Je suis une “enfant de la Creuse”. Exilée malgré moi, je connais enfin mes origines

De 1963 à 1982, plus de 2000 enfants nés à La Réunion ont été déplacés vers la métropole pour repeupler les départements touchés par l’exode rural. Sylvie Arcos, 49 ans, a fait partie de ces exilés de force. Adoptée à l’âge de quatre ans, elle a grandi en Bretagne. Toute sa vie, elle a cherché à en savoir plus sur ses origines et son passé. Sans succès. Avant de comprendre, en 2014, qu’elle est “une enfant de la Creuse

(FlickCC)

Je suis née à La Réunion le 11 mai 1967 au sein d’une fratrie de neuf enfants. Ma mère n’arrivait pas à subvenir à nos besoins et n’a pas eu d’autres choix que de nous placer dans des familles d’accueil. Malgré sa situation précaire, elle n’a jamais cessé de venir nous voir et de s’inquiéter pour notre bien-être.

Ainsi, mon frère Jean-Bernard et moi avons été placés chez l’un de nos oncles. Ce dernier nous battait. Un jour, les services sociaux sont venus nous récupérer. Nous avons été arrachés à notre mère du jour au lendemain et placés à la pouponnière de Saint-Denis, dirigée par des religieuses.

J’étais alors à peine âgée de deux ans. Je garde très peu de souvenirs de cette période.

À 4 ans, j’ai été envoyée avec mon frère en métropole

Les sœurs de la pouponnière de Saint-Denis étaient tenues de ne pas s’attacher à nous. De toute façon, nous devions y rester quelques jours, quelques mois tout au plus. En réalité, avec mon frère, nous y avons vécu près deux ans.

Je me souviens de nos lits à barreaux, de la grande salle dans laquelle nous dormions, des punitions. Notamment d’une particulièrement violente : on me mettait la tête sous l’eau puis on m’isolait dans une pièce entièrement plongée dans le noir. Bien plus dramatique encore, j’y ai été abusée sexuellement par des hommes qui travaillaient là-bas. Mais ça, je ne m’en suis souvenue que 20 ans plus tard.

Le 6 février 1971, alors que j’avais quatre ans, j’ai été mise dans un avion avec mon frère en direction de la métropole. Nous allions être tous les deux adoptés.

C’est à l’aéroport d’arrivée que nous avons rencontré pour la première fois nos parents adoptifs. Je me rappelle de les avoir appelés Monsieur et Madame. “Non, tu peux dire ‘maman’ et ‘papa’”, m’ont-ils répondu.

J’ai été élevée “à la dure”

Nous avons débuté notre nouvelle vie à Montauban-de-Bretagne, avant de nous installer à Lanester dans le Morbihan. Nos parents adoptifs ont toujours été sincères avec nous. Dès que nous avons eu l’âge de comprendre, ils nous ont dit que nous avions été abandonnés à la naissance et qu’ils nous avaient adoptés. Ils ignoraient totalement nos origines et ce que nous avions vécu auparavant.

Sylvie Arcos à l’âge de 12 ans. (S. A.)

J’ai toujours été une petite fille peureuse, sage, discrète, effrayée par les adultes. Mon frère et moi-même avons été élevés à la dure. Ma mère adoptive était une femme sévère, parfois brutale. Mon père adoptif, lui, a toujours été quelqu’un d’aimant jusqu’à ce qu’il tombe malade et sombre dans l’alcoolisme. J’avais 14 ans lorsqu’il m’a violée.

Perdue, je ne pouvais pas en parler à mon frère qui avait déjà quitté le foyer familial. Je suis donc restée très longtemps silencieuse sur ce passé douloureux. Mon mari ne l’a su qu’après 15 ans de mariage et je l’ai enfin dit à mes enfants en mars dernier.

J’avais ce besoin vital d’en savoir plus sur mes origines

Au fond de moi, je ne pensais qu’à La Réunion. J’avais ce besoin vital d’en savoir plus sur mes origines, de découvrir qui étaient mes parents biologiques, contrairement à mon frère qui ne souhaitait pas que nous parlions de ce sujet douloureux.

Un jour, alors que je travaillais dans un restaurant réunionnais, j’ai parlé de mon histoire au patron de l’établissement. Il avait une sœur qui travaillait à la mairie de Saint-Denis. Grâce à elle, j’ai pu découvrir le véritable nom de ma mère :  Adrienne Marie-Jeanne. Elle est morte en 1977 à l’âge de 40 ans.

