
Paris – Yonne – Pologne | Père Plater a fait vivre un calvaire à ses multiples victimes
- La Prison avec sursis... C'est quoi ?
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- 15/10/2025
- 22:40
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Il fait nuit noire dans le dortoir du petit séminaire polonais de la rue des Irlandais, à Paris (Ve). Dans l’ombre, les enfants qui ne dorment pas encore aperçoivent une silhouette bien connue qui pousse leur porte, s’engouffre dans la pièce en silence.
C’est Eugène Plater, curé et éducateur star en charge de la cinquantaine d’élèves de cette école catholique, issus de la diaspora.
« Des mains grandes comme des pizzas et des doigts de boucher »,
se souvient un pensionnaire.
De lit en lit, il soulève la couverture des petits pour, dit-il, « vérifier s’ils ont mouillé leur drap ». En réalité, le prêtre leur touche le sexe. Aucun ne moufte. Tous étouffent leurs sanglots, pétrifiés. Une nuit ordinaire derrière ces murs austères, au cœur du quartier Latin.
Des années 1960 jusqu’à la fermeture de l’établissement en 1988, des dizaines de garçons ont vécu un calvaire quotidien sous l’autorité de ce prêtre, 90 ans aujourd’hui, retraité à Saint-Valérien (Yonne).
Début juillet, treize dossiers de victimes présumées ont été déposés à l’Inirr, l’instance de réparation des abus dans l’Église.
Premières agressions dans les années 1960
Aujourd’hui, le petit séminaire polonais est devenu un centre culturel irlandais. Nous y sommes revenus avec des victimes.
« Cela a un peu changé », observe Adam, 72 ans, élève entre 1966 et 1969. Il reconnaît les fenêtres des dortoirs, le réfectoire, le bureau du directeur prêtre. Et « l’aile de Plater », au même étage que celui occupé par des enfants.
Dans un coin, la chapelle. « Oh, cette odeur d’encens », souffle Piotr (le prénom a été changé), en franchissant la porte. Lui y a été scolarisé de 1981 à 1988. Il ne finit pas sa phrase. Il grimace, se tend, tourne les talons.
Les premières agressions remontent aux années 1960.
« J’ai été molesté par ce prêtre en qui j’avais mis toute ma confiance de garçonnet timide, se souvient Adam. Tout se déroulait derrière un rideau, dans sa chambre-bureau. Il me donnait un verre d’eau et me déshabillait entièrement. »
« Il a pris une ceinture en cuir, m’a fouetté, jusqu’au sang »
Lointain parent du prêtre, le petit Adam était contraint de l’accompagner durant les week-ends et les vacances.
« Quand il venait dans ma chambre, je sentais qu’il me faisait des choses. Certaines nuits, j’arrivais à le chasser. Souvent, je constatais sur mon corps qu’il m’était arrivé quelque chose. »
Au petit séminaire, Eugène Plater utilisait une pièce surnommée « salka chorych » (chambre de malade, en polonais) où il isolait les élèves souffrants.
« Il n’utilisait pas de thermomètre, mais ses doigts », témoigne une victime.
« Il n’était pas qualifié, mais se portait volontaire pour ces examens pour des raisons que nous connaissons tous »,
dit une autre. En réalité, de la torture et des viols.
Ulf s’en souvient très bien. Il avait 10 ans.
« J’avais des cicatrices sur le ventre. Il les utilisait comme prétexte pour m’examiner. Un jour, il m’a assis sur ses genoux, fesses nues vers lui. Il a pris une ceinture en cuir, m’a fouetté, jusqu’au sang. »
Le garçonnet crie, en allemand : « Pourquoi ? » Le curé s’arrête, lui caresse la tête.
« Puis il m’a mis à quatre pattes sur son lit pour me violer avec ses doigts, retrace Ulf, tremblant. Il m’a demandé de ne pas me retourner et s’est masturbé tout en continuant. »
Aux autres, sous prétexte de soigner des maux d’estomac, il leur introduisait des « bouchons verts en forme de suppositoires ».
Selon les élèves, le prêtre leur proposait parfois de boire une bouteille d’Orangina dans laquelle ils le soupçonnent d’avoir glissé une drogue.
Le silence a été la plus lourde des chaînes.
« Chacun de nous pensait être le seul abusé, explique Rob. Nous étions conditionnés à ne rien dire, dès le premier jour. »
Un jour pourtant, le frère d’Adam le trouve en détresse dans la salle de bains, souillé par le prêtre. Il en parle à leur mère et un ecclésiastique venu de Pologne mène son enquête, interrogeant plusieurs élèves.
« Mais rien n’a changé, les abus ont continué. En guise de punition, il m’a fait faire la messe tous les matins très tôt, seul avec lui ! »
Un silence de quarante ans
Alors aujourd’hui, tous posent la même question : l’Église était-elle au courant ?
