Cirque | Emergence du phénomène des violences sexuelles dans le milieu du cirque

Cirque : des acrobaties illégales

Le regroupement national des arts du cirque, En Piste, a décidé de lancer dès mardi avec Juripop une clinique « contre le harcèlement et les violences dans le milieu du cirque ».

Depuis quelques semaines déjà, les témoignages de violences sexuelles dans le monde du cirque se multiplient sur les réseaux sociaux. Au point où le regroupement national des arts du cirque, En Piste, a décidé de lancer dès mardi avec Juripop une clinique « contre le harcèlement et les violences dans le milieu du cirque ».

La Presse a parlé aux instigateurs de Victims_Voices_Circus, espace virtuel où la parole de nombreuses artistes s’est fait entendre.

Attouchements d’un ostéopathe recommandé par l’École nationale de cirque, agressions répétées d’un entraîneur, agissements déplacés d’un directeur artistique, harcèlement d’un photographe, viol d’un collègue artiste, les exemples ne manquent pas pour illustrer ce que de nombreuses artistes de cirque allèguent avoir vécu depuis plusieurs années.

Que ce soit sur le compte public Instagram Victims_Voices_Circus ou la page Facebook (privée) du groupe, on a accès depuis la mi-juillet à des récits sommaires d’évènements publiés dans l’anonymat – avec parfois la première lettre ou les initiales du présumé agresseur.

Mais pas question de se lancer dans une séance de lynchage ou de règlements de comptes. Les noms des victimes présumées autant que ceux des agresseurs allégués ne sont pas divulgués.

 

Émilie Grenon-Émiroglou insiste : « Il ne faut pas banaliser les gestes moins graves, parce qu’ils ouvrent souvent la porte à des gestes plus graves. »

 

« Le but est de libérer la parole des artistes, pour les sortir de leur isolement, leur enlever une couche de honte et de culpabilité »,

nous dit la directrice artistique et conceptrice acrobatique Émilie Grenon-Émiroglou, qui est l’une des instigatrices du mouvement sur Facebook. Elle a décidé de nous parler à visage découvert « pour que les choses changent ».

Avec les artistes de cirque Sarah Lett et Émile Pineault, ils ont décidé de se confier à La Presse.

« On veut leur donner accès à des ressources d’aide, et dans certains cas, les accompagner si elles veulent porter plainte à la police »,

nous dit Émilie Grenon-Émiroglou, qui insiste pour

« ne pas banaliser les gestes moins graves, parce qu’ils ouvrent souvent la porte à des gestes plus graves ».

À ce jour, environ 80 de ces témoignages ont été publiés sur les deux plateformes de Facebook.

Veronica est le prénom fictif d’une artiste de cirque de 25 ans.

C’est elle qui approuve les histoires qui sont publiées sur Instagram. Elle-même dit avoir été victime de harcèlement, d’inconduites et d’abus de pouvoir, en plus d’avoir été témoin de nombreuses histoires d’inconduites. Oui, le milieu du cirque est propice à tous les dérapages, dit-elle.

Elle se souvient d’un directeur de compagnie qui avait demandé à une collègue à elle de s’asseoir sur ses genoux pendant une séance de lecture de notes, devant tout le monde !

« C’est ton employeur, la fille l’a fait et personne n’a rien dit, nous raconte Veronica. Toute la communauté de cirque sait qui sont ces directeurs, mais personne ne veut parler pour ne pas trahir sa famille. »

La famille, cette prison

La famille de cirque, Émilie Grenon-Émiroglou en connaît bien les codes et les chaînes desquelles il est difficile de se défaire.

« Le cirque est un petit milieu, pour moi c’est vraiment une de mes familles. Et personne ne veut être celui qui brise la famille. On ne veut pas non plus perdre sa place dans la famille, être rejetée. Et ultimement, c’est aussi risquer de perdre des contrats, de ne plus travailler. »

Les trois artistes de cirque sont catégoriques : le phénomène n’est pas marginal. Au contraire, il est beaucoup plus répandu qu’on ne le croit, et il est particulièrement observable en milieu de travail, mais aussi dans les écoles professionnelles, et le plus souvent par des personnes en situation d’autorité.

