France et Belgique | La soif de justice des adoptés illégaux

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Une nébuleuse d’irrégularités
Les cas d’adoption illégale, déjà documentés à l’international, ont aussi existé en France, entre les années 1950 et 1980. Des enfants nés sous X frauduleusement, ou ayant la preuve d’anomalies dans leurs dossiers, réclament que la lumière soit faite sur ce qu’ils dénoncent comme un système.

Le tocsin a sonné à 9 heures, vendredi, sur la page d’un groupe Facebook aux 2 100 membres. « Urgence », alertent les administrateurs du Collectif des nés sous X d’ici et d’ailleurs : le 15 mars, la Famille adoptive française (FAF), une association pionnière de l’adoption d’enfants en France puis à l’international, sera dissoute, soixante-dix-neuf ans après sa création.

Il y aurait péril pour quelque 8 000 dossiers enfermés dans les armoires de la FAF, contenant l’histoire de l’organisme depuis 1946 et celle des Nids de Paris, une autre structure qui a fusionné avec la première en 2010. Les anciens enfants adoptés, dont une partie s’interroge sur leur parcours taché de biffures, de trous noirs, d’anomalies, pourraient se retrouver à jamais sans réponse.

Damien O’Neill, le président de la FAF, assure que « tous les dossiers seront transmis, comme le veut la loi, aux archives de Paris » :

« Nous transmettons déjà les dossiers individuels quand nous devons le faire. Le but n’est pas de détruire quoi que ce soit. »

« On a tout entendu pour justifier que des pièces disparaissent »

Érik Pilardeau, le cofondateur du Collectif des X, n’y croit pas une seconde.

« Il y a la déchiqueteuse, les rats, le bol de chocolat renversé, les inondations… On a tout entendu pour justifier que des pièces disparaissent ou sont illisibles. Il est plus que temps que quelqu’un d’objectif fasse un état des lieux de ce qui existe dans ces armoires. Il faut une enquête administrative. »

Sa crainte : la disparition des preuves d’irrégularités dans les adoptions, voire de trafics d’enfants.

Ainsi Inès Chatin, membre du collectif, dont le calvaire de fillette abusée par le réseau pédocriminel « de la rue du Bac » a été révélé par une enquête glaçante du journal « Libération », avait été adoptée via la FAF.

Le doute dépasse cette seule association. Bien d’autres structures pourraient avoir servi d’intermédiaire à des adoptions illégales, commises dans le but de fournir à des familles dites respectables, des bébés nés de mères vulnérables, car « filles-mères », indigentes ou étrangères.

Certains de ces adoptés, « en recherche » comme ils se nomment, ont fait feu de toutes les avancées technologiques dans leur quête des origines.

Les forums et sites de généalogie, aux commencements d’Internet ; les tests génétiques aujourd’hui, illégaux en France mais à portée de smartphone via des laboratoires étrangers.

Pierre-Yves Gaudier, retraité de Saint-Maclou et père de trois enfants, a confirmé sur MyHeritage ce qu’il soupçonnait enfant, quand, sur la plage en Espagne, pendant les grandes vacances, il se découvrait des ressemblances avec les Belges et les Hollandais des serviettes d’à côté, bien davantage qu’avec sa mère aux cheveux noirs.

L’acte de naissance, qui le déclare né de M. et Mme Gaudier, est un faux.

« Je ne supporte plus de porter ce nom », confie cet homme meurtri, qui doit déployer des trésors de courage pour raconter son histoire sans s’écrouler en larmes.

Sa mère biologique, qu’il a retrouvée, était belge. Elle a donné naissance, sous X, en France à son garçon issu d’une relation avec son beau-frère.

Le bébé a été confié, hors de toute procédure légale, à la nièce de l’obstétricien qui l’avait accouchée, un chef de clinique lillois.

En Belgique, les jeunes mères à la merci des structures catholiques .

Les histoires comme celles de Pierre-Yves forment plus qu’un simple chapelet de cas isolés, souligne l’historien de l’université d’Angers Yves Denéchère, qui travaille au lancement avec le CNRS d’un vaste projet de recherche sur le sujet, impliquant une dizaine de chercheurs.

Le sujet recouvre « une nébuleuse d’irrégularités, qui vont du délit au crime, quand on parle d’achat ou de substitution d’enfants par exemple.

