France | L’explosion de la prostitution des mineurs

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Un fléau en expansion
DOSSIER COMPLET SUR L’EXPLOSION DE LA PROSTITUTION DES MINEURS  ( publié par le journal “La Voix du Nord” dans ses éditions des 13, 14 et 15 juin 2024 ) La journaliste Sophie Filippi-Paoli ( sfilippipaoli@lavoixdunord.fr ) est l’auteure du dossier

Avant-propos de la journaliste Sophie Filippi-Paoli

Nous aurions aimé vous montrer, avec textes et photos, le travail formidable mené par l’équipe de La Boussole auprès des mineurs qui se prostituent.

L’accompagne­ment individuel dans le Dunkerquois, les trajets en ur­gence à l’ étranger, le point écoute départemental.

On aurait aimé aussi vous faire découvrir l’accueil de jour Tara qui, à Lille, accueille des mineurs qui se prostituent et ont besoin de reprendre leur souffle.

Ou le quotidien éprouvant des éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse dans le Nord et le Pas­-de­-Calais ou les ac­tions de l’association Entr’Actes à Lille.

Mais voilà, aucune de nos demandes de reportage n’a pu aboutir.

Soit à cause de refus désolés mais clairs, soit à cause de messages restés sans réponse soit à cause de re­tours flous qui restent sans suite.

Et c’ est dommage. Parce que ces adolescents qui tombent dans la prostitu­tion ont besoin d’espoir, d’interlocuteurs précis.

Parce que la réponse publique n’en est encore qu’à ses dé­buts : il n’ existe que deux structures dédiées dans le Nord et aucune dans le Pas­-de­-Calais.

Et notre rôle est aussi de le faire savoir. Cela n’a pas em­pêché le dossier d’être publié.

Car, heureusement, des parents et des jeunes se sont mobilisés avec courage pour raconter leurs souffrances et, parfois, aussi leur nouveau départ.

« Je n’ai qu’une peur, c’est qu’on me ramène ma fille dans un sac » : le témoignage de la mère de Morgane, 19 ans aujourd’hui et qui se prostitue depuis l’âge de 13 ans

On compterait au moins 10 000 mineurs prostitués en France, un chiffre qui aurait doublé depuis 2016.

Dans les Hauts-­de­-France, professionnels et associations s’accordent pour dire que le phénomène explose.

Pour « aider les autres », une mère du Valenciennois, dont la fille a commencé à se prostituer à 13 ans, a accepté de raconter à quel point sa vie est devenue un enfer.

Lorsque sa fille s’est prostituée, elle n’avait que 13 ans. Depuis, la mère de Morgane (prénom d’emprunt) vit un véri­table enfer qui se poursuit toujours au­jourd’hui, six ans plus tard.

Très calme, très digne, elle a accepté de témoigner pour aider les autres parents.

« Je vis avec mon conjoint, je travaille et j’ai trois enfants. Les aînés vont bien, heu­reusement.

Morgane, c’est la plus jeune, elle a 19 ans et elle se prostitue depuis ses 13 ans. Six ans que ça dure…

Elle était sui­vie par la PJJ parce qu’elle avait accusé mon conjoint d’attouchements, ce qui s’est révélé faux.

C’est avec une élève du collège que tout a commencé, elle l’a suivie à la gare de Maubeuge. Il y en avait deux ou trois dans sa classe qui faisaient ça. »

À l’époque, elle vivait chez son père et multi­pliait les fugues. Un soir, elle n’est pas ren­trée.

L’éducateur de la PJJ est venu me voir avec une psychologue.

Ils m’ont annoncé que Morgane s’était échappée d’une cave où elle était enfermée, dans des tours à Maubeuge.

Elle était sur la route et c’est là que la police l’a ramassée. Vous imagi­nez ?

« À partir de là, ça ne s’est jamais arrêté. Ma fille a tout subi : on l’a enlevée, violée, séquestrée, on lui a brûlé les bras, elle a eu des coups de Taser dans les jambes, on l’a torturée, frappée…

Un proxénète l’a mena­cée de mort. On a fait circuler des vidéos d’elle lors de rapports sexuels, ils l’ont for­cée à prendre une douche pendant qu’ils la filmaient. Et les messages, je ne vous ra­conte pas.

Ils sont d’une violence, d’une vulgarité… C’est fou. Je l’ai même retrou­vée à Lille avec une surdose de cocaïne.

À Montpellier, elle a été embarquée dans une voiture parce que, soi­-disant, elle devait travailler pour payer ses dettes. On lui a aussi volé ses papiers. »

« Morgane est allée par tout en France. À chaque fois qu’elle revient à la maison, elle essaie de calmer le jeu.

