Aude | 2 victimes témoignent pour que la honte change de camp

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Victimes d’un pédocriminel de leur famille, ils parlent plus de 40 ans plus tard
Illustration - D. R.
Enfants, ils ont été victimes d’agressions sexuelles perpétrées par un proche du cercle familial. Ils se sont tus pour de multiples raisons et ils en ont fait les frais, jusqu’à ce que leur parole puisse enfin se libérer. Aujourd’hui, ils se battent pour faire reconnaître leur statut de victimes

Après des années de silence, ils se battent pour faire entendre leurs voix et leurs vécus et en éviter qu’il y ait de nouvelle victimes.

Pour “que la honte change de camp”.

C’est en novembre dernier, plus de quarante ans après les faits, qu’ils se sont révélés, l’un à l’autre, les agressions sexuelles dont ils ont été victimes dans leur enfance.

Sans jamais en avoir parlé.

Sans même, pour l’une des victimes, s’en souvenir jusqu’à ce que tout, dans le moindre détail, refasse surface le jour où elle a accouché de sa fille.

Ils avaient “fait avec”, avec toute cette violence contenue et ses répercussions sur leurs vies: amnésie traumatique, peur, dépression, angoisse, honte, culpabilité…

Tentative de suicide

Frère et sœur, Florence et Patrice (1) ont grandi dans la haute vallée de l’Aude, où ils vivent encore aujourd’hui. Leur oncle aurait (2) abusé d’eux à l’occasion des vacances qu’ils passaient chez leurs grands-parents en Isère, où ils retrouvaient leur cousin Jérôme (1) .

C’est lui, en avril 2018, à 55 ans, après une vie chaotique, une tentative de suicide et plusieurs hospitalisations en milieu psychiatrique, qui a décidé de parler le premier.

En commençant par écrire une lettre à son agresseur, âgé de 82 ans aujourd’hui, dont il donne la copie à plusieurs de ses proches.

En octobre 2019, il dépose une plainte auprès du parquet de Grenoble, qui ordonne l’ouverture d’une enquête préliminaire.

C’est dans ce cadre, un an plus tard, que sa cousine et son cousin seront entendus à la gendarmerie de Quillan, où ils déposeront plainte à leur tour.

La loi n’est pas adaptée

“Ma parole a libéré d’autres paroles. Le silence intrafamilial est le cœur du sujet, je veux vivement insister sur ça”, affirme Jérôme. “Moi-même, j’ai bien essayé de le dire à mes parents quand j’avais 17 ans, mais ils n’ont pas donné suite. Mon cousin, avec qui nous avons pourtant beaucoup vécu ensemble, ne m’avait jamais rien dit, ni moi non plus de mon côté. Toute sa vie, il n’a rien dit, il n’a rien dit du tout parce qu’il n’a pas trouvé la personne pour en parler. Lui et sa sœur ne savaient pas, ils ne savaient pas ce que chacun d’eux avait subi, jusqu’à ce qu’ils échangent leurs témoignages après leur dépôt de plainte”.

Au total, l’auteur présumé des faits aurait fait quatre victimes parmi la famille. *

Et il aura fallu plus de 40 ans, depuis les années 70, pour que les langues se délient, que la terrible vérité apparaisse dans leurs dépositions respectives.

Trop tard.

“Il n’y a aucun doute sur la réalité de ce qui s’est passé. Notre agresseur est un pédocriminel qui vit une vie tranquille, en toute impunité, il est même connu dans son village. Nous, nous nous heurtons au mur de la prescription (Ndlr: 30 ans après les faits), parce que la loi n’est pas adaptée aux victimes qui parlent tardivement, alors même qu’elles ont pu souffrir d’amnésie traumatique”, regrette Jérôme.

Faire avancer les choses

Dès lors, ce dernier a entrepris d’écrire un livre et de se battre pour faire avancer les choses.