À partir du moment où il y a un doute sur le consentement de la mère, notamment, il y a pratique illicite », expose l’enseignant.

En Belgique, le tabou a sauté en décembre 2023, quand la députée flamande Yingvild Ingels a éclaté en sanglots au perchoir, en parlant de sa naissance sous X. Quelques semaines plus tôt, un podcast d’investigation, « Kinderen van der Ker » ( « les enfants de l’Église »), révélait que pendant des décennies, des jeunes femmes ont été contraintes d’abandonner leurs bébés par des structures et associations catholiques : 30 000 enfants, nés entre les années 1950 et 1980, seraient concernés.

L’Œuvre Thérèse-Wante, basée à Anvers, organisait le séjour de ces filles-mères dans des cliniques du Nord, à Dunkerque et Malo-les-Bains, ou Villers-Semeuse, dans les Ardennes. Elles accouchaient sous X.

Les couffins, à l’arrière des voitures, traversaient clandestinement la frontière. Après coup, un jugement de tutelle signé en France confiait la garde des nourrissons à l’Œuvre Thérèse-Wante, puis l’adoption était formalisée outre-Quiévrain.

« Jamais on ne va s’occuper de cette affaire, c’est trop gros »

Cofondateur d’un collectif des Enfants nés sous X via Wante, Christophe de Neuville, journaliste à la RTBF, a porté plainte le 21 août 2024 devant la police belge pour adoptions illégales, faux en écriture ou encore non-respect des lois françaises concernant l’accouchement sous X.

Côté français, aucune enquête judiciaire n’a encore suivi.

« On a tout. Les noms des notaires, des juges qui ont participé à cela. Maintenant qu’est-ce qu’on fait avec ça ? » s’interroge le reporter, qui lutte de toutes ses forces contre le découragement.

En aparté, après son dépôt de plainte à Bruxelles, un policier lui a glissé :

« Jamais on ne va s’occuper de cette affaire, c’est trop gros. »

D’autres avant lui ont dénoncé le scandale. En témoigne ce courrier du médiateur de la République, daté du 24 mai 2000, et adressé à une plaignante belge, née sous X sur la Côte d’Opale.

Le courrier révèle, après enquête administrative, qu’une centaine de dossiers de même nature ont été découverts, rien qu’à Dunkerque.

« Cette filière dite du tribunal d’instance de Dunkerque a cessé ses activités en 1983 à la suite d’une demande d’explication adressée à l’association de Mme Wante », ajoute la missive.

Aucune suite judiciaire ne sera donnée à ce constat.

Le long combat de Rozenn, bébé volé à Paris

En France, Rozenn Monereau, née le 17 mars 1960 à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) à Paris, est l’une des rares, peut-être la seule, à avoir obtenu la reconnaissance par un tribunal qu’elle fut un bébé volé.

Sa mère biologique, éloignée d’elle juste après son accouchement pour soigner une maladie pulmonaire, a tenté pendant des années de retrouver sa garde.

Mais Rozenn avait frauduleusement été déclarée née sous X et placée, avec la complicité d’une religieuse, entre les mains d’une femme en mal d’enfants, greffière à la Cour de cassation et cheftaine dans un mouvement de jeunesse catholique.

Le mal-être a enflé avec les années. Adulte, Rozenn a sacrifié ses économies et sa santé dans dix ans de parcours judiciaire, couronnés de trois victoires au pénal, au civil, devant la justice administrative, pour faire reconnaître la vérité. La Pitié-Salpêtrière (AP-HP) a été condamnée sans que d’autres cas de trafic soient recherchés.

« L’accouchement sous X a permis beaucoup, pour ceux qui en avaient les moyens », résume-t-elle. Assise, le dos droit, dans sa boutique de couture d’Alfortville (Val-de-Marne), un royaume de dentelles et de layette en tricot, elle appelle à un « MeToo des bébés volés » : « Il y a une boîte de Pandore à ouvrir. »

Plusieurs collectifs et associations d’enfants nés sous X réclament, comme elle, l’ouverture d’une enquête parlementaire. Pierre-Yves Gaudier l’appelle aussi de ses vœux, sans trop y croire. Le préjudice subi, pense-t-il, est de toute façon irréparable.