Comme dit mon fils, il y a toujours une phase 1 où elle fait la v aisselle, le ménage, elle est calme.

Et puis arrive la phase 2 lors de laquelle elle se renferme et, là, on sait qu’elle va partir.

Qu’il y aura un message, un rendez­-vous et que ce sera fini.

Je n’ose plus sortir faire des courses avec elle parce qu’elle est connue dans le Valenciennois. Des photos d’elle circulent partout.

Il y a même des jeunes qui l’abordent pour savoir si elle est disponible alors que je suis là. C’est hor­rible.

Si on la voit comme ça, on pense juste que c’est une ado ordinaire, mis à part la tristesse sur son visage.

J’ai déjà eu un coup de fil d’hommes me demandant où était Morgane. On a déjà été braqués chez nous aussi par deux hommes cagou­lés qui sont venus la chercher.

Mon autre fille a changé son nom de famille parce qu’elle commençait à recevoir les mêmes propositions que sa sœur. »

LA SANTÉ DE MORGANE

« Lorsque je suis allée la voir en novembre, elle était normale.

C’est une jeune fille très jolie, très intelligente. Mais je l’ai déjà ré­cupérée squelettique avec 15 kilos en moins.

Heureusement, en général, elle se fait la cuisine et elle mange.

Dès qu’elle rentre à la maison, on v a faire des tests sanguins : elle a une MST qui revient.

Elle prend toutes sortes de drogues, du pro­toxyde d’azote aussi.

Je l’ai déjà amenée en clinique psychiatrique à Louvroil, en me disant qu’elle avait peut-­être un souci psy, que c’était peut-­être la solution.

Ils l’ont gardée neuf mois et elle a recommencé en sortant. Elle fait des crises de parano, des crises d’hystérie…

Quand elle a de l’argent, c’est la joie de vivre. Mais c’est une grande gamine, très instable.

Heureusement, elle n’est jamais tombée enceinte… »

DES PROCÈS

« Morgane, après une dispute, a croisé la voisine à l’arrêt de bus.

Elle aussi a profité de ma fille et l’a prostituée. Elle a pris 18 mois ferme.

Il y a quelques semaines, son proxénète, qui avait déjà été condam­né à trois ans et qui a continué à exercer son emprise sur elle depuis la prison en contactant son équipe, vient de reprendre six ans.

Je trouve que la justice n’est pas méchante avec ces gens­-là, pas assez.

Au­jourd’hui, la voisine se balade dans la rue, comme si de rien n’était. »

LES AIDES

« Morgane a été placée par l’Aide sociale à l’enfance mais elle se sauvait.

Et au final, elle revenait plus souvent chez moi que là où elle était placée.

Au fil du temps, plus aucun foyer n’a voulu l’accepter.

Avec l’éducateur, on a essayé le centre éducatif fermé mais elle fuguait, s’excusait et re­commençait.

La police ne m’a jamais vrai­ment aidée, j’ai eu souvent l’impression qu’ils étaient dépassés et même parfois bla­sés.

Cela dit, la gendarmerie d’Avesnes a été très bien. Et il y a eu une juge, à Lille, qui m’a vraiment écoutée en juin dernier.

Elle n’en revenait pas. Mais sinon, c’est l’association le Nid qui m’a vraiment ai­dée.

Ils lui ont trouvé un logement, ils m’ont trouvé un avocat… Sans eux, je n’y arriverais pas. »

LES CLIENTS

« Au commissariat, ils m’ont déjà montré les photos des clients.

À l’époque, sa proxé­nète avait 15 ans, presque comme elle, et elle avait déjà été condamnée.

Sur les pho­tos, il y en avait de tous les âges, des jeunes, des vieux, de tous les métiers, les classes sociales…

Les mineures, ça attire énormément. Et, avec les réseaux, ils la contactent très facilement.

Depuis, je re­garde les gens différemment. Ça a tout changé. »

LA RELATION AVEC SA FILLE

« Si elle a besoin, j’y vais. Si elle ne m’a pas, elle n’ a personne.

Mes proches me disent de laisser tomber mais ce n’est pas possible.

Parfois, je suis à bout, en colère et je ne réponds plus mais je reviens tou­jours.

Votre monde s’écroule, vous savez. Ma vie est devenue très compliquée à cause de tout ça.

Il faut le vivre pour com­prendre. Vous culpabilisez, vous vous dites que vous avez loupé quelque chose.

