négligé.
Et sur une période de trois cent cinquante ans, jusqu’en 1974, environ 350 000 enfants britanniques ont été exilés vers le Canada, la Nouvelle-Zélande, la Rhodésie du Sud (aujourd’hui le Zimbabwe) ou l’Australie.
«Il s’agissait d’un programme supposé peupler l’empire avec un bon stock de Britanniques blancs,
a expliqué à l’audience Imran Khan, un des avocats des victimes.
Il a mené à l’abus physique, émotionnel et sexuel d’un nombre incalculable d’enfants, à des milliers de kilomètres de leurs familles.»
Ces enfants ont été envoyés dans des institutions souvent isolées, gérées par des ordres religieux, et se sont retrouvés contraints à des travaux forcés, battus, violés.
«Le fait que les témoignages soient tellement similaires en ce qui concerne les abus ne peut signifier qu’une chose :
il s’agissait d’un problème systématique et institutionnel», a ajouté l’avocat.
Ces enfants étaient recrutés par des institutions religieuses, catholiques ou anglicanes, ou des organisations caritatives comme Barnardo’s ou The Fairbridge Society, avec comme objectif officiel de leur offrir une vie meilleure.
Mais, une fois débarqués du paquebot en provenance du Royaume-Uni, ils ont été lâchés dans la nature, sans aucun contrôle des autorités, à la merci des prédateurs.
«60% des enfants exilés abusés»
Ces enfants n’étaient pas tous orphelins : certains étaient issus de familles monoparentales, beaucoup de familles très pauvres.
Des enfants ont été exilés sans même le consentement formel des parents, et laissés dans l’illusion qu’ils étaient orphelins.
Et beaucoup ont été l’objet d’une «dépravation inacceptable» et d’«abus sexuels systématiques», a souligné une autre avocate, Henrietta Hill.
Il reste aujourd’hui 2 000 survivants de ces enfants exilés en Australie.
David Hill avait 12 ans lorsqu’en 1959, avec ses deux frères, il a été envoyé en Australie, à la Fairbridge Farm School, dans la campagne à l’ouest de l’Australie.
Devenu adulte, il a décidé de témoigner, a longuement enquêté sur ces enfants, a même écrit un livre, The Forgotten Children («les enfants oubliés»).
En se fondant sur les centaines de témoignages recueillis, il estime qu’environ «60% des enfants exilés ont été sexuellement abusés».
«Mes recherches suggèrent que ces enfants ne se remettent jamais.
Ils sont condamnés, à la perpétuité, à un manque de confiance en eux,
à la culpabilité, la honte, la peur, le traumatisme », a-t-il affirmé.
Source: Libération