Maria-Pia Briffaut a porté plainte contre l’hôpital lillois qui a refusé de transmettre son dossier d’adoption, sous un prétexte qui s’est révélé faux.

Six lignes, formule de politesse comprise. Le 8 décembre 2000, le directeur de l’hôpital Jeanne-de-Flandre, à Lille (Nord), éconduit Maria-Pia Briffaut par une lettre dactylographiée.

Son dossier de naissance en date du 14 janvier 1955, conservé dans les archives de l’établissement, aurait été détruit, comme d’autres « documents sinistrés et inexploitables de cette époque ».

Fermez le ban. La recherche des origines devrait donc s’arrêter là pour cette bibliothécaire partie reconstituer le puzzle de sa vie, comme tant d’autres, après la mort de ses parents adoptifs.

Depuis cet épisode, celle qui est devenue présidente de l’Association pour le droit aux origines des nés sous X (Adonx) et autrice de plusieurs livres sur le sujet (notamment « les Fantines », Éd. Maïa, 155 p., 19 euros), a découvert que son dossier en réalité n’avait pas disparu. Elle a pu le consulter en 2011.

Pendant des années, en parallèle de ses propres démarches, sa mère de naissance et ses demi-frères et sœurs ont tenté de retrouver sa trace. Maria-Pia a renoué avec sa famille naturelle trop tard. Sa mère était décédée six mois plus tôt.

En 2019, elle a déposé une plainte avec constitution de partie civile pour faux en écriture publique. L’instruction, qui a longtemps végété au tribunal de Lille, devrait se clôturer prochainement.

Le troublant docteur P.

« Nous faisons l’hypothèse que le refus de délivrer une copie de ce dossier peut être lié à une volonté de dissimuler des éléments. Maria-Pia a deux actes de naissance, dont l’un a été établi huit ans après sa naissance, et par des déclarants différents. Il y a d’autres anomalies dans son dossier. Est-ce une coïncidence ? » questionne Me Pauline Loirat, son avocate.

Le CHU de Lille, sollicité, n’a pas pu être joint.

Derrière la bataille juridique se cache une douleur intime :

« Ma mère, Teresa (le prénom a été changé) n’a jamais voulu m’abandonner, elle l’a toujours dit », assure Maria-Pia.

Sa famille, des immigrés d’origine Italienne, très conservateurs, soupçonnaient que son bébé à naître était le fruit d’un adultère.

Alors qu’elle a accouché chez elle de ses fils aînés, Teresa est dirigée vers une maison maternelle, puis donne naissance au nouveau-né à l’hôpital de la Charité de Lille, où officie le docteur P., un obstétricien de renom, décédé il y a plus de vingt ans. Son nom figure dans d’autres recherches d’enfants nés sous X ou soupçonnant une adoption frauduleuse.

Ainsi de Pierre-Yves Gaudier, dont la mère biologique, belge, a accouché sous X en France.

Il a été adopté… par la propre nièce du docteur P., avec un acte de naissance falsifié.

« Quand je posais des questions, on me disait : C’est tonton qui t’a mis au monde ! Et lui se retranchait derrière le secret professionnel », confie le retraité.

« Il leur manquait l’enfant, ils ont fait marcher le réseau »

Ainsi également d’Anne Bocquet, née le 30 mars 1966 à la maternité Roger-Salengro, d’une mère qui souhaitait abandonner son enfant. Elle en a eu la confirmation.

Mais sa stupeur sera de découvrir que la directrice de la maison maternelle où avait été admise sa génitrice, à Lambersart, connaissait ses parents adoptifs, et avait même assisté à son baptême… « Mes parents venaient de la bonne bourgeoisie de Saint-Omer, ils avaient tout, la belle maison, la bonne situation, le chat et le chien, analyse-t-elle. Il leur manquait l’enfant.

Ils ont fait marcher le réseau.

Anne Bocquet réfléchit à saisir la justice administrative, pour faire reconnaître les zones d’ombre qui entourent son histoire.

Maria-Pia Briffaut, espère, au-delà de son cas propre, une prise de conscience de « l’exploitation de femmes vulnérables », qu’ont permis les acteurs de l’adoption, à l’étranger et en France, pendant des décennies.»

 

 

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