Elle ne va plus à l’école depuis ses 14 ans. Je me suis forgé une carapace mais c’est vrai­ment dur, on a l’impression que ça ne va jamais finir. »

Et aujourd’hui ? :

« Ma fille était enfermée avec deux autres jeunes filles dans un appartement.

L’une d’elles s’est sauvée en se jetant par la fe­nêtre. La police est intervenue.

Le proxé­nète a appelé ma fille qui lui a répondu.

Elle est sous contrôle judiciaire et mise en examen pour proxénétisme aggravé.

Elle doit signer au commissariat toutes les se­maines, elle ne peut donc pas rentrer.

Comme elle n’a pas d’argent – elle n’en a jamais, il lui brûle les doigts –, elle me dit qu’elle est obligée de continuer à “tra­vailler”.

Je n’ai qu’une peur, c’est qu’on me la ramène dans un sac. »

MORGANE TÉMOIGNE

Elle a un débit ultra­-rapide et une épaisse méfiance.

Ce n’est que parce que sa mère nous a accordé sa confiance qu’elle accepte de parler quelques minutes au téléphone de son parcours et de la prostitution qui s’est mise en travers de son chemin alors qu’elle n’avait que 13 ans.

« Quand j’ai commencé à travailler, j’avais 13 ans et demi.

J’ai rencontré quelqu’un à la gare, je le connaissais un peu, c’était un jeune.

On est allés dans une chambre… Enfin, je vous donne pas de détails.

J’étais partie de chez moi, il me logeait et moi je travaillais même si, en fait, je ne touchais pas un euro.

Cela se voyait que j’avais 13 ans, c’est évident mais les clients, ils s’en foutaient complète­ment.

Il y en avait de tous les âges. Ils vous laissent comme ça, à terre et ils partent.

Il y en a aucun qui m’a aidée. Ceux qui disent que c’est de l’argent facile, ce n’est pas vrai.

Tu te vois toute la journée avec des mecs que tu connais pas sur toi ?

Il ne faut pas se laisser avoir par ce que l’on raconte quand t’es ado.

Et il faut toujours faire attention sur qui on tombe.

Je suis en attente de procès et bloquée dans le Sud.

Je travaille toujours pendant ce temps, il faut bien que je gagne de l’argent.

Heureuse­ment, aujourd’hui, je m’organise seule, de mon côté…

J’aimerais bien arrêter mais c’est comme ça, je n’y arrive pas.

Je n’ai peut­-être plus vraiment envie qu’on m’aide.

Ma mère, elle, elle arrive à se faire aider parce qu’elle a envie que ça marche.

Quand je vois qu’il y a de plus en plus de jeunes qui tombent là-­dedans, la seule chose que je peux leur dire, c’est qu’il ne faut jamais commen­cer. »

QUELS SONT LES CHIFFRES ?

Selon le secteur associatif, il y aurait au moins 10 000 mineurs qui se prostitueraient en France.

Un chiffre repris par le gouvernement et qui au­rait au moins doublé depuis 2016. L’association Agir contre la prostitu­tion des enfants (ACPE) estime même qu’il y aurait 20 000 mineurs concernés.

Selon un rapport de l’OCRETH, l’augmentation de la pros­titution chez les mineurs est de 90 % entre 2019 et 2020. Mais, au global, cette réalité est peu documentée.

DANS LE NORD

S’il n’y a aucune donnée chiffrée dans le Nord, associations, magis­trats, PJJ et acteurs de la protection de l’enfance s’accordent pour dire qu’il y a de plus en plus de prostitu­tion chez les mineurs depuis cinq à six ans au niveau régional.

Le départe­ment du Pas­-de­-Calais n’a pas encore établi de données chiffrées mais des estimations existent pour le Nord.

Selon un rapport de l’Observatoire départemental de la protection de l’enfance, on comptait ainsi 147 mi­neurs dont sept garçons qui se prosti­tuaient entre 2019 et 2020.

Selon le travail de terrain de l’asso­ciation la Boussole, entre 2017 et 2020, 38 mineurs dont un garçon se prostituaient de manière avérée dans les Flandres maritimes.

Dans le Va­lenciennois, l’association en a comp­té 24 entre 2020 et 2023.

Dans l’Avesnois, une trentaine actuelle­ment.

Et dans le Dunkerquois, une trentaine de mineurs suivis par l’as­sociation sont sous mesures éduca­tives renforcées et 70 % d’entre eux se prostituent. Les autres 30 % font des fugues à répétition, se mettent en danger au niveau sexualité. L’asso­ciation compte établir un état des lieux dans le Douaisis et le Cambrésis prochainement.

