Bras | l’insaisissable fondateur de Coco responsable mais pas coupable…

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Messages sordides et guet-apens… Qui se cache derrière le site de tchat Coco
Isaac Steidl, ingénieur de 44 ans, a créé Coco il y a une vingtaine d'années. Le site controversé reçoit désormais 778 000 visiteurs uniques par mois. Eugénie Lavenant pour « Le Parisien »
L’ingénieur Isaac Steidl, 44 ans, demeurant dans la commune de Bras ( Var ) est l’insaisissable créateur de Coco.gg. Cité dans de nombreuses affaires de mœurs et surtout de violences, le site Coco.gg est désormais dans le collimateur des autorités. Mais son fondateur ne cesse de se dérober.

Le numéro, fixe, porte l’indicatif du sud-est de la France. Deux sonneries passent, une main décroche.

« Vous êtes bien Isaac Steidl ?

Oui, répond la voix, assez joviale.»

On se présente.

Journaliste.

Il raccroche aussitôt.

Notre conversation avec le fondateur du site de tchat en ligne Coco aura duré moins de dix secondes.

La démonstration, s’il en fallait une, est faite.

L’ingénieur de 44 ans souhaite résolument rester discret, à l’inverse de son site, réputé parmi les plus malfamés de France.

Coco.gg, qui reçoit 778 000 visiteurs uniques par mois selon Médiamétrie, est cité presque chaque semaine à la barre d’un tribunal ou dans les pages faits divers des journaux, pour des affaires de mœurs, de violence, d’escroqueries.

On s’y connecte sans inscription, pour des échanges ou des rencontres sexuelles près de chez soi.

La liste des « salons privés » disponibles donne le ton- crasseux :

« ExhibTaFemme », « jfpoursenior », « jeunes gays », « chienne2cave ».

Mais c’est sur le tchat privé, en tête à tête, que les échanges sont les plus intenses.

La mémoire des conversations n’est pas conservée.

Celle des auteurs convaincus d’infraction par la justice, si.

On y retrouve des hommes issus de tous milieux : lycéen ou retraité, carrossier, directeur de cabinet d’une mairie, patron de club de foot amateur…

« Coco, c’est une sorte de darknet accessible à tout le monde », résume Julien Aubry, avocat pénaliste à Toulouse,

Comme nombre de ses confrères, il voit « depuis des années » passer en correctionnelle des affaires de propositions sexuelles faites à des mineures via Coco, ou des guets-apens fomentés sur la plate-forme.

L’un de ces pièges s’est refermé le 15 avril sur Philippe Coopman, 22 ans, battu à mort sur le parking d’un supermarché de Grande-Synthe (Nord).

Ses bourreaux présumés ont expliqué en garde à vue lui avoir donné rendez-vous, via le tchat, en se faisant passer pour une jeune fille.

« Coco a été un maillon important du mode opératoire de crimes dans plusieurs dossiers que j’ai plaidés au cours de ces dernières années », abonde la pénaliste Caty Richard.

Sur le haut de sa pile figure le dossier dit de Mazan (Vaucluse), dans laquelle Dominique P. a soumis son épouse, droguée avec des médicaments, aux viols de dizaines d’hommes qu’il recrutait sur Coco.

Le père de famille avait créé sur le forum un « salon » de discussion dédié à sa sordide activité, au nom explicite : « À son insu ».

Plus de cinquante personnes comparaîtront en septembre devant la cour criminelle du Vaucluse dans cette affaire.

Pas l’administrateur du tchat, qui n’a pas été inquiété.

« Dans ce dossier, le site a incontestablement joué un rôle de facilitateur dans la commission des infractions », estime pourtant, l’avocate.

Pressé d’agir, notamment par les associations LGBT excédées par la multiplication des agressions à caractère homophobe ourdies sur le tchat, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé le 6 mai :

« Commettre un article 40 auprès du procureur de la République » et « engager le plus rapidement possible un certain nombre de moyens » pouvant aller jusqu’à la fermeture, si le site refusait de prendre « des dispositions pour protéger les clients ».

En coulisse, on admet que la partie « est plus compliquée » qu’il n’y paraît.

« Il y a le respect du secret des correspondances… C’est dans la partie conversationnelle du tchat que les infractions se passent, on ne peut pas s’y immiscer », soupire un conseiller ministériel, conscient que « les pouvoirs publics donnent une image d’impuissance » sur ce sujet.