“Nous savons que notre résilience ne passera pas par une action pénale, mais nous pouvons nous attacher à promouvoir trois idées: primo, introduire l’amnésie traumatique dans la loi, que les psycho traumatismes deviennent une preuve médico-légale; deuxio, ordonner la levée du délai de prescription des crimes sexuels sur mineurs. Cela permettrait d’éviter un classement sans suite, et à de nouvelles victimes non prescrites de se faire connaître; tercio, fixer un seuil d’âge en deçà duquel un mineur ne peut être considéré comme consentant. Par exemple entre 13 et 15 ans, de sorte qu’en dessous il n’y ait pas à rechercher s’il y a eu consentement ou pas. Le mineur serait automatiquement considéré comme non-consentant à une relation sexuelle avec un majeur”.

Depuis qu’il sait, Patrice, pour qui se taire a été une façon de se protéger, se sent quelque part libéré:

“Jérôme est comme un frère pour moi, son combat c’est le mien. ça s’est passé dans notre famille et nous n’étions pas au courant entre nous… Il faut parler, ne pas se taire, faire que la honte change de camp. C’est ça qui est important pour nous maintenant: on veut que notre agresseur sache qu’on sait pour ses autres victimes, et qu’on a parlé. Quand il ira faire ses courses, il faut que les gens sachent qui il est”.

(1) Prénoms fictifs.
(2) En l’absence de condamnation, l’agresseur est présumé innocent.

“Aller vers moins de difficultés pour les victimes”

Dans un contexte marqué par l’affaire Olivier Duhamel (1), le Sénat examinera ce jeudi une proposition de loi visant à créer une nouvelle infraction de crime sexuel sur mineur, qui reposerait sur la prise en compte du jeune âge de la victime sans qu’il soit nécessaire d’établir son absence de consentement.

Si un seuil d’âge fixé à 13 ans – l’âge de la responsabilité pénale – ne fait toujours pas l’unanimité, les associations de protection de l’enfance poussent à ce que cette limite soit fixée à 15 ans, l’âge de la majorité sexuelle.

La question de la prescription sera également débattue afin d’aligner le délai de prescription des agressions ou atteintes sexuelles sur celui du viol, soit 30 ans à compter de la majorité de la victime, voire de l’allonger à 40 ans.

Nous avons demandé son avis à Me Céline Colombo, bâtonnier du barreau de Carcassonne depuis le 1er janvier 2020, sur ces notions de droit qui constituent des perspectives d’avancées législatives réelles quant à la protection des victimes d’agressions sexuelles.

Seuil de présomption de non-consentement irréfragable (2)

“C’est bien dans la mesure où l’on va vers moins de difficultés pour la victime. En revanche,  la présomption irréfragable porte, à mon sens,  préjudice aux droits de  la défense. La présomption simple reste préférable”.

Levée du délai de prescription pour les crimes sexuels sur mineurs

“Le délai de prescription,  dans l’idée du Code pénal français, c’est le droit à l’oubli, même si ça peut paraître horrible à dire. Aux États-Unis, ces faits-là sont imprescriptibles.

60 ans après on peut toujours condamner l’agresseur.

Je pense qu’il faut qu’il y ait une prescription, mais cela  évolue bien pour les droits des victimes”.

Introduction de l’amnésie traumatique dans la loi et, de manière plus générale, des preuves médico-légales pour caractériser des violences sexuelles

Ça, selon moi, c’est vraiment intéressant pour les victimes car cela va constituer un faisceau d’indices qui viendra appuyer la véracité des faits. Il faut savoir que plus on attend avant de déposer plainte, plus les preuves sont difficiles à établir. Donc oui, ça peut être déterminant”.

(1) Le politologue Olivier Duhamel est accusé de viols incestueux par sa belle-fille Camille Kouchner dans son livre «La Familia Grande».
(2) Dans le droit français, la présomption irréfragable (irréfutable) interdit au défendeur d’apporter la preuve contraire. 

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