PROSTITUTION DES MINEURS : LES DESSOUS D’UN SYSTÈME

Comment sont recrutés les adolescents ? Par qui ? Où va l’argent ? Quels sont les profils des jeunes ?

Alors que la prostitution des mineurs explose, nous avons interrogé des acteurs de terrain et des experts du sujet pour répondre aux multiples questions qui se posent sur ce fléau invisible.

Lors de l’audience solennelle de rentrée au tribunal de Valenciennes, la lutte contre la prostitution des mineurs a été définie comme priorité.

Suite à l’affaire de ces onze hommes jugés pour avoir eu des relations, tarifées ou non, avec une collé­gienne de 14 ans.

Mais pas seulement : le phénomène évolue à toute vitesse.

On parle, au niveau national, de chiffres qui ont doublé depuis 2016.

Ce qui a amené le gouvernement à évoquer « une augmenta­tion inquiétante » chez les mineurs le 2 mai lors de la présentation de son plan de lutte contre la prostitution.

Un premier plan, dé­jà, avait été lancé en 2021. Visiblement, il n’a pas suffi.

Dans le Nord et le Pas­-de­-Ca­lais, les associations comme l’AGSS (Asso­ciation de gestion des services spécialisés), Solfa, les magistrats mais aussi la Protec­tion judiciaire de la jeunesse des Hauts­-de­France et l’Aide sociale à l’enfance disent leur inquiétude face à ce fléau.

Majoritairement, ce sont de très jeunes filles, qui commencent à se prostituer vers 13, 14 ans, indique un rapport du Sénat de juin 2021.

Une donnée que confirme l’avo­cat Vincent Potié qui défend des victimes de prostitution pour le Nid depuis trente ans.

« Depuis cinq­-six ans, elles sont de plus en plus jeunes, elles n’ont parfois que 12 ans. »

Beaucoup sont issus de l’Aide sociale à l’en­fance.

Ce qui fait dire au militant Lyes Louf­fok que les profils ont changé : « Lorsque j’étais en foyer, la prostitution se limitait à l’établissement. Je voyais certains de mes ca­marades se prostituer pour des cigarettes.

Aujourd’hui, c’est aussi à l’extérieur. Tant que les conditions d’accueil des structures ne s’amélioreront pas, les enfants auront le ré­flexe de se mettre en danger. Cette sur-repré­sentation est le symptôme de dysfonctionne­ments plus généraux. »

Devenue référente départementale du sujet pour l’association la Boussole, qui dépend de l’AGSS et suit des mineurs prostitués à Dunkerque, Mathilde Morel précise :

« Ce sont avant tout des ados en galère qui ont souvent des parcours de vie compliqués. Mais pas que : il s’agit juste parfois de la période de l’adolescence avec toute la vulnérabilité que cela comporte, entre la baisse de l’estime de soi, le rapport au corps et à la sexualité qui bouge beaucoup et la quête identitaire. »

UNE RENCONTRE… ET TOUT BASCULE

À l’origine du basculement, tous nos inter­locuteurs, qu’ils soient parents, bénévoles ou professionnels disent qu’il y a souvent une rencontre.

« Cela peut être le petit co­pain, ou un autre élève », raconte Vincent Potié.

« Il va lui dire de ne pas s’inquiéter, qu’il reste à côté et elle ne va pas se rendre compte que c’est un piège. »

Même récit du côté de la Boussole.

« Ils vont s’enticher d’une personne qui n’est pas bienveillante », reprend Mathilde Morel.

« Lorsque c’est une simple rencontre, on ne les voit pas glisser et les parents sont démunis. »

Mais, évidem­ment, le contexte peut aussi jouer : « Il y a aussi des gamines en errance, en rupture qui se prostituent en échange de nourriture, d’argent pour pouvoir survivre. Elles vont aussi s’entraîner en groupe. Et il y a des proxénètes qui viennent les chercher directe­ment. »

Et, encore une fois, insiste la spécialiste, tous les parcours de vie ne sont pas compli­qués. « Nous avons quelques jeunes qui n’ont subi aucun traumatisme particulier et où il n’y a pas de rupture familiale en amont. »

Si­non, continue Mathilde Morel, les jeunes filles « font leur âge, elles ne sont pas plus maquillées que ça »

« Certaines ont leur ap­pareil dentaire et n’ont aucun artifice. Il y en a aussi qui sont enceintes et qui continuent de travailler. »

L’IMPORTANCE DES RÉSEAUX SOCIAUX

Comme l’a montré l’affaire de la collé­gienne de Valenciennes, les réseaux so­ciaux sont la base des échanges avec les clients.

