France | “Chavirer”, le roman renversant de Lola Lafon qui parle de pédocriminalité

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“Il est important que les victimes soient crues”
"Chavirer", de Lola Lafon, août 2020 (Actes Sud)
Ouvrage au titre sobre et accrocheur, Chavirer est une diatribe puissante contre la pédocriminalité, débat qui agite actuellement notre société suite à différents scandales, tels que les affaires Epstein ou Matzneff.

Un roman inspiré des affaires Epstein et Matzneff

Vaciller, chanceler, bousculer… Ce sont les définitions que donne le dictionnaire du verbe “chavirer”. Ce verbe qu’a choisi Lola Lafon pour titrer son ouvrage et qui reste à l’esprit tout au long du livre. Chavirer, c’est aussi plusieurs destins liés et tenacement documentés par une plume appropriée, inspirés des vies brisées de jeunes filles abusées.

  • Le premier est celui de Cléo, une enfant de 13 ans prise dans les mailles de la fondation Galatée, un réseau de prédocriminels, promettant aux petites filles mille opportunités pour réaliser leurs rêves et s’épanouir sur la scène artistique française.
  • Le second est celui de Betty. Une ambitieuse et pétulante danseuse, qui, malgré l’excellence acquise dans sa discipline ne parviendra jamais à avoir le premier rôle en raison d’une couleur de peau trop foncée. Accidentellement initiée par sa camarade de classe ignorant tout de la prédation sexuelle qui se préparait, elle sera également victime d’abus sexuels. Des violences que la danseuse refoulera toute son existence…

Un reniement également circonscrit au jeune Yonasz, ami de Cléo, voulant se débarrasser à tout prix de sa judéité dans une Europe hantée par les crimes nazis perpétrés quarante plus tôt.

De par sa forme épurée, musicale et les descriptions imagées de la France des années quatre-vingt, Lola Lafon nous tient en haleine tout au long du roman. Son leitmotiv n’est pas le pathos, ni même la volonté de documenter les scènes de viols commis sur des enfants, mais simplement une invitation à constater les fêlures d’existences brisées à la vue de parents qui consentent à ce que leurs enfants acceptent les largesses d’un.e inconnu.e sans s’interroger.

D’enseignants qui ont certainement eu écho de ces réalités, mais ne disent rien. Ou encore de camarades de classe qui, malgré leur prudence et leurs interrogations, ne sont guère formés pour alerter les autorités scolaires et associations de parents d’élèves.

Entretien avec Lola Lafon

Terriennes : D’où vous est venue l’idée d’écrire ce roman sur la prédation sexuelle ?

Lola Lafon :

Je ne me pose jamais cette question lorsque je commence l’écriture de mes romans. Ce sont des sujets, des silhouettes, ainsi que des figures qui s’imposent. Mon premier roman, Une fièvre impossible à négocier, racontait l’histoire d’un viol. Ce n’est donc pas la première fois que j’explore ces thématiques.

Pour être complètement honnête avec vous, je suis partie d’un événement difficile de ma propre adolescence pour construire ce récit. Je voulais travailler autour de la vie d’une femme et la manière dont la pédocriminalité va en bouleverser tous les aspects. C’est également un livre sur le silence. Les effets du silence sur la vie active, la vie professionnelle, la vie amoureuse… C’était donc une conjonction de beaucoup de choses.

Comment comprendre la culpabilité de Cléo et son impossibilité à se situer comme victime tout au long du récit ?

Lola Lafon :

Je crois que c’est malheureusement une situation banale dans le cas des violences sexuelles.

C’est quand même le seul crime dans lequel la victime se croit coupable.

Pour des raisons que les psys connaissent mieux que moi, il y a malheureusement une honte inhérente à ce genre de violences. Je tenais à faire de Cléo ce que j’appelle “une mauvaise victime”. C’est-à-dire qu’en réalité, elle est une victime banale dans le sens où elle est une victime qui n’est pas parfaite.

Je me méfie beaucoup de ce que certains érigent en victime parfaite et sans ambiguïtés. Je crois que toutes les histoires sont ambiguës et complexes et qu’il faut les assumer. Car ce n’est pas parce qu’elles sont ambiguës qu’elles ne sont pas victimes. Cléo a 13 ans, elle se fait manipuler de façon à devenir complice. Ce qui malheureusement fait d’elle quelqu’un qui ne peut pas parler. Elle est tenue par cette culpabilité qui fait qu’elle garde le secret.

J’avais envie de montrer plusieurs personnages qui sont invisibles alors qu’ils existent.

Plusieurs critiques de l’émission Le masque et la plume ont perçu votre ouvrage comme une description de la lutte des classes. Qu’en pensez-vous ?

C’est une thématique que je vois tout le temps. Peut-être parce que j’analyse le monde à travers ce biais-là. J’avais envie de montrer plusieurs personnages qui sont invisibles alors qu’ils existent. Prenons le cas de Cléo. Malgré qu’elle évolue au sein d’une classe sociale intermédiaire, elle ne sent pas légitime parce qu’elle n’a pas un bon français, elle n’aime pas les bons chanteurs…

Ce mépris de classe est donc un sujet qui m’obsède un peu. Surtout venant de gens qui ne soupçonnent pas qu’ils en sont coupables. Il y a plusieurs invisibles dans le livre, dont les danseuses qui font le décor et qu’on ne remarque pas. De plus, chaque personnage est tiraillé par les questions de racisme et d’antisémitisme.

