Pourquoi l’imprescriptibilité est une absolue nécessité en matière de viol sur mineur

En s’attaquant à un enfant, le violeur profite de sa vulnérabilité, abuse de sa confiance, use de stratégies de manipulation qui assurent son emprise sur un psychisme immature.

Serghei Turcanu via Getty Images

Source : Huffington Post

Léa, violée à six ans par un ami de la famille, n’a jamais pu parler. Soixante ans après les faits, il y a prescription.

Le viol est un crime contre l’humain.

Véritable entreprise de déstructuration, il nie la victime, la réduit à un objet de jouissance inanimé.

Cet abus de pouvoir par l’appropriation forcée du corps de l’autre, viole du même coup les lois élémentaires qui régissent les sociétés humaines.

Comme tout crime, me dira-t-on… Non, car dans le cas d’un viol sur mineur, c’est un tabou fondamental qui est foulé aux pieds.

En s’attaquant à un enfant, le violeur profite de sa vulnérabilité, abuse de sa confiance, use de stratégies de manipulation qui assurent son emprise sur un psychisme immature.

Pourquoi une société moderne fondée sur des valeurs humanistes et protectrices, lutte-t-elle si mal contre les violences sexuelles envers les enfants?

C’est simple: parce que ces violences-là ne sont pas tout à fait des violences comme les autres.

L’absence d’empathie et de solidarité prend le dessus sur le réflexe protecteur; la société a tendance à récuser une parole jugée gênante, sinon indécente.

Rongées par un injuste sentiment de culpabilité, les victimes elles-mêmes s’emploient la plupart du temps à enterrer l’événement.

Elles espèrent sceller sous la lourde chape de l’oubli, en même temps que leurs souvenirs, la souillure et sa conséquence: un insurmontable mal-être.

Il existe une “culture du viol” sous-jacente, que l’on pourrait définir comme un refus de conceptualiser les violences sexuelles, d’en reconnaître la réalité, les conséquences, d’entendre celles-ci lorsqu’elles sont révélées.

Entendons-nous bien: cette attitude n’est pas seulement celle du violeur, mais de tout notre système.

En amont, on dénonce avec force et indignation; en aval, confrontés aux faits, on élude, on doute, on classe sans suite, bref, on pratique une forme de complicité passive.

Par lâcheté collective, angoisse devant l’impensable, volonté de minorer un problème qui dérange, ou parce que les autorités et les médias subissent à leur insu l’influence du discours de l’agresseur – dominant par nature…

La fréquente méconnaissance des mécanismes psychotraumatiques par les différents intervenants – forces de l’ordre, magistrats instructeurs, juges d’assises, avocats, médias et simples observateurs – achève de réduire les victimes au silence.

Un silence qui, au fond, arrange bien une société redoutant d’être confrontée à ses failles, à ses démons.

Des victimes abandonnées à leur sort: il s’agit là d’un processus qui ajoute de la violence à la violence, au bénéfice de l’agresseur campé dans le déni, lui conférant ainsi une impunité au sein d’un système resté patriarcal, donc passablement indulgent envers les agressions sexuelles – à moins que leur caractère criminel ne soit prouvé en bonne et due forme.

Tout un magma de présupposés malsains conduit insidieusement à une banalisation des violences sexuelles.

Plus encore que la dénégation (“Elle ment, il ne s’est rien passé”), la posture défensive la plus fréquente chez les violeurs reste “Elle était consentante”.

Cette formule sous-entend l’inadmissible aphorisme “Qui ne dit mot consent” suggérant que ne pas résister, c’est accepter; qu’en pareil cas, il n’y aurait pas de “vrai viol”.

Sont ainsi éludées la capacité de l’agresseur à imposer sa domination sans violence ni menace – et à l’inverse, l’incapacité à agir d’une victime paralysée par la peur de mourir: en état de sidération.

Peut-on réellement affirmer qu’un enfant possède l’aptitude physique et psychique au consentement qu’on se plaît à lui prêter?

Au-delà des considérations sur le comportement de la victime, imagine-t-on un violeur stoppé en plein élan par des protestations, et qui libérerait sa proie en s’excusant, tout penaud:

“Oh, désolé, je croyais que t’étais d’accord…”?

Les bonnes âmes qui invoquent à décharge une virilité impulsive, devraient s’interroger sur ce point – et réaliser qu’un prédateur sexuel sur le point de conclure est à peu près aussi facile à arrêter avec des “Non, je ne veux pas” qu’un missile verrouillé sur sa cible.

Autre aspect mis en avant, la question du temps de réaction:

“Pourquoi a-t-elle attendu pour parler?”…

Sous-entendu: une “vraie” victime laisserait-elle passer dix, vingt, trente ans … avant de dénoncer un viol?

Eh bien oui; de même que certaines ne parviendront jamais à s’y résoudre.

À un contexte très défavorable à la dénonciation, il faut ajouter la difficulté d’une procédure de dépôt de plainte, pour une victime profondément bouleversée.

Il est exigé qu’elle rapporte les “faits supposés” en respectant leur chronologie et sans rien omettre ni oublier: c’est la moindre des choses en matière pénale, au regard de ce qu’encourt l’accusé.

Il s’ensuit assez souvent un discours confus, entaché d’errements, de trous de mémoire, voire de divagations.

Le cerveau n’aime pas qu’on le conduise sur les sentiers d’un souvenir traumatique; pour éviter la reviviscence du trauma, il cherche à se dérober, emprunte des chemins de traverse.

Et la confrontation avec l’agresseur au tribunal est une épreuve si douloureuse, si violente en soi, que beaucoup de victimes ne peuvent se résoudre à l’envisager.

Si certaines réussissent à déposer plainte et trouvent le courage de se porter partie civile lors du procès en assises, d’autres en sont empêchées par la prescription.

L’agresseur peut se prévaloir du “droit à l’oubli”, tandis que la victime, elle, n’oubliera jamais…

En dehors de l’absence matérielle de preuves, l’un des arguments les plus fréquents contre l’abolition de la prescription pour les victimes d’agressions sexuelles est le caractère exceptionnel de l’imprescriptibilité, réservée aux seuls “crimes contre l’humanité”.

Le viol n’en fait hélas, pas partie – malgré son caractère spécifique: il s’agit en effet d’un crime auquel on survit, en restant profondément marqué; les conséquences à long terme sur la victime elle-même, mais aussi sur ses propres enfants, peuvent être dévastatrices.

C’est en ce sens que la possibilité de parler, d’obtenir justice et apaisement, même très longtemps après les faits, devrait être regardée comme une nécessité vitale pour la société toute entière.

Source : Huffington Post

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