« Certaines mettent en avant qu’elles sont escorts », explique Mathilde Morel.

« Elles passent par les circuits traditionnels comme Snapchat, TikTok ou Insta.

Mais il y a aussi Sexmodel ou Coco et, là, c’est un car­nage.

En trente secondes, vous avez une tren­taine de conversations ouvertes avec l’envoi de photos sexuelles et des types qui vous de­mandent si vous êtes escort et si vous êtes prêtes à gagner de l’argent rapidement.

Les profils cela peut être : homme 45 ans, Dun­kerque : « 100 € ça te dit ? ».

Et si vous allez regarder les profils de plus près, vous pouvez voir les photos d’une vie classique avec femme et enfants.

Il y a de tout. Une gamine qui a besoin d’argent, en quelques secondes, elle peut trouver quelqu’un.

Ensuite, cela se passe dans une voiture, un hôtel, un loge­ment privé ou un Airbnb. »

L’avocat Vincent Potié résume : « Il n’y a plus l’hu­miliation du trottoir comme c’était le cas, il y a encore dix ans. Tout est dématérialisé. »

SONT­-ELLES INDÉPENDANTES ?

« Déjà, il faut rappeler que le proxénétisme, c’est aussi bien assister la prostitution d’au­trui que de la contrainte, précise Mathilde Morel. »

« Certaines vont faire appel à des prestataires ou à des extérieurs pour les conduire et c’est déjà du proxénétisme.

Cela dit, l’attitude des proxénètes a changé.

Au­jourd’hui, ils viennent recueillir l’adhésion. Ils les achètent, les séduisent.

Au début, il n’y a pas forcément de contreparties.

Elles sont dans une telle recherche affective… Ils s’engouffrent dans cette faille­-là.

Et l’on trouve aussi bien des proxénètes de 17 ans que des quadragénaires insérés professionnel­lement. »

Pour Vincent Potié, les proxé­nètes sont souvent des jeunes qui « dédra­matisent »

« Ils font comme si ce n’était pas grave. C’est parfois juste un jeune qui n’es­saie pas de faire fortune et qui ne va pas prendre forcément grand­-chose s’il est jugé une première fois. »

Tous nos interlocu­teurs parlent d’ailleurs de la présence de micro­réseaux de deux ou trois per­sonnes.

QUI SONT LES CLIENTS ?

PJJ, ACPE, Nid, magistrats, familles ou jeunes prostitués… Tous nos interlocu­teurs assurent que les clients ont des pro­fils ordinaires.

« On a beaucoup de jeunes qui ont témoigné avoir reconnu des clients dans la vie quotidienne », complète Ma­thilde Morel.

POURQUOI LE PHÉNOMÈNE EXPLOSE ?

Pour Mathilde Morel, tout s’est accéléré avec le confinement : « Cela a accentué la marchandisation des corps avec le développe­ment des cam­boys et des cam­girls sur des sites comme OnlyFans ou MYM. »

L’avocat Vincent Potié pointe aussi l’évolution des représentations que les jeunes ont de la sexualité :

« Tout est présenté comme si ce n’était pas grave de se prostituer, comme si l’acte sexuel était banal. »

Le responsable régional de la PJJ, Frédéric Phaure, ajoute à ces éléments la surexposition à la pornopographie des ados et l’omniprésence des réseaux qui font que l’accès à la prostitu­tion juvénile est devenu facile pour les clients :

« Alors que pour nous, la présence des jeunes uniquement sur Internet fait que c’est plus compliqué de les repérer et de les aider. »

QUELS SONT LES PRIX, QUE DEVIENT L’ARGENT ?

« En général, c’est 50 € la fellation et 80 € la pénétration. Parfois, c’est un peu plus », explique Mathilde Morel.

Tous les témoi­gnages des familles rencontrées se croisent pour dire que l’argent ne dure ja­mais et qu’il leur brûle les doigts.

« Cela dépend totalement de si elles sont dans un ré­seau ou pas. Mais, dans tous les cas, il y en a très peu qui gardent de l’argent de côté.

Il est vite dépensé en téléphones, sacs, héberge­ment… », reprend la référente de la Bous­sole.

« Avec les proxénètes, elles gagnent de moins en moins d’argent.

Quand elles veulent s’émanciper, il y a des scènes très violentes.

Il y avait une jeune qui faisait des clients à la chaîne et s’était endettée à cause des stupéfiants qui étaient devenus payants, tout comme la chambre d’hôtel. Certaines ont une dizaine de clients dans la journée. »

LES MINEURES ONT­-ELLES TOUJOURS CONSCIENCE QUE C’EST DE LA PROSTITUTION ?

