Corse | Un mouvement porté par des jeunes filles brise le silence sur les violences sexuelles

Les filles brisent le silence

Léa, Scarlett, Océane, Lina, Anaïs, Lena et Jennifer. Ensemble, elles ont créé le collectif Zitelle in zerga, « Jeunes filles en colère ».
Ilan Deutsch / Paris Match

Venu des Etats-Unis, le hashtag #Iwas a provoqué une marée de dénonciations pour viol dans une île où tout le monde se connaît.

Au début, le silence. Un fardeau que Lena Pezzini, 18 ans, portait seule. Puis le secret est devenu un Tweet.

Aujourd’hui, le témoignage de Lena s’affiche sur 4 mètres de long dans les rues colorées de Bastia. Des lettres noires sur des feuilles A4 blanches collées sur un mur jaune pastel.

« Quand il a fini, il y avait du sang partout. Il reste debout devant moi, regarde son engin et me dit : “Tu as vu ce que tu as fait ? Je suis tout taché. Suce ! – Non.” Il essuie ses cuisses et étale mon sang sur moi… »

Des passants s’arrêtent pour lire, prendre en photo les mots choquants. Sidéré, un trentenaire murmure :

« Pas chez nous. Ce n’est pas possible. Pas en Corse. »

Il semble découvrir ce que tant d’autres savent déjà : en matière de violences sexuelles, son île ne fait pas exception.

Lena se rappelle chaque minute du viol qu’elle a subi. Il y en a eu vingt-huit, les plus longues de sa vie.

Bastia, 28 mars 2017, 10 heures du matin. Elle a 15 ans. Lui, 19 ans. C’est le petit copain d’une amie. Il l’emmène à l’écart, « pour discuter ». Elle ne se méfie pas, elle le connaît. Sur l’île, tout le monde se connaît, c’est même censé être un gage de confiance…

Lena est vierge. Elle n’imagine pas ce qui l’attend. Les vêtements couverts de sang, elle rentre chez elle brisée. Depuis, elle croise régulièrement son agresseur, impuni, dans les rues, les boîtes de nuit. Une double peine. Elle raconte :

« Quand il me voit, il se permet de me toucher les fesses et de me prendre la main. Les gens savent ce qui s’est passé, mais ils se taisent et continuent de le fréquenter. On dit de moi que je suis une menteuse et de lui qu’il a une bouille d’ange. »

C’est un hashtag venu des Etats-Unis, début juin, qui va lui redonner des forces : #Iwas

Dans les petites villes portuaires bordées de criques comme dans les villages perchés des montagnes, nul n’oserait compromettre un fils, un cousin, un ami. Par peur de subir des représailles ou de ternir sa réputation, mieux vaut garder le silence que dénoncer le pire. Cela vaut en matière de banditisme comme d’agression sexuelle.

« Il ne faut pas croire en l’honneur corse, assure un policier qui préfère rester anonyme. Ici, personne ne donnera son copain. »

S’il accepte de nous parler, c’est qu’il éprouve un certain malaise.

« Parce que dans les affaires de viol et de violences faites aux femmes, nous, les flics, sommes loin d’être blancs. »

Quand Lena va porter plainte, quelques jours après les faits, les policiers lui « rient au nez ». Dossier classé. Désemparée, Lena se sent abandonnée, à la merci des commérages, vivant dans la crainte que « ça » recommence.

C’est un hashtag venu des Etats-Unis, début juin, qui va lui redonner des forces : #Iwas (« J’avais »). Il incite les victimes à donner leur âge au moment de leur agression.

Alors que les mots-clés #MeToo et #BalanceTonPorc n’avaient pas réussi à libérer la parole corse, celui-ci fait l’effet d’une bombe. En un week-end, à Bastia, Ajaccio, Porto-Vecchio et ailleurs, plus de 800 personnes, des femmes mais aussi quelques hommes, brisent la loi du silence.

« Toute ma vie, on m’a dit que j’avais de la chance d’habiter en Corse, parce que ces choses-là n’arrivaient pas ici »,

raconte Scarlett Giorgi, 20 ans. Agressée par deux amis lorsqu’elle avait 13 ans, elle s’est tue, croyant être un cas isolé. Grande, blonde, mannequin débutant, Scarlett est aujourd’hui suivie par près de 5 000 personnes sur Instagram. Son témoignage a été un des premiers à faire écho. En quelques lignes, sur Twitter ou Facebook, l’indicible s’écrit enfin.

Alors qu’elle marche avec des centaines de personnes à Ajaccio, le 5 juillet, Océane est rattrapée par l’émotion.
© Ilan Deutsch / Paris Match

« J’avais… 9, 14, 16 ou 20 ans… »

Comme un fleuve en crue, les témoignages débordent des écrans pour venir s’inscrire à même les façades de Bastia. En France, 52 000 plaintes pour violences sexuelles ont été déposées en 2019. Parmi elles, au moins 200 en Corse, d’après un membre des forces de l’ordre. Ici, le respect des femmes ferait partie des traditions ancestrales :

« Ce n’est pas comme chez vous, sur le continent »,

explique Triss, 31 ans, membre du mouvement Collages féminicide en Corse.