Au début des années 1980, Plater est écarté des plus jeunes du séminaire. « Cela prouve que la direction savait et qu’ils essayaient de limiter la casse », estime Adam.
«Plater a disparu, sans explication », se remémore Piotr. En vérité, le curé est muté dans l’Yonne.
Derrière le masque du respectable éducateur se cachait aussi un homme à l’entregent immense. Parmi ses connexions : Karol Wojtyla, un autre Polonais, devenu Jean-Paul II.
Une amitié dont subsistent des photos d’une visite du Saint-Père, rue des Irlandais, tout sourire, au milieu des élèves, avec Eugène Plater.
Dans les années 1980, l’homme coordonna l’aide humanitaire à la Pologne ― alors sous loi martiale ― gérant plus de 360 comités à travers la France, qui acheminèrent nourriture et médicaments vers son pays.
De quoi en faire un héros, « généreux » et « engagé », comme le décrivait il y a peu la presse régionale dans l’Yonne. Une aura qui a participé à lui forger un bouclier contre toute mise en cause.
« Il avait la réputation de se sentir au-dessus des autres, et beaucoup de contacts étrangers très influents dans l’Église », se souvient Janusz Osowiecki, directeur du petit séminaire de 1982 à 1988, qui dit n’avoir « jamais su ».
Contacté, le recteur de la mission catholique polonaise de France, Bogdan Brzys assure qu’Eugène Plater n’a jamais été sous leur responsabilité et jure tomber des nues.
« Inimaginable pour moi. C’est une figure de l’église polonaise et j’ai été dévasté, parce que je l’appréciais vraiment, confie-t-il. Je n’arrive pas à comprendre qu’il ait accepté autant de distinctions en sachant parfaitement ce qu’il avait fait… »
Il avoue lors d’une confrontation en 2011
En 2011, plusieurs victimes décident de confronter le prêtre lors d’une conférence d’anciens élèves, à Sens (Yonne).
Surprise : devant eux, il avoue.
« Je vis avec des remords quotidiens. Les accusations portées contre moi sont justes. Je les reconnais. J’ai commis des crimes. Je reconnais ma culpabilité »,
peut-on l’entendre dire en polonais, dans un enregistrement que nous avons écouté.
Il admet même les lourdes conséquences de ses actes :
« Ces crimes ont causé beaucoup de souffrances et j’ai appris récemment que Louis (le prénom a été changé) avait mis fin à ses jours, au moins en partie de ma faute. »
Dans le même souffle, il se dédouane :
« Je suis à Saint-Valérien (Yonne) depuis vingt-cinq ans. J’ai eu un contact constant avec des enfants, avec qui je partais en excursion. Rien de tel ne s’est reproduit ! »
Il prétend même qu’un spécialiste l’aurait disculpé :
« J’ai consulté un psychologue. Je lui ai tout raconté. Il m’a dit que je n’étais pas pédophile, mais que c’étaient des accidents. »
Le prêtre assure en avoir référé à « son évêque », pour que celui-ci contacte le procureur, et envoie des lettres d’excuses aux victimes. Celles-ci n’ont jamais rien reçu.
« Il était recommandé par les évêques de Pologne »
Contacté, Eugène Plater assure avoir fait des aveux auprès de Monseigneur Yves Patenôtre, évêque de Sens-Auxerre en 2011. Mais ce dernier nie. « Non », répond-il, sans détail.
Le diocèse affirme que « rien n’est mentionné » dans ses archives. Le prêtre évoque également une lettre envoyée à l’épiscopat polonais, ainsi qu’au nonce apostolique en Pologne, l’ambassadeur du pape. Le Vatican n’a pas répondu à notre demande de confirmation.
Hervé Giraud, évêque de Sens-Auxerre entre 2015 et 2024, a bien connu Eugène Plater ― « sans rien savoir de son passé ». « Un homme obscur », rembobine-t-il.
À l’aune de nos révélations, le prélat se souvient d’un sombre épisode.
« Quand j’avais décidé d’écarter l’abbé Tribut (un prêtre condamné pour des agressions sexuelles en 2023), le père Plater m’avait écrit, de manière très véhémente, que je devais faire acte de miséricorde, car ce collègue avait aussi accompli de bonnes actions »,
se souvient Hervé Giraud. En clair : un prédateur présumé en protégeait un autre, pourtant condamné.
De son côté, Pascal Wintzer, l’actuel évêque de Sens, dit avoir découvert l’affaire en juillet, quand l’Inirr l’a contacté.
« Il était recommandé par les évêques de Pologne, nous n’avions pas de raison d’avoir des doutes »,
se souvient-il. Et d’assurer « apporter sa collaboration pleine et entière à l’Inirr dans la démarche de recueil d’informations », indiquant que « lorsque cette étape (…) sera achevée », il pourra « saisir l’instance canonique qui dira le droit et ce qui doit être fait par l’évêque ». « Si les faits sont établis », ajoute-t-il.