« Le silence est tellement opaque dans ce milieu qu’il faut que certaines personnes ouvrent la discussion. Je me sens cette responsabilité-là »,

nous dit Émilie Grenon-Émiroglou, qui a entrepris sa carrière d’artiste de cirque aérienne à l’âge de 15 ans sur Quidam du Cirque du Soleil, avant de collaborer avec le Cirque Éloize (Rain), entre autres.

Émilie Grenon-Émiroglou, qui est aujourd’hui âgée de 40 ans, confie avoir subi des « agissements inappropriés », mais précise qu’elle n’a jamais été « agressée » à proprement parler. Elle explique toutefois que les histoires d’horreur qui lui ont été rapportées par certaines de ses amies lui ont dicté son comportement dans le milieu.

« J’ai toujours été hyper vigilante. »

Le cirque est un milieu de travail où on doit être fort, où on travaille dans la douleur, où on dépasse constamment ses limites mentales et physiques, on ne veut pas avoir l’air trop fragile ou trop prude, donc on accepte beaucoup de choses. Il ne faut pas oublier non plus que c’est un milieu où les artistes sont assez jeunes, donc les filles se disent : c’est comme ça que ça se passe. Elles n’osent pas dénoncer…

Émilie Grenon-Émiroglou

Plusieurs récits témoignent également d’agressions ou de gestes déplacés entre artistes.

« Quand on part en tournée, qu’on passe tout notre temps ensemble, qu’on partage une chambre, qu’on se change dans la même loge, c’est sûr qu’au bout d’un moment, il y a des zones grises », estime Émilie Grenon-Émiroglou.

Dans un témoignage lu sur le compte Instagram de Victims_Voices_Circus, une artiste raconte notamment l’histoire de son viol, la dénonciation de son agresseur, qui était un artiste de cirque (et un ami), son procès, l’acquittement du garçon (faute de preuves) et les rumeurs qu’il a colportées sur elle dans l’école qu’ils fréquentaient (en Australie). Elle raconte enfin son retrait définitif du monde du cirque.

Faire « bander » les producteurs

 

Sarah Lett avoue sans ambages avoir tourné le dos à sa famille de cirque québécoise. Diplômée de l’École de cirque de Québec en 2008, cette spécialiste de roue Cyr et de tissu de 31 ans raconte s’être rapidement trouvée dans des situations où elle ne se « sentait pas en sécurité ».

 

Photo de Sarah Lett fournie par elle même

 

« Je travaillais pour une compagnie québécoise, j’avais accepté un contrat à l’étranger, et un jour, une personne en situation de pouvoir m’a dit quand on était seuls :

‟Tu sais, il y a d’autres femmes qui ont beaucoup de contrats quand certains producteurs sont bandés sur elles… » Je n’ai pas très bien compris où il voulait en venir, mais je n’ai pas voulu en savoir plus, j’ai dû prendre un air bête. Je me suis tenue à distance, mais je me suis sentie inadéquate pour travailler dans ce milieu. Je me suis dit que j’étais trop sensible… »

Sarah Lett avait 21 ans. Elle est partie en Suisse, où elle dit ne plus s’être retrouvée dans ce genre de situation pendant quelque temps. Depuis quatre ans, elle travaille en Suède, où elle vit avec son copain.

Elle a appuyé le mouvement #metoo là-bas, et n’a pas hésité à s’engager dans le mouvement Victims_Voices_Circus quand on le lui a demandé. Les histoires qu’elle entend depuis un mois lui font « mal ».

La moitié de mes amies de cirque, tous pays confondus, ont déjà été violées.

 Sarah Lett

Des alliés masculins

 

Émile Pineault, lui, a mis le pied à l’étrier d’abord et avant tout « pour que les hommes deviennent des alliés ».