« Nous y travaillons évidemment », rassure de son côté le cabinet d’Aurore Bergé, la ministre déléguée à l’Égalité femmes-hommes, qui doit tenir avec Gérald Darmanin « dans les prochaines semaines » une réunion sur le cas Coco.

Officiellement, donc, la cavalerie arrive.

Trop tard ?

Selon nos informations, Isaac Steidl a entamé depuis au moins deux ans des démarches pour délocaliser ses activités hors de France, rendant plus opaque encore le brouillard autour de sa personne et de son commerce.

En 2022, il sollicite l’aide d’une plate-forme d’aide administrative en ligne pour liquider définitivement son entreprise Zenco (ce sera effectif en avril 2023).

Coco migre dans le giron d’une nouvelle entité.

La structure, baptisée Vinci, est aujourd’hui domiciliée à Sofia, en Bulgarie.

Sur Internet, son extension .fr est remplacée par un .gg qui situe désormais le tchat dans l’île anglo-normande de Guernesey.

Plus étonnant encore : l’homme, né à Carpentras, obtient, dans la même période, de perdre la nationalité française.

La procédure, rare et méconnue, concerne quelques dizaines de personnes par an et généralement des expatriés.

« Si l’examen d’un dossier d’une personne résidant en France fait apparaître que la demande vise à soustraire l’intéressé à des sanctions ou à des obligations fiscales, ce dernier verra sa demande rejetée », précise la documentation du ministère de l’Intérieur.

L’informaticien remplit le formulaire, y ajoute justificatifs et lettre de motivation.

Et au « Journal officiel » du 5 avril 2023, un décret de la Première ministre Élisabeth Borne proclame sept personnes« libérées de leur allégeance à l’égard de la France ».

Isaac Steidl est le cinquième nom sur la liste.

Pourquoi cette démarche ? L’intéressé ne répond pas.

Sa mère, que nous avons jointe, s’agace de voir des journalistes s’intéresser à son fils :

« C’est facile, un homme qui travaille seul… Pourquoi vous n’enquêtez pas sur Elon Musk ? »

Bien moins célèbre que le fantasque entrepreneur, l’informaticien varois se montre aussi beaucoup plus secret.

Même dans son département du Var, son image se dérobe.

Bras, une petite commune entre vignes et forêts, aux façades rosées comme le vin du pays, le dénombre parmi ses électeurs.

Mais c’est un citoyen fantomatique, inconnu de la mairie comme des associations, et à l’adresse si parcellaire qu’elle reste introuvable — il faut dire que les chemins creusés depuis la départementale s’étirent loin dans le massif des Maures.

Les maisons cachées sous les chênes aux branches crochues se dérobent aux regards.

Même pêche infructueuse à Lorgues, ce village de pierres et de pavés où les touristes viennent par milliers user leurs sandales chaque été.

Le jeune Isaac a grandi ici.

« À l’école primaire, il était cool, adorable, aucun souci. C’est quelqu’un de très normal », raconte, pas très à l’aise, un ancien camarade qui dit n’avoir plus de nouvelles.

Au début des années 2000, l’étudiant choisit le monde numérique, et valide son bac + 5 dans la toute jeune école d’ingénieurs de Toulon, qui vient d’ouvrir.

Dans les archives, son dossier administratif, lisse comme le marbre, est l’un des seuls dépourvus de photo d’identité.

« On a perdu de vue complètement ce jeune homme. Il ne fait pas partie de l’association des anciens élèves », explique-t-on à l’école.

D’autres documents, puisque les voix manquent, racontent un projet d’invention de mine de stylo — il a voulu en déposer le brevet — quand il avait 23 ans.

À la même période naît Coco.

Le site rudimentaire, au fond marron clair, n’a guère changé depuis cette époque post-Minitel, où des ados plongeaient ébahis dans l’océan de liberté offert par l’espace numérique — océan dont les profondeurs s’appellent deep Web, ou darknet.

Coco puise dans cet imaginaire.

Son aspect vintage présente un autre avantage, moins sentimental :

« Il n’y a pas d’enjeu de maintenance, une structure de coût très basse. Il doit faire une marge qui approche les 90 %… »

Réfléchit un spécialiste de la cybersécurité, qui préfère ne pas voir son nom associé à celui du sulfureux forum.

Selon son analyse, le site vivrait principalement de la publicité sur la première page, et la revente des données glanées grâce aux cookies sur les visiteurs.

Une option « Premium », moyennant 5 € par mois, est aussi proposée pour accéder aux salons aux noms les plus explicites — et les plus visités.