En 1998, je suis allée à La Réunion. C’était la première fois que j’y retournais depuis 1971. Ça a été un choc. J’ai retrouvé la trace de certains oncles et tantes du côté de ma mère. Au fil des discussions, j’ai appris à connaître ma mère. C’était une femme travailleuse, qui aimait la vie et ses enfants, toujours à la recherche de l’amour. J’avais neuf frères et sœurs, nés de pères différents.

Face à certaines de mes questions, mes oncles et tantes restaient muets. Ils refusaient de me dire ce qui nous était arrivé et pourquoi nous avions été abandonnés.

Quant à mon père ? Personne ne semblait savoir qui il était.

Des voyages à La Réunion très éprouvants

Toutes ces informations, je les ai glanées au cours de mes divers allers-retours. Il y en a eu une dizaine depuis 1998.

À chaque fois que je retournais à La Réunion, je rencontrais une nouvelle sœur, un nouveau membre de ma famille. C’était très éprouvant, mais je ressentais le besoin d’aller au bout de ma quête. Mon frère, lui, a toujours été très hermétique à mes recherches. C’est resté un sujet tabou entre nous pendant très longtemps.

En 2009, un peu par hasard, j’ai rencontré l’un de mes demi-frères paternels. C’est lui qui m’a parlé de mon père et m’a dit qu’il était mort en 1988. Il avait passé toute sa vie à tenter de nous retrouver.

C’était un véritable trafic d’êtres humains

En 2014, je suis tombée sur un documentaire intitulé “Une enfance en exil” sur France O. Il était question des “enfants de la Creuse“, ces milliers d’enfants réunionnais (orphelins ou non) envoyés de force vers des secteurs métropolitains touchés par l’exode rural. Dès les premières minutes, j’ai compris que cette histoire était la mienne. Certes, je n’ai pas grandi dans la Creuse, mais il faut savoir que ces enfants, dont j’ai fait partie, ont été “dispatchés” dans 64 départements différents. C’était un véritable trafic d’êtres humains.

En 2015, j’ai eu accès à mon dossier de la Ddass grâce à Jean-Philippe Jean-Marie, président de l’association Rasinn Anler, qui m’a accompagné au conseil général de La Réunion. J’ai alors découvert que le dossier était incomplet, parfois falsifiés et que certains documents n’avaient pas été signés. Le plus important étant l’absence de papier stipulant que ma mère nous avait abandonnés. Sans ce document, mon frère et moi n’aurions jamais dû être “adoptables”. Et pourtant, c’est bien ce qui s’est produit.

Mes inquiétudes m’ont été confirmées par les autorités françaises : j’étais bien une “enfant de la Creuse”.

Après 18 ans de recherches, j’avais enfin la réponse à toutes mes interrogations. Je n’étais ni folle, ni seule. Je comprenais pourquoi certaines personnes m’avaient menti et je pouvais enfin mettre un nom sur cette colère qui m’habitait depuis si longtemps.

Je suis apaisée, mais je garde cette cicatrice à vie

J’ai rejoint l’association Rasinn Anler pour aider d’autres personnes qui se trouvaient dans la même situation que moi. J’ai pu adhérer à cette nouvelle famille et parler de mes souffrances à cœur ouvert.

Il y a un an, une Commission d’enquête a été mise en place par le ministère de l’Outre-mer. Elle avait pour premier objectif de recenser les “enfants de la Creuse”. D’après elle, nous serions 2.150 victimes. Ce week-end, elle recueille les témoignages d’une soixantaine d’entre nous.

Nous attendons de cette commission qu’elle offre des billets d’avion à chacune des victimes pour leur permettre de retourner sur l’île dont ils sont originaires. Nous avons le droit d’aller chez nous. Nous aimerions également que notre vécu soit inscrit dans les livres d’Histoire. Par ailleurs, nous souhaiterions aussi qu’elle propose un suivi psychologique à toutes les victimes qui le souhaitent.

Aujourd’hui, ma colère a diminué. Je suis apaisée, même si je sais que ce sera difficile de tout digérer et que cette douleur restera ancrée en moi toute ma vie. Je n’éprouve peut-être plus cette honte et cette culpabilité qui me rongeaient, mais ma cicatrice ne disparaîtra jamais.

Source : leplus.nouvelobs

 

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