« Souvent, elles ne se décrivent pas comme prostituées », explique Mathilde Morel.

« Elles parlent de travail, de plans, de services d’escort. Il y a même une jeune qui se décrit comme une auto-entrepreneuse influenceuse.

Lorsque nous leur parlons de prostitution, soit elles ne se sentent pas concernées soit elles se disent que c’est sale.

Pour elles, elles vivent autre chose. Mais quand elles sont en phase “basse”, elles réalisent et aspirent à autre chose. »

Comme le raconte la réfé­rente, c’est, parfois, tellement violent pour les jeunes filles que quand elles se posent, « elles préfèrent retourner s’anesthé­sier à la prostitution ».

« Il y a même une jeune qui m’a expliqué :“Ma situation est tellement compliquée que j’y retourne par ce que quand j’y suis, je ne pense pas à autre chose.” »

QUELLES SONT LES CONSÉQUENCES ?

La liste est longue, expliquent tous nos in­terlocuteurs.

Il y a du stress post-­trauma­tique, des tentatives de suicide, de l’auto­mutilation.

Il suffit d’un mot, d’une ques­tion ou d’un bruit pour que le trauma­tisme ressurgisse.

Elles subissent des violences physiques et sexuelles.

Il y a des MST aussi et des recours à l’IVG ou des grossesses…

Il y a aussi souvent des consommations associées qui sont soit la cause de la prostitution soit la consé­quence avec des consommations d’alcool, de cocaïne, de cannabis, d’héroïne, de ca­chets, de protoxyde d’azote.

QUELS SIGNAUX DOIVENT ALERTER LES FAMILLES ?

Comme l’explique Mathilde Morel, 84 % des basculements ont lieu pendant un temps de fugue.

« Souvent, elles vont re­joindre quelqu’un. Il peut y avoir du décro­chage scolaire aussi, un usage intempestif des réseaux avec, souvent, deux téléphones et de la consommation de stupéfiants ou d’al­cool. Souvent, il y a trois ou quatre cligno­tants en même temps. »

Heureusement, continue l’experte, l’Édu­cation nationale interpelle beaucoup l’équipe de la Boussole, tout comme l’hô­pital de Dunkerque :

« Du coup, nous accé­dons aussi à des situations précoces. Rien que pour le Dunkerquois, nous avons des si­gnalements tous les quinze jours. C’est un public qui n’est pas
forcément connu de la protection de l’enfance. Il y a aussi bien des jeunes en ville qu’à la campagne. »

« J’étais une bête de foire qu’on filmait » :Le récit d’une jeune fille qui s’est prostituée à 15 ans

Alors qu’elle augmente à une vitesse folle, la prostitution fait des ravages chez les mineurs. Mais, après une descente aux enfers, certains s’en sortent. Rencontre avec Clara*, qui a aujourd’hui 18 ans et qui s’est prostituée dans le Maubeugeois, à 15 ans.

Traits fins et joues encore rondes, elle a une bouille d’ado.

Avec cette coiffure qu’elles ont toutes en ce moment : cheveux longs plaqués en ar­rière, une mèche laissée libre de chaque côté.

Lorsqu’elle parle à son frère plus jeune, Clara a un rire dans la voix, avec une petite fêlure sur la fin.

Peut­-être parce qu’elle fume trop.

Elle parle facile­ment de son travail en alternance, de l’appartement  qu’elle vient de trouver dans le Maubeugeois, de son copain, de sa mère, de la musique, la danse…

Mais il faudra de nombreux rendez­-vous reportés pour que la jeune fille de 18 ans raconte la prostitution. Pourtant, elle rabâche qu’il faut qu’elle témoigne, pour montrer qu’on peut s’en sortir.

Et puis, un soir, elle lâche tout, calmement, avec des dé­tails déchirants.

C’était l’été, elle avait 16 ans.

« Enfin, il faut que je vous dise, j’ai été agressée sexuellement par le conjoint de ma mère quand j’avais 8 ans.

Il y a eu la police, la confrontation.

Heureusement, le juge a suivi… J’ai eu beaucoup de problèmes après. »

Une vague amie du lycée, Leïla, lui propose de venir fêter ses 18 ans avec deux amis à elle qui devaient a voir dans les 23 ans.

« Sur le trajet, Nassim faisait des ballons, l’autre, Nico, était gentil.

Ils m’ont emmenée dans une maison totale­ment vide à Solre­-le­-Château avec, juste, un canapé et une table.

Ils m’ont fait fu­mer du cannabis.