« On ne se fait pas siffler dans la rue, personne ne dira rien si je me balade en petite tenue. Autant de raisons pour lesquelles les Corses ont cru que les violences sexistes et sexuelles n’existaient pas chez nous. »

Le féminicide de Julie Douib, assassinée par le père de ses deux enfants en 2019, avait déjà ébranlé l’île. Cette fois, le déferlement de témoignages postés sur Internet a fait se lever un vent de révolte. Des dizaines de femmes se sont regroupées, se sont organisées, ont échangé les noms de leurs agresseurs. Et les hommes ont senti que la digue de l’impunité était en train de lâcher. Sur son portable, Pauline, 21 ans, a reçu un message menaçant :

« J’ai vu ton “Iwas” j’espère que tu n’as quand même pas dit que je t’ai agressée ou violée hein, c’est complètement faux. »

Elle non plus, on ne l’a pas crue à l’époque des faits. Elle avait 16 ans.

« On me disait que c’était impossible, que ce garçon était un amour. »

Elle n’a pas porté plainte :

« Si on parle, on détruit toute une famille que souvent on connaît. Les gens continuent de penser que les viols sont commis par des inconnus, dans une allée sombre. C’est faux. »

En 2017, un sondage de l’Observatoire national des violences faites aux femmes révélait que la victime, dans neuf cas sur dix, connaissait son agresseur.

Sur un mur d’Ajaccio, le témoignage d’Anaïs : « Mes cris de douleurs se sont probablement entendus à l’autre bout du monde. »
© Ilan Deutsch / Paris Match

Anaïs, 22 ans, raconte :

« Ici, on n’a pas de vie privée. A partir du collège, les garçons s’amusent à créer des réputations aux filles. Le problème, c’est qu’en Corse ta réputation te suit toute ta vie. »

Victime de viol quand elle avait 20 ans, elle a, dans la foulée du mouvement #Iwas, cocréé le collectif Zitelle in zerga (Jeunes filles en colère), initiateur de la première marche féministe de Corse, le 21 juin. Un événement historique. Dans les rues de Bastia, ce jour-là, les cris de détresse de jeunes filles en larmes, hurlant leur âge au moment de leurs agressions, fendent un silence pesant. Des femmes plus âgées les acclament :

« Merci ! », « Bravo pour ce que vous faites ! »

Des mères et des grands-mères, qui saluent un courage qu’elles-mêmes n’ont peut-être pas eu en d’autres temps… Le 5 juillet, le collectif récidive, cette fois à Ajaccio. Le préfet a reçu les organisatrices et les Chemins de fer de la Corse ont affrété un train gratuit. Mêmes slogans, même colère. Tunisien arrivé en Corse il y a plus de trois décennies, Abdellah, médusé, regarde le cortège.

« Il y a encore dix ans, les femmes corses n’auraient jamais pu faire ça. Ça aurait été réglé à la carabine avant même que ça devienne viral. Je suis content pour elles. Qu’elles parlent et reprennent leur liberté ! »

Beaucoup de filles craignent aussi les réactions de leur père. Qu’il tue les agresseurs à la carabine et qu’il aille en prison
Celles qui ont osé prendre la parole l’admettent :

« Ce qui se passe en ce moment nous aide à nous reconstruire, à guérir. C’est une résurrection. »

Combien de temps l’élan de solidarité tiendra-t-il face à la peur des représailles ? Sous la pression de leurs agresseurs ou de leurs clans, beaucoup de victimes ont déjà supprimé leurs Tweet. Fin juin, à la suite de la divulgation d’une liste recensant les noms de présumés violeurs, mais dont le collectif s’est immédiatement désolidarisé, plusieurs filles ont fait l’objet de plaintes pour diffamation. Joëlle Acquaviva, avocate d’un des jeunes hommes mentionnés, explique :

« Pour approcher la vérité, il faut passer par le filtre judiciaire et ses organes. Pas par du déballage sur la place publique, qui favorise les amalgames et les erreurs. »

Scarlett fait partie des filles visées par les dépositions. Jérôme, son père, s’inquiète. Lui et sa femme ont appris son agression récemment, grâce au mouvement #Iwas. Ils redoutent désormais les conséquences de son aveu.

« Les vengeances peuvent être violentes, ici »,

confie Jérôme. Joues de bébé et eye-liner noir sur ses yeux clairs, Océane Zamboni, 17 ans, elle aussi membre de Zitelle in zerga, elle aussi victime d’agressions à partir de 14 ans, a déjà subi une tentative de dissuasion : plusieurs hommes sont venus la menacer chez ses parents. Une colleuse raconte :

« Beaucoup de filles craignent aussi les réactions de leur père. Qu’il tue les agresseurs à la carabine et qu’il aille en prison. »

Sur le bord de mer d’Ajaccio, les filles du collectif ont le regard dur et le visage fermé. Déterminées, elles n’ont plus peur de rien. Du haut de ses 18 ans, la brune Lina Marini lâche froidement :

« Après avoir été violée, rien ne peut nous arriver de pire. »

Source : parismatch

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