Qu’en dit l’Inirr ?
« Nous sommes en train de collecter un maximum d’informations pour voir si l’on peut mettre en cause l’Église de France »,
explique Marie Derain, la présidente, qui indique avoir un « a priori de vraisemblance » sur ces faits. Bémol : s’il advient que Plater dépend de la Pologne, « l’Inirr ne serait pas compétente ».
En attendant, les victimes ont soif de justice. Quitte à la réclamer droit dans les yeux de leur agresseur. Début août, Ulf et son frère Kaijo se sont donc rendus à Saint-Valérien, où le prêtre coule une retraite paisible.
La scène est filmée. Là encore, le religieux confesse sans détour ce qu’il leur a fait subir. Puis passe à des futilités, comme si de rien n’était.
« Je n’ai pas eu la force de poursuivre la conversation. Je ne supportais même pas de respirer le même air que lui »,
confie Ulf.
Au sortir de son domicile, son frère avoue s’être passé trois fois les mains au gel hydroalcoolique.
Les chances de condamnations semblent minces
Judiciairement, que peuvent espérer les victimes ? D’un point de vue pénal, les chances de condamnations semblent minces, vu l’ancienneté des faits.
« Mais la loi change souvent, et, au cas par cas, la Cour de cassation peut différer la prescription », remarque Maître Catherine Fabre, avocate spécialiste du sujet.
En saisissant la justice, les victimes espèrent aussi faire retirer les distinctions dont jouit leur bourreau depuis ses actions humanitaires pour la Pologne.
La semaine prochaine, elles doivent rencontrer le procureur à Varsovie, déjà en possession de leurs plaintes.
« Elles sont en cours de déposition chez le procureur à Paris », indique Adam.
Dans tous les cas, « porter plainte n’est pas vain », insiste l’avocate :
« Cela peut déclencher une garde à vue de l’agresseur présumé, encourager d’autres plaintes, et même si l’on conclut à la prescription, la justice produira un document disant que, si les faits sont anciens, il s’est passé quelque chose. »
D’autant qu’il existe peut-être des victimes plus récentes.
En effet, dans l’Yonne, Eugène Plater a travaillé auprès de mères célibataires immigrées d’Afrique avec leurs enfants. « Il a pu s’en prendre à eux, il n’y a pas plus vulnérables », craignent les anciens du séminaire.
Une plainte non prescrite
Par ailleurs, le 20 août, Maéva (le prénom a été changé), petite-nièce du religieux, a porté plainte contre lui.
Aujourd’hui âgée de 36 ans, elle accuse « Nika » ― son surnom dans le cercle familial ― de l’avoir agressée sexuellement entre 1998 et 1999, alors qu’elle n’avait pas 10 ans. Les faits se seraient déroulés lors des vacances d’été, dans la maison de ses grands-parents, où le curé avait l’habitude de passer.
« Un jour, alors qu’il devait quitter la maison tôt le matin, il est rentré dans la chambre où je dormais avec mon petit frère. J’étais réveillée mais je n’ai pas bougé. Il s’est approché de moi et a commencé alors à me caresser les fesses. Sa main a glissé vers l’entrée de mon sexe »,
retrace-t-elle. C’est l’assistante du prêtre, venue le chercher, qui a mis fin à l’agression.
La fillette se confie à ses parents, qui refuseront de revoir Eugène Plater. Lui s’est fendu d’une lettre, dans laquelle il réclame « le pardon de Dieu ».
« J’ai mis cette histoire sous le tapis, puis ça a ressurgi quand ma fille est née en 2018. J’ai appris que les faits n’étaient peut-être pas prescrits et que ma plainte pourrait permettre d’ouvrir les dossiers d’autres victimes, raconte Maéva. Je ne veux pas que cet homme meure auréolé de sa sainteté… alors que c’est un vieux porc ! »
« C’est la nature humaine, on a des faiblesses… »
Au téléphone, Eugène Plater reconnaît encore. Mais minimise, met en avant son âge pour qu’on le laisse tranquille.
« Il y a eu des choses qu’on me reproche et que je me reproche à moi-même, mais je ne suis pas un salopard, estime-t-il. C’est la nature humaine, on a des faiblesses… »
En attendant que la justice ― y compris canonique ― se penche sur son cas, il loge dans un presbytère de l’Yonne. Il n’est plus le curé principal, mais célébrait des messes il y a encore quelques mois. Là-bas, tout le monde connaît « Plater ».
Pourra-t-il y rester ? « Les diocèses sont tenus de fournir à chaque prêtre un logement et de quoi vivre », se justifie-t-on à Sens. Une petite maison que le père Eugène Plater avait, au moment de sa retraite, expressément demandé « à garder », racontait-il en 2014 à L’Yonne Républicaine. Pourquoi ? « Pour continuer à y recevoir mes enfants africains. » …..
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