Avant de m’emmener là, Leïla n’arrêtait pas de me parler des super fringues qu’elle s’achetait, du fait qu’elle était super contente…

Nassim m’a appelée dans la chambre et m’a demandé si je vou­lais les mêmes avantages que Leïla.

J’ai ac­cepté, je n’ ai pas du tout été contrainte. »

Pendant deux jours, les trois majeurs prennent Clara en photo, la filment pour l’annonce qu’ils v ont passer, lui filent de la drogue « pour l’amadouer ».

« J’ai dû avoir un acte sexuel avec le proxé­nète, puisque maintenant je l’appelle comme ça, pour savoir combien je valais. »

Son profil est créé sur « un site d’escort ».

Les messages des clients affluent. Le trio loue un Airbnb au­-dessus d’un com­merce dans la banlieue de Maubeuge :

« Ils m’ont donné 1 gramme de cocaïne par jour, c’est énorme. Quand il y avait un client, je n’étais pas seule. Leïla se cachait dans la pièce. Tous les trois me filmaient à mon insu, ça les amusait. ».

Ce sont eux qui négocient avec le client, sans la mettre au courant.

Elle a cinq clients la journée et parfois trois la nuit. Elle prend des douches à chaque fois.

« Il y avait des lubrifiants, des préservatifs, des lingettes. Qu’est­-ce que j’ai eu mal…

C’était jus­qu’à 5 h du matin. Je ne dormais pas à cause de la coke. J’ai refusé les plus de 50 ans mais sinon il y avait de tout.

Le plus jeune avait 21 ans. Ceux qui étaient gentils, c’était pour gratter quelque chose.

Tous ceux que j’ai rencontrés, c’était le mal.

Ils s’en foutaient que je sois mineure.

J’ai été frappée plus d’une fois, j’étais comme un mor­ceau de viande.

La nuit, il y en a qui s’amusaient à me raconter leur vie… J’étais devenue une bête de foire qu’on filme. »

Son proxénète la viole aussi :

« J’ai réalisé tard que je n’avais pas à lui dire oui. Je ne me rappelle même plus mes rap­ports avec lui. »

Le premier jour, elle touche 800 €. « J’étais euphorique ! Mais a près, ils ont tout gardé. Le client me donnait l’argent et je le donnais à Leï­la. »

Un jour, Clara appelle une amie pour lui proposer de la rejoindre :

« Oui, j’ai fait ça, je l’avoue. Je me disais que si elle arrivait, ça me protégerait un peu. »

Son amie alerte sa mère, qui vient la cher­cher.

« Elle a ouvert la porte et elle m’a dit : “Tu dégages !” » On est parties en Bretagne. Ils ne m’ont pas cherchée. »

Elle porte plainte au commissariat, dresse des portraits­-robots, raconte tout.

« Il ne s’est toujours rien passé. Un jour avec ma mère, j’ai croisé Leïla chez Au­chan. Comme si de rien n’était. »

Son retour au lycée se passe mal. Elle menace un prof, se fait exclure.

« Mais j’ai tenu bon. Grâce à ma mère et parce que je ne veux pas être celle de la famille dont on parle pas parce qu’on est gênés.

Je vois une psy. Je ne peux plus avoir d’or­gasme, j’ai mal à chaque rapport sexuel mais j’ai de l’espoir.

Il y a trois autres filles de mon collège qui ont commencé aussi à se prostituer à cause de Leïla.

Je ne sais pas si elles continuent. »

Les parents de Nina, prostituée à 15 ans : « Elle a compris qu’elle allait finir séquestrée dans une cave »

Alors que la prostitution juvénile explose au niveau national et régional, certaines mineures parviennent à sortir de cet enfer.

Comme Nina*, qui s’est prostituée à 15 ans et qui a fini par s’en sortir, comme le racontent ses parents, avec émotion et dignité.

Ce sont eux qui ont fixé le lieu. Tout comme ils ont précisé les conditions pour que leur anonymat soit garanti.

Ils s’assoient côte à côte, souriant gentiment, avec une dignité bou­leversante.

Ils veulent raconter leur histoire pour montrer que la prostitution juvénile peut tou­cher tous les milieux et pour aider d’autres familles.

Ils ont vécu l’enfer, se sont sentis seuls face à des institutions parfois sourdes et aveugles, ils ont été terrifiés à l’idée que leur fille, qui s’est pros­tituée à 15 ans ne s’en sorte pas :

« Heureusement, qu’elle a eu un instinct de survie, qu’elle a caché ce téléphone. »

Lorsqu’elle est au collège, Nina cumule bonnes notes dans son collège privé et performances sportives.