Que ce soit Betty, à qui on reproche de ne pas être assez blanche dans le monde du ballet classique, même si elle est une excellente danseuse. Yonasz, lui, a intégré une sorte de honte qui fait qu’il a une culpabilité analogue à celle de Cléo. Il n’arrive pas à être juif. Donc, c’est vrai que j’ai beaucoup travaillé sur les rapports de domination.

En tant que femme de lettres, quel regard portez-vous sur les débats actuels qui agitent la scène littéraire française depuis la parution du consentement, le livre de Vanessa Springora ?

Lola Lafon :

Comme tout le monde, je suis bouleversée. Complètement chamboulée et ravie que ça passe par la littérature. Je pense qu’on assiste à un mouvement politique dans le bon sens du terme.

Enfin quelque chose se fissure d’un ordre très établit. Je suis peut-être optimiste mais j’ai l’impression qu’on ne pourra plus revenir en arrière.

J’ai une très grande émotion car je crois que le monde sera un peu moins dur pour les femmes et les jeunes filles qui savent que l’on peut discuter du consentement. Je trouve que c’est important et j’aurais bien aimé voir ça plus tôt…

Lola Lafon est née le 26 janvier 1974 dans une famille aux origines franco-russo-polonaises.

Elle est l’autrice de six ouvrages : Une fièvre impossible à négocier, De ça je me console, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, La petite communiste qui ne souriait jamais, Mercy, Mary, Patty, Chavirer, parus aux éditions Flammarion et Actes Sud.

Son dernier livre Chavirer a été récompensé par le Choix Goncourt de la Suisse, le Prix Landerneau des lecteurs et le Prix Roman des Étudiants France Culture-Télérama. Egalement musicienne, elle a signé deux albums solo : Grandir à l’envers de rien, Une vie de voleuse.

Récemment, le New York Times a publié plusieurs enquêtes sur l’entre-soi des cénacles littéraires français et les désaccords qu’entretiennent les féministes de la nouvelle génération avec leurs ainées, notamment sur la “délation”, la présomption d’innocence et le lexique “balance ton porc” utilisé par les victimes de viol, de harcèlement et d’agressions sexuelles. Comment comprendre ces fractures ?

Lola Lafon :

On reproche toujours aux femmes de parler de la mauvaise façon et au mauvais moment. Le problème n’est pas l’emploi de termes comme “balance ton porc” qui ne me choque pas, car en face, nous avons des femmes dont la vie est ravagée. Je suis ravie de voir que les jeunes féministes ne s’embarrassent pas de cette question.

Chavirer a eu le prix France culture des étudiants. J’ai donc eu plein de débats avec des gens de vingt ans et j’ai été bluffée par leur manière d’aborder le consentement et les violences sexuelles. Des perceptions très différentes de celles qu’avait ma génération, et c’est tant mieux.

La présomption d’innocence est très importante mais dans les deux sens. Il est important que les victimes soient crues. Car la présomption de culpabilité qui pèsent sur les victimes de viols existe. Le fait de parler est tellement dur pour ces personnes car ça leur coûte cher et souvent dans la famille. Et puis, ce terme “délation” est une expression que je n’emploierais pas, car c’est un mot terrible.

La littérature est un vecteur d’émancipation et d’avancée sociétale ?

Lola Lafon :

Cela dépend de la place qu’on laisse à l’imaginaire dans sa vie. J’ai l’optimisme de croire que oui, que tout ce qui fait bouger l’horizon est émancipateur, un peu parce que quand on lit un roman, qu’on voit un film ou visite une exposition, on est obligé de reconsidérer un peu certaines représentations. En tant qu’écrivaine, j’ai donc la sensation que oui, la littérature fait bouger les choses.

Chavirer, ce peut être frôler la catastrophe sans qu’il y ait naufrage…

Devrions-nous séparer l’artiste de son œuvre ?

Lola Lafon :

Je ne pense pas qu’il faille mythifier les artistes, pas plus que les gens qui ont un autre métier. L’idée qu’un artiste soit quelqu’un de bon, de formidable, et qu’il serait très décevant qu’il ne le soit pas. Je n’ai pas cette opinion-là. Peut-être parce que je sais qu’il y a certains metteurs en scène, certains écrivains, certains réalisateurs qui sont des gens ignobles et ont produits des grandes œuvres, ce n’est pas quelque chose qui m’étonne.

Ça dépend de l’œuvre, aujourd’hui. Il est très difficile de mythifier un artiste lorsque ce dernier publie et défend des choses ignobles dans son œuvre.

Je crois donc qu’il faut arrêter de mythifier les artistes, car ce sont des personnes qui peuvent être odieuses comme tout le monde.

Pourquoi “Chavirer” ?

Lola Lafon :

J’aime ce verbe car il a plusieurs sens et qu’il évoque du mouvement. Ce peut-être frôler la catastrophe sans qu’il y ait naufrage…

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