Caen | Enquêtes judiciaires ouvertes pour agressions sexuelles au Conservatoire

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Au conservatoire de Caen, deux profs visés par des enquêtes
Des élèves se rendant au conservatoire à rayonnement régional de Caen-la-Mer. Dans l’établissement, deux professeurs sont visés par des enquêtes judiciaires liées à leurs comportements vis-à-vis de jeunes.

Haut lieu de la musique à Caen, le conservatoire privilégie un silence plombant quand il s’agit de comportements inappropriés en interne. Il a fallu beaucoup de courage de la part d’élèves, de parents et de profs, et l’insistance de Ouest-France, pour que soient révélés que deux enseignants sont visés par des enquêtes judiciaires.

PREMIERE AFFAIRE

La première affaire qui a touché ce conservatoire à rayonnement régional concerne un professeur de danse : il a été mis en examen pour agressions sexuelles sur mineurs de plus de 15 ans, par personne ayant autorité.

Une procédure rendue possible grâce au témoignage d’une jeune femme, qui préfère ne donner que ses initiales : Z. S.

En 2009, à 17 ans, elle est élève au conservatoire caennais, alors que le chorégraphe n’y enseigne pas encore. Elle suit un stage extérieur, proposé par la compagnie de ce danseur, en octobre. Le stage se passe bien. Trois mois plus tard, le chorégraphe lui propose de passer à son bureau pour lui montrer des photos prises par un pro durant le stage.

« J’y vais, c’était derrière l’ancien palais de justice, se remémore-t-elle. Je lui reparle du comportement d’un chorégraphe que j’avais connu et que je trouvais libidineux, il acquiesce. Il me montre les photos, se place derrière moi et me masse les trapèzes. Je savais qu’il était super tactile mais ça m’étonne. Puis il commence à me masser les seins et à me mordiller le cou. Je me lève de ma chaise et je lui lance : « En fait, vous, les chorégraphes, vous êtes tous pareils ! » »

L’homme aurait alors tenté de l’amadouer, puis lui aurait proposé de s’asseoir sur lui, « avec ce rapport de domination » que la danseuse, qui vient d’avoir 18 ans, peine à contrebalancer.

« Je me dirige vers la porte, elle était fermée à clé. Il me mord à nouveau dans le cou. Je dis : « Non ! » Et je pars. »

Choquée, elle en parle à une de ses jeunes profs du conservatoire.

« Mais je ne me sens pas écoutée. »

Avec le recul, la danseuse de 32 ans aujourd’hui analyse :

« #MeToo, ça n’existait pas encore, il y avait aussi cette peur de subir un impact sur ma carrière. »

Elle tait cet épisode et son parcours artistique l’éloigne rapidement de Caen. Elle revient y vivre lors de la période du Covid.

Après les confinements, « j’ai voulu en profiter pour prendre des cours de danse. Et je découvre que ce chorégraphe est devenu prof au conservatoire de Caen. Je me dis que c’est super dangereux qu’il donne des cours à des jeunes filles. »

Elle se décidera à porter plainte en 2022, en se rendant au commissariat central de Caen. Les faits devraient tomber sous le coup de la prescription.

« Mais mon souhait était de protéger les élèves. »

But atteint, puisque l’enquête préliminaire de la brigade des mœurs a permis d’auditionner de nombreux élèves, dont certaines traumatisées par l’attitude de leur prof de danse.

Les investigations ont abouti à l’ouverture d’une information judiciaire (enquête approfondie supervisée par un juge d’instruction) visant cet enseignant, le 15 février, indique le parquet de Caen, sollicité par Ouest France. Elle porte sur des faits supposés, étalés « de début janvier 2021 à courant 2023 » et a permis de recenser huit victimes potentielles, résidant dans le Calvados, sauf une, qui demeure en région parisienne.

L’enseignant concerné a été suspendu début septembre 2023, par le conservatoire à rayonnement régional. Le sexagénaire n’a toujours pas réintégré l’établissement.

Heureusement : libre mais placé sous contrôle judiciaire, il a interdiction d’entrer en contact avec des mineurs et d’exercer l’activité professionnelle dans le cadre de laquelle les faits auraient été commis.

Si des rumeurs ont bien parcouru le conservatoire au sujet de plaintes pour des gestes inappropriés, aucune explication officielle n’a été fournie pour justifier l’absence du professeur.

Pourtant, « il était de notoriété qu’il avait des soucis de comportement avec les jeunes filles », grince une de ses anciennes collègues.

Élément plus problématique : entre avril et mai 2022, plusieurs élèves de la spécialité TMD (Techniques musiques et danse), scolarisés à la fois au lycée Malherbe et au conservatoire, avaient signalé des gestes déplacés, telles des mains aux fesses majoritairement avec des filles. Deux représentants avaient été reçus par la directrice des études chorégraphiques.

« On n’a pas eu l’impression que quelque chose avait été fait, confie l’un de ces représentants, aujourd’hui parti du conservatoire et qui souhaite rester anonyme. Au contraire, on a senti que le prof s’en prenait plus à nous parce qu’on avait parlé au nom du groupe, alors que nos noms n’auraient pas dû lui être dits. »

Cette affaire s’est rajoutée à des problèmes personnels et le lycéen a préféré stopper les cours. Mais à l’été 2022, estimant que la direction n’avait pas réagi à la mesure des faits, il a rédigé un courrier de deux pages et demie, adressé au directeur et à la Direction régionale des affaires culturelles.

« Tout ce qui tourne autour de l’attouchement, volontaire ou non, ne devrait pas être présent au sein d’un cours, écrit-il dans ce document que Ouest-France s’est procuré. Je ne parle pas d’aide au placement du corps mais de tapes sur les fesses pour se placer ou encore des mains un peu baladeuses, sans excuse ou prévention. »

Le jeune homme s’est, depuis, détourné de la danse.

Au cours de l’année 2022-2023, des professeurs avaient fait remonter ces attitudes plus qu’ambiguës et signalé le mal-être qu’elles engendraient chez certains et certaines, auprès du service de la Qualité de vie au travail de Caen-la-Mer.

« En danse contemporaine, il peut y avoir des gestes proches, des portés… décrivent des professionnels, sous couvert d’anonymat. Mais, là, il n’y avait pas de demande, pas de consentement, pour des mains au contact de la poitrine ou du pubis. »

À d’autres moments, le danseur attrapait les élèves par les cheveux sans les préparer, employait des termes misogynes :

« Fais pas ta p… »

Déstabilisés par cette attitude, deux ou trois élèves ont arrêté les cours.

« Le comportement de la direction n’a pas été exemplaire », reproche une autre enseignante.

« Ce qui me paraît aberrant, c’est que le conservatoire fait tout pour cacher cela », confie la mère d’une fillette qui étudie la danse au sein du conservatoire caennais.

Dans un courriel adressé le 8 septembre 2023 à l’ensemble du personnel, que nous avons pu consulter, le directeur, Aurélien Daumas-Richardson, ne donne pas d’informations sur les motifs de la suspension mais prévient :

« Je vous rappelle expressément à vos devoirs de discrétion professionnelle et de réserve, y compris envers les élèves et leurs familles. Tout manquement dans ce cadre sera considéré comme une faute professionnelle. »

Une direction qui se sera montrée beaucoup moins zélée quand les premiers signalements d’élèves lui sont parvenus, plus d’un an auparavant.

Cette autre maman, membre de l’Association des parents d’élèves du conservatoire, trouve :

« la position de la direction assez lâche : la mesure de suspension n’est pas une sanction. Le prof est toujours sous contrat et aucune décision n’est prise, alors que la direction a de toute évidence des éléments d’une gravité inouïe contre lui en sa possession. Les parents et les élèves du département danse sont très secoués par cette affaire. Heureusement que les autres profs de danse sont présents pour accompagner nos enfants, même si on peut ressentir qu’ils sont très secoués eux aussi. »

Comment enseignants et enseignantes vivent ils cette situation ? Pas très bien pour certains, même si peu osent se confier, ressentant les mails de la direction sur la « discrétion professionnelle » comme une menace.

Des profs confient toutefois avoir « demandé depuis un an une action de la direction pour protéger élèves et enseignants, comme une cellule d’écoute VHSS (Violences et harcèlement sexistes et sexuels), qui existe au sein de la communauté urbaine mais pas pour les usagers. Et une charte à ce sujet, car nous sommes tous conscients que ce sujet tabou commence heureusement à devenir public, après les dénonciations successives dans notre milieu. »

À ce stade de la procédure, l’enseignant mis en cause reste présumé innocent, dans l’attente de la suite des investigations. Contacté via sa messagerie personnelle, il n’a pas réagi à notre demande d’échange.

DEUXIEME AFFAIRE

« Un prof qui sort avec une mineure, c’est gênant, il y a un ascendant », estiment ces élèves, qui souhaitent rester anonymes.

Point de vue partagé par cette mère d’élève, également sous couvert d’anonymat :

« Ne pas sortir avec ses élèves, c’est la base », juge celle qui est enseignante dans le public.

Des élèves ont décidé d’arrêter le conservatoire à la suite de la réintégration de cet enseignant.

La relation entre l’adulte et l’adolescente (qui ne suivait pas son cours) s’est inscrite dans une durée de plusieurs mois, dans un consentement visiblement mutuel, et en connaissance de la famille de la jeune fille.

Pour autant, le retour du professeur, le 18 mars, après une suspension administrative de quatre mois, sans aucune explication, a provoqué du remous au conservatoire.

Une lettre ouverte, destinée au président de Caen-la-Mer et à son vice-président en charge de la culture, a circulé :

« Des élèves ont décidé d’arrêter le conservatoire à la suite de la réintégration de cet enseignant. Ce n’est pas normal ! Ce n’est pas à nous de sacrifier notre scolarité », lit-on notamment dans ce document, que Ouest-France s’est procuré.

La lettre a été signée par « une cinquantaine de personnes, élèves et membres du personnel », assurent des élèves.

Qui n’ont pas osé l’envoyer, désemparés par « l’ambiance bizarre » qui règne depuis quelques semaines dans l’établissement :

« C’est tabou. »

Le 17 novembre, jour de la suspension, le directeur Aurélien Daumas-Richardson avait personnellement insisté sur « les devoirs de discrétion professionnelle et de réserve » dans un mail adressé à tous les salariés.

Le milieu est assez fermé et les pressions importantes pour beaucoup d’élèves, qui passent des auditions ou suivent la spécialité Techniques de la musique et de la danse du lycée Malherbe, en horaires aménagés.

« Il y a beaucoup d’exigence, observe une mère d’élève. La peur de ne pas réussir des auditions est forte. »

S’exposer pour dénoncer des situations qu’on juge dangereuses est donc compliqué pour nombre de pratiquants. Sans oublier les rapports très personnels qui peuvent s’instaurer avec des enseignants artistiques, dont le travail est aussi basé sur les émotions.

Une difficulté qui illustre un manque plus global de communication au sein du conservatoire, considèrent des élèves :

« Pas de délégués, pas de directeur pédagogique depuis janvier 2024 (l’équivalent d’un CPE), un directeur trop distant ».

Le conservatoire est fréquenté par des collégiens ou des lycéens en classes à horaires aménagés, qui passent leurs journées là-bas, c’est un peu leur deuxième maison.

Même sentiment du côté des familles :

« On a eu zéro information officielle, quand le professeur d’instrument a été suspendu, regrette une mère d’élève. Juste un mail pour dire qu’il n’assurerait plus ses cours… »

Cette histoire entre une élève et son prof a pourtant fini par se savoir, chez certains parents. Même si son propre enfant n’est pas concerné, cette maman s’interroge :

« Quand des jeunes apprennent une telle situation, comment perçoivent ils ensuite les rapports entre profs et élèves ? »

À ce stade de la procédure, les deux enseignants mis en cause à Caen restent présumés innocents. Les investigations se poursuivent pour établir la vérité.

Selon la direction, le professeur d’instrument ne savait pas qu’il était visé par une enquête judiciaire. Il est possible que les services, surchargés, n’aient pas encore auditionné le mis en cause. Aspect qu’il n’a pas pu nous préciser : contacté via sa messagerie professionnelle, il n’a pas réagi à notre demande d’échange.

Caen n’est pas le seul conservatoire où la libération de la parole amène des cas suspects à émerger.

En avril 2024, un professeur de danse a été suspendu à Tours, même si la qualification des faits reste encore à établir. Des révocations voire des condamnations ont également déjà touché des professionnels des conservatoires de Rouen (en septembre 2023), de Paris (un prof de piano sanctionné en 2023) ou de Strasbourg (un prof de clarinette visé par une enquête après des relations sexuelles avec des élèves).

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