PHOTO | Marco Campanozzi laPresse

 

Émile Pineault estime que les artistes de cirque masculins doivent être des alliés des femmes victimes de violence et de harcèlement.

« Les hommes doivent prendre conscience de la situation, ils doivent mieux saisir ce que c’est, du harcèlement et de la violence sexuels, pour ne pas agir de la mauvaise façon, pour qu’il y ait une meilleure culture du consentement, nous dit-il.

Il y a vraiment un travail d’éducation à faire »,

croit-il. Et même si ce sont majoritairement des femmes qui sont victimes de violence, il y a aussi des hommes, souvent issus de la communauté LGBTQ, nous dit Émile Pineault, qui veut être « là pour eux » également.

Le regroupement national des arts du cirque, En Piste, est conscient de la situation. Il a mis sur pied avec Juripop une clinique « contre le harcèlement et les violences dans le milieu du cirque » qui ouvrira ses portes dès mardi.

Le but de ces cliniques offertes gratuitement : soutenir les artistes de cirque dans leurs démarches pour obtenir de l’aide ou pour porter plainte. Le 3 septembre, une clinique sera offerte aux compagnies.

La directrice générale d’En Piste, Christine Bouchard, dit avoir été troublée par les témoignages qu’elle a lus sur le compte Instagram de Victims_Voices_Circus.

« Quand on a vu ça, on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose pour aider les artistes de cirque, les accompagner, les outiller, donc on travaille avec L’Aparté, de la clinique Juripop, pour aider les artistes, mais aussi les compagnies de cirque, qui doivent gérer des situations difficiles. »

La proximité et les contacts très physiques que les élèves et les artistes ont avec leurs partenaires, leurs entraîneurs ou leurs directeurs les rendent particulièrement vulnérables.

Une artiste parle sur Victims_Voices_Circus des avances faites par le directeur d’un festival responsable de son gréage (l’installation des équipements suspendus au plafond) et donc de sa sécurité. On imagine bien également les liens qui unissent les artistes avec leurs entraîneurs, qui doivent souvent intervenir physiquement auprès de leurs élèves durant leurs étirements ou leurs entraînements.

« D’où l’importance d’avoir des balises, croit Émilie Grenon-Émiroglou. Il y a un rapport de proximité qui rend les choses ambiguës. »

Plusieurs artistes dénoncent le fait que les entraîneurs des écoles professionnelles se retrouvent dans les mêmes partys que les élèves, par exemple.

« Non seulement ça, nous dit Veronica, mais à mon party d’épreuve synthèse, on était dans un appartement, et je me rappelle avoir vu arriver un directeur de compagnie ! Là tu te dis : qu’est-ce qu’il fait là ? Et qu’est-ce qu’il fait là aussi tard dans la soirée ? C’est quand même un de nos employeurs potentiels, et nous, on veut tous des jobs… C’est pas normal. »

L’ENC refuse de commenter

L’École nationale de cirque (ENC) de Montréal, qui est citée dans certaines histoires rendues publiques par des artistes sur Victims_Voices_Circus, a refusé nos demandes d’entrevue.

Le directeur général, Éric Langlois, n’a pas voulu répondre à nos questions « de vive voix », préférant « communiquer sa position officielle », à savoir que

« l’École nationale de cirque a à cœur la protection de ses élèves, de ses étudiants et de ses employés. Sa mission est d’offrir un milieu d’apprentissage sain et sécuritaire pour tous ».

« Tout geste d’abus ou de violence est inacceptable et n’est pas toléré dans notre établissement, ajoute-t-il, dans sa déclaration envoyée par courriel à La Presse. Nous encourageons toute personne qui aurait vécu ou ayant été témoin d’une situation inacceptable à s’exprimer et à nous contacter. »

Le directeur général indique enfin que

« l’École offrira la présence d’un ombudsman indépendant qui pourra accueillir confidentiellement et gérer les situations d’abus ou de violence pouvant survenir. »

source : lapresse

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