Pour protéger ses pa­rents, elle ne leur parle pas du harcèlement qu’elle subit.

« Cela démarre souvent comme ça », sou­pire le père.

« Elle s’est créé un personnage sur les réseaux, plus âgé et elle a commencé à sortir dans des bars à Lille, sans nous le dire.

Il a fallu financer son train de vie et les gens ont vite compris qu’elle n’était pas ce qu’elle préten­dait. »

DROGUES DURES ET HÔTELS

Nina commence à fumer des joints, puis on l’initie à la drogue dure.

« Dans 90 % des cas, c’est une autre prostituée qui met la prosti­tuée mineure au travail. C’est ce qui lui est arrivé. »

Ses mains posées sur la table, la mère complète :

« Il y a la prostitution alimentaire, vitale et celle du par­cours de Nina, qui, malheureuse­ment, se développe.

On parle d’escor­ting mais, nous, on ne voit pas la dif­férence.

Elle a eu des hommes au­tour d’elle pour le transport, la sécurité…

Elle s’est surtout retrou­vée dans des villes moyennes comme Amiens ou Saint­-Quentin, toujours dans les mêmes hôtels. »

Nina, à l’époque, se raconte qu’elle est es­cort haut de gamme, qu’elle choi­sit ses clients, qu’elle contrôle sa vie.

Ses rendez­-vous sont parfois dans des hôtels de luxe à Paris.

« Les spécialistes de l’escorting s’échangent les filles. Leurs clients sont plutôt des hommes âgés. »

Pour 2 000 € la nuit.

Avec 3 grammes de cocaïne par jour, Nina commence à perdre pied.

« Cela se voyait trop qu’elle se dro­guait, la descente a commencé. »

Un jour, Nina qui a désormais 16 ans, envoie un SMS, grâce à un téléphone caché, à ses parents pour dire qu’elle est séquestrée dans un hôtel près de Reims et qu’elle a peur.

« Elle a compris que soit elle allait faire une overdose soit elle allait finir séquestrée dans une cave.

Je suis partie la chercher à 3 h du matin.

J’ai eu peur d’arriver trop tard. J’ai appelé la police, ils sont al­lés la récupérer. »

Tous deux in­sistent sur cette bonne réaction parce que, globalement, l’institu­tion ne les a pas aidés.

« La juge, la police et même la protection de l’enfance ne croyaient pas qu’il n’y avait pas de problème dans notre fa­mille.

Il y a eu beaucoup de suspi­cion. Notre statut de petits bour­geois de province a joué contre nous.

Lorsque nous avons été reçus par le ministre Adrien Taquet pour notre livre, il s’est excusé au nom de la justice française. »

Nina suit une cure de désintoxication, s’en sort.

Aujourd’hui, à 21 ans, elle tra­vaille, compte reprendre des études, a un projet professionnel.

« Heureusement, nous avons été très entourés par notre famille et nos amis.

On a dû se débrouiller sans ap­pui de l’institution pour sa cure, son retour au lycée…

Il y a eu une énorme prise en charge psycholo­gique aussi. Elle a subi le même traumatisme qu’un enfant qui a vé­cu la guerre, nous a dit le psy. »

Ni­na et ses parents décident d’écrire leur témoignage :

« Même si aujourd’hui, notre fille ne veut plus témoigner. »

Ils sont persuadés que, cinq ans plus tard, la prise en charge s’est un peu améliorée.

« Aujourd’hui, les parents sont sûrement mieux re­çus que nous ne l’avons été. »

En re­vanche, ils trouvent que, au vu de l’explosion du nombre de mi­neurs qui se prostituent, la ré­ponse ne va pas assez vite.

« Les politiques publiques ont encore trop de retard, même si on a aussi croisé des gens formidables qui se battent.

Ce que l’on peut dire aux parents concernés, c’est qu’il ne faut jamais couper le lien avec leur en­fant.

On a continué à envoyer des textos à Nina tous les deux, trois jours. On a maintenu notre amour et ça a payé, elle a pu sortir de cet en­fer. »

Les identités sont des prénoms et noms d’em­prunt.

AIDE ET ÉCOUTE

Le 119 est le numéro d’appel gratuit pour l’en­fance en danger, ouvert 24h/ 24 et 7j/7.

Plusieurs guides pra­tiques, à destination des professionnels et des pa­rents, ont été publiés par l’ACPE (Agir contre la prostitution des enfants) et sont accessibles sur le site de l’association. Point écoute association La Boussole pour le Nord : 07 57 76 46 58

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