Kuromatae, de son pseudo, un hackeur qui grenouille depuis ses 13 ans sur la Toile, a

«Toujours entendu parler de Coco, mais jamais tellement de son créateur», remarque-t-il.

En 2011, Isaac Steidl assoit son tchat sur une entreprise en bonne et due forme, Zenco.

Le capital affiché est modeste, 2 000 €.

Les actionnaires ? Son père, professeur de mathématiques de son état, sa mère, sa sœur.

Isaac semble en réalité le seul aux manettes, et ne déclare pas d’employés.

Dans un rapport sur les comptes, rédigé en 2013, le gérant fait état d’un litige avec Google, qui ne le référence plus, et du retrait des principaux annonceurs.

Les temps sont durs, y explique-t-il, tout en déclarant un chiffre d’affaires de 447 000 € pour l’année 2011.

« Il est très difficile de monnayer des espaces publicitaires sur un site autogénéré par les utilisateurs car il n’y a aucun contrôle sur le contenu, résume l’expert dans son rapport de l’époque. Cela représente un risque pour les annonceurs. »

Et de se lamenter : « Le système de tchat tend à disparaître d’Internet au profit des sites de rencontres. »

Une décennie plus tard, Coco est toujours là, et ouvre grand les portes aux prédateurs de toutes sortes.

On s’y connecte en tant que « Claire, 19 ans ».

Dix messages surgissent, en jaune :

« Tu as déjà été en cours sans soutif ? »,

« Tu aimes les hommes mûrs ? »,

« Tu veux tapiner ? ».

Christiane, 61 ans, vendeuse à la retraite et amatrice de rencontres libertines, dit y avoir trompé sa solitude, après le décès de son mari, et son déménagement dans une ville de l’Est où elle ne connaissait personne.

« Quand on est une femme, les propositions pleuvent… Et il y a de sacrés cocos, sur Coco ! »

L’un de ses hôtes d’un soir lui a volé son portable, un autre des parfums et ses quelques centaines d’euros d’économies.

« Un autre s’est mis dans une colère terrible quand je lui ai dit que je ne voulais finalement pas coucher avec lui, j’ai eu très peur », confie-t-elle.

Impossible pour Christiane de montrer aux gendarmes les photos de ses agresseurs et voleurs : les conversations et photos échangées sur la plate-forme semblent à l’image de son fondateur.

Elles disparaissent sans laisser de trace.

Cette discrétion nourrit une autre mode, sur Coco : celle des guets-apens.

Ces derniers mois, plusieurs affaires suivant le même mode opératoire ont été rendues publiques, à Montreuil, Arcachon, Châtellerault, Avignon…

Un groupe de jeunes, autoproclamés « chasseurs de pédophiles » ou ouvertement homophobes, crée un faux profil de mineure, parfois de jeune homme.

Rendez-vous est donné dans un lieu isolé.

Sur place, la proie est molestée, éventuellement dépouillée de ses billets et autres biens.

« Le pari des agresseurs est que la victime n’osera pas porter plainte »,

Constate Séverine Bouchaïb, avocate toulousaine qui a plaidé ces derniers mois dans deux affaires similaires de guet-apens, l’un orchestré dans la Ville rose par un groupe de lycéens sans histoires, l’autre à Montauban (Tarn-et-Garonne).

La victime, prise en chasse par les jeunes sur 20 km, a fini par trouver refuge… à la gendarmerie.

Non sans avoir effacé au préalable de son portable les messages trop intimes échangés avec celle qu’il pensait être âgée de 15 ans.

« Aller sur un site anonyme, c’est comme fréquenter un jardin public de nuit, c’est un lieu à forte intensité de violence »,analyse l’avocat spécialiste du Web Alain Bensoussan. Il juge « difficile » de prouver la complicité d’un site de tchat dans la commission d’infractions, « à moins de prouver qu’il ne pouvait ignorer ce qui se passait chez lui ».

« Tout de même, s’étonne le pénaliste toulousain Julien Aubry, il y a à mon sens un trouble à l’ordre public évident… »

Au parquet cyber de Paris, on explique :

À ce jour « il n’y a en l’état pas de procédure dans laquelle le site lui-même est poursuivi » bien que

« le site Coco apparaisse effectivement dans de nombreux dossiers de commission d’infractions »

Dans les autres tribunaux où s’empilent les dossiers mentionnant le tchat, « chacun est un peu dans son couloir », déplore un procureur :

« Notre priorité est d’attraper les auteurs directs des infractions. »

La responsabilité éventuelle du site est laissée de côté, et avec elle celle de son